• Aucun résultat trouvé

Le quatrième est la pensée relative

1.3 Hypothèse : l’ambiance comme enregistreur du temps long

1.3.3 La trace sensible : la réapparition du passé

En effet, l’étymologie et l’histoire du mot « trace » dans la langue française sont appa- rues avec l’introduction de ce terme en 1120, déini comme l’empreinte matérielle ou la suite des empreintes laissées par le passage d’un homme ou d’un animal, ou d’un véhicule. C’est au

13e siècle que la notion de trace prend une deuxième dimension. Elle a été déinie comme «

l’impression qui reste de quelque chose », puis « ce qui subsiste du passé » vers 1538. La trace devient dans cette perspective la marque psychique d’un événement ou d’une situation par laquelle elle entre dans la problématique de la mémoire, ce qui constitue la deuxième dimen- sion (Le nouveau Petit Robert, 2010, p. 2590). Ayant un caractère ferme face au temps long, la trace en termes de palimpseste déinit la persistance.

Par contre, l’oubli signiie l’acte d’effacement en termes de palimpseste. L’oubli chez Freud selon Marot signiie : « une destruction de la trace mémorielle, donc un anéantissement» (Marot, 2010, p.38). Dans notre perspective, nous ne travaillons pas sur l’oubli mais sur ce qui en quelque sorte lui survit. Il importe de souligner que l’oubli peut être dans la forme, c’est-à-

dire l’effacement d’un dispositif architectural ou urbain du contexte. Par contre il reste dans la mémoire des gens. Nous pouvons noter plusieurs exemples comme certains arbres ou bien une ligne de tramway qui n’existent plus dans l’environnement urbain, qui pourtant subsistent dans la mémoire des gens.

En effet, les traces dans notre travail servent comme un outil ou une clé par laquelle nous allons creuser l’épaisseur temporelle d’une situation et d’un phénomène sensible qui consti- tuent l’ambiance d’un lieu. Malgré la simplicité et la grande banalité de la notion de trace, il y a autant de déinitions qui répondent à la multiplicité des disciplines qui intègrent la trace. Dans cette optique, nous faisons référence au travail d’Alexandre Serres sur les déinitions de la trace. Il déclare que le mot « trace » dans les dictionnaires apparaît sous quatre aspects : une empreinte, ou « une suite d’empreintes sur le sol marquant le passage d’un homme, d’un animal, d’un véhicule », l’empreinte pouvant être prise au sens iguré ; une marque laissée par

une action ou un événement passé; une quantité inime ; et enin en géométrie un lieu d’inter-

section avec le plan de projection (Serres, 2002).

Alexandre Serres commence par lister certains traits concernant ce mot. D’abord, son caractère d’appartenance, au sens où la trace est toujours une trace de quelque chose ; elle ne se déinit pas par elle-même, elle n’a pas d’existence propre, autonome, sur le plan ontologique du moins, elle n’existe que par rapport à autre chose (un événement, un être, un phénomène quel- conque). Elle ne prend son sens que sous le regard qui la déchiffrera. Puis, il passe au deuxième caractère qui est la quantité inime qui reste de quelque chose.

Dans notre travail, la trace apparaît sous plusieurs formes. D’abord, si l’on retourne à la notion de palimpseste comme métaphore, les traces qui perdurent sur le parchemin des anciennes écritures suivent la déinition formelle ou géométrique du mot qui est le lieu d’intersection entre deux ou plusieurs couches d’écriture différentes. C’est alors la convergence des couches tempo- relles. Dans la signiication opératoire du palimpseste, la trace prend encore deux dimensions. La trace prend soit la igure d’une empreinte matérielle qui se trouve dans l’environnement et

qui est caractérisée par sa quantité inime, ou bien prend la igure d’une trace immatérielle.

La trace comme mémoire ou comme marque psychique traverse toute la rélexion de Paul Ricœur (2000) dans son livre magistral La mémoire, l’histoire, l’oubli, dans lequel il aborde la problématique de la mémoire avec cette question de la trace comme empreinte. Il introduit la déinition de la trace comme « la présence ou la présentation présente d’une chose absente ». Le terme « trace » dans l’énigme platonicienne a été introduit sous le terme eikõn, i.e. image, en la plaçant au croisement entre la mémoire et l’imaginaire. Dans sa vision l’image devient une représentation actuelle d’une chose absente, elle est alors un tupos, l’empreinte, abordé par la métaphore du bloc de cire. Platon compare l’âme (ou l’esprit) à un bloc de cire, pouvant être

très différent selon les personnes (plus ou moins grand, plus ou moins malléable, etc.) et qui sert à imprimer, à graver les sensations et les pensées (les semeia). Ces sensations ou pensées sont rappelées par le souvenir et constituent alors la connaissance, tandis que ce qui ne peut être rappelé a été oublié, et « nous ne le savons pas ». (Ricoeur, 2000)

D’après Ricoeur, Platon a construit un rapport entre l’empreinte et le souvenir, et c’est par cette métaphore du bloc de cire que la trace devient un outil de connaissance qui dans la méthode psychanalytique permet de « saisir une réalité plus profonde ». La notion de trace apparaît par son caractère ininitésimal comme un outil pour construire le patrimoine de connaissances accumulé pendant des siècles. Ce patrimoine cynégétique est illustré à merveille dans le célèbre conte oriental des ils du roi de Serendip, que rappelle Ginzburg, l’histoire des trois frères qui parviennent à décrire l’aspect d’un animal qu’ils n’ont pas vu, à partir des indices recueillis sur son passage : un chameau blanc, aveugle, qui porte deux outres sur le dos, d’huile et de vin. Alexandre Serres déclare : « l’on trouve plusieurs versions de ce conte oriental, notamment chez Voltaire (dans Zadig) et surtout chez l’écrivain anglais du 18ème, Horace Walpole, qui rendra cette fable célèbre et forgera le terme de sérendipité, pour désigner « les découvertes imprévues, fruits du hasard et de l’intelligence ». (Serres, 2002, p. 6)

Dans l’approche de Ginzburg, la trace prend encore une autre dimension, car celui-ci rentre alors dans le « paradigme indiciaire », c’est-à-dire un indice qui permet de lire le futur (Ginzburg, 1986). Ici, Serres introduit le caractère de déchiffrement qui accompagne la trace où il identiie deux types de déchiffrements qui diffèrent dans leur rapport au temps : le déchiffre- ment cynégétique qui déchiffre le passé, et le déchiffrement divinatoire qui porte sur le futur. La

trace prend alors plusieurs noms à la fois