• Aucun résultat trouvé

Introduire Le Caire par le sensible

3.2 Le bruit récurrent / ubiquité

3.2.3 Les crieurs de rue

3.2.3.1 Les vendeurs ambulants « Ba’a Moutagwleen »

Dans ce système de vente, le marchand déambule au sein du quartier. Il répète le nom de ses produits à voix haute et d’une façon articulée comme s’il chantait, signalant ainsi sa présence. Ces vendeurs ambulants choisissent des rues où le calme domine pour avoir le meilleur arrière- fond pour l’émergence de leur voix (Fig. 3-11 et 12). Si quelqu’un est intéressé par un produit, il

appelle le marchand depuis sa fenêtre. Un exemple en est donné dans le ilm Oum Ratiba 6 , du

nom d’une jeune ille qui habite un quartier populaire du Caire. En effet, le cinéma et les romans s’appuient souvent sur des scènes de vendeurs ambulants pour caractériser les quartiers popu- laires du Caire. La scène ci-dessous montre comment le processus d’achat (appel, demande, négociation des prix, échange des produits et de l’argent) fait partie de la quotidienneté sonore de la rue dans ces quartiers (Fig. 3-13). Sur la dernière photo, on voit le panier, moyen de trans- mission des produits et de l’argent entre le vendeur et son client.

6Oum Ratiba, ilm réalisé en 1959 par Alsayyed Bedaire d’après le livre de l’écrivain Youssef al-Seba’éi publié en 1951. La

scène relatée est au début du ilm.

´ ˇ clˇmentines, fleurs de jardins ˇ ´ يفسويÊايÊنيانجلاÊدرو ˇ ´ ˇ tomates, les folles ˇ1 ´ ةطوقÊايÊهنونجم ˇ

´ ˇ patates douces, trˇs sucrˇes dans le four ˇ ´اطاطبÊايÊنرفلاÊرانÊيفÊيوأÊةلسعم ˇ

Fig. 3-11 : Les crieurs publics des rues. Ces photos ont été prises à Choubrah, l’un des quartiers populaires du Caire. (Crédit : Noha SAID)

- Vendeur ambulant : « ô patates douces, très sucrées dans le four » - Oum Ratiba : « Combien coûte le weqqah7 de patates douces ? » - Vendeur Ambulant : « Trois piastres »

- Oum Ratiba : « Un ta’arifa (cinq mallîm « millièmes »), c’est bien ? » - Vendeur Ambulant : « Pourquoi ? Est-ce que nous les volons ? - Oum Ratiba : « Ce n’est pas possible de me les vendre pour trois piastres ! Donnez-moi un waqqah pour 5 mallîms… Soyez généreux et mettez une patate de plus ! Avant, on achetait un kilo de patates douces pour 3 mallîms !

- Vendeur Ambulant : « C’était au temps d’Ahmed Ourabi ! » (vers 1880)

- Oum Ratiba : « Taisez-vous ! »

- Vendeur Ambulant : « Donnez-moi l’argent ! » - Oum Ratiba : « Le voilà votre argent ! »

7 weqqah : unité de poids utilisée au cours de la première moitié du XXe siècle, égale à environ 1250 grammes.

Fig. 3-13 : Une scène du ilm « Oum Ratiba » (1959) qui montre le processus d’achat des vendeurs ambulants. Fig. 3-12 : Les crieurs des rues pour les fruits. (Crédit : Noha SAID)

Ce type de commerce est basé sur la coniance entre le vendeur et le client, puisque le premier choisit et pèse pour le deuxième. Cette coniance est une condition essentielle de la bonne marche des affaires du vendeur. Chaque crieur a sa « chanson » avec un rythme et des mots typiques liés à ses marchandises. En plus de la voix du vendeur, la vente de certains produits est annoncée avec des instruments de musique orientale tels que le tambour, les casta- gnettes ou le siflet. Les habitants identiient le passage de certains vendeurs grâce à ces micro- pièces musicales composées par le marchand lui-même. Par exemple, le vendeur de boisson à la réglisse (Fig. 3-14) utilise des castagnettes produisant un son métallique rythmé. Les jours de grande chaleur, ce son accompagne une chanson bien connue des Cairotes :

De même, le son d’un siflet indique le passage du marchand de barbe à papa (Fig. 3-15) ; la frappe d’une surface métallique signiie le passage du marchand de bouteilles de gaz. Certains marchands, qui achètent les rebuts « Khorda» dont les gens veulent se débarrasser, sont plus bruyants car ils utilisent des voitures et des microphones pour crier : « Beekia, Beekia ». Le mot Beeka, d’origine italienne « Roba Vecchia », veut dire « old stuff », les « vieilleries ». Ce mot a

été égyptianisé et est devenu beekia avec la même signiication.

Du point de vue de l’histoire sensible, les crieurs de la rue apparaissent toujours dans toutes sortes de documents qui représentent la ville, la peinture, la photographie. S’il reste quelques métiers comme ceux des vendeurs de réglisse, vendeurs de patates douces, vendeurs de simit (du pain turc), de lupin, maïs grillé, etc., ces marchands se trouvent aujourd’hui dans les mêmes postures et avec les mêmes équipements, comme le montrent les photos suivantes. Malgré la persistance de ce phénomène sonore, l’étude historique des crieurs de la rue montre plus de variétés dans les produits ou les métiers des vendeurs de la rue (de tissu, etc.)

L’un des métiers qui a pris une ampleur très importante dans le passé est al-sakka. Comme nous l’avons déjà montré le nom d’un métier est dérivé du type de métier ; al-saka en arabe vient du verbe yâsk c’est-à-dire « faire boire », et al-sakka est la personne qui fait boire les gens. Le fait de donner à boire a une longue histoire dans les pratiques de la rue. Dans l’islam, faire boire les gens est l’une des pratiques qui permet de récompenser, grâce au dieu, les hommes et les animaux. Cet acte est devenu un dispositif architectural qui déinit l’architecture mamlouk et ottomane pendant le Moyen-Âge, et ce dispositif s’appelle « sabîl » et fait partie des koutabs « les écoles qui apprennent les corans aux enfants ». Ces bâtiments sont construits dans un but de charité pour aider les pauvres. Les sabîl prennent la forme d’une fontaine d’eau composée de deux parties : l’une pour faire boire les êtres humains, et l’autre pour les animaux.

Après cette histoire glorieuse, faire boire est devenu un métier dans lequel les hommes remplacent ces dispositifs architecturaux. Ils vont au Nil ou bien vers les canaux pour remplir un sac fabriqué avec de la peau de chèvre. Puis ils passent dans les rues en portant le sac sur le

Fig. 3-14 : Le vendeur de réglisse dans son costume traditionnel (à droite), castagnettes en cuivre (à gauche). (Crédit : Noha SAID)

Fig. 3-15 : Le vendeur de barbe à papa et le siflet utilisé pour produire le son. (Crédit : Noha SAID)

dos. Ce métier a presque disparu avec les nouvelles infrastructures distribuant de l’eau dans les bâtiments. Mais selon la parole habitante au Caire Fatimide, al-sakka apparaît dans le quartier pendant les fêtes, et l’eau a la saveur de la menthe parce que al-sâkka ajoute de la mente fraîche pour que le corps soit rafraîchi.

« Ô réglisse, bienfaisante et fraîche … » « Ô assoiffé … bois et jouis... »

Ce phénomène sonore exige une coniguration spatiale, ambiante et temporelle, pour que ce phénomène prenne place. Sur le plan spatial, le phénomène demande une échelle intime où les rues étroites assurent un arrière-fond sonore de calme qui permet l’émergence des voix de ces crieurs. Sur le plan temporel, chacun de ces crieurs a son rythme dans l’apparition de l’espace public. Les vendeurs ambulants suivent des cycles temporels. Certains métiers tels que celui des vendeurs de boisson apparaissent plus l’été, d’autres pendant le ramadan. Au il de la journée, le passage des vendeurs ambulants suit aussi le rythme du temps et des besoins, au petit matin se manifestent les vendeurs de lait et de journaux, en matinée les vendeurs de légumes et de fruits, etc.

Dans les quartiers populaires, il y a également le mariage, les condoléances au sein de la rue qui est un espace public très social et bien partagé par les habitants. Ces événements bien précis sont à partager, car ils font partie des droits de la communauté. Ce partage émotionnel dans ces moments importants dans la vie d’une famille est un droit de voisinage déini selon les règles sociales. L’un des sons qui marque un partage sonore est le son des yoyos et les cris. Les yoyos sont une annonce des bonnes nouvelles. Et les cris ou « al-newah » sont une annonce des mauvaises nouvelles. Nous allons détailler ces événements dans le chapitre de Choubrah, au moment où nous parlerons des tentes comme d’un dispositif architectural dans lequel ces événements prennent place.

Fig. 3-16 : Les vendeurs ambulants utilisent ses voix pour annoncer leur arrivée et vendre leurs pro- duits. (Cultrnat, 2011) et URL : et http://gallica.bnf.fr/Search?ArianeWireIndex=index&p=1&lang=FR&f_ typedoc=images&q=le+caire&x=-743&y=-73

Fig. 3-17 : D’autres exemples des vendeurs ambulants dans Le Caire ancien. (Cultrnat, 2011) et URL : https:// www.Ahl.Misr.Zamaaan/photos_stream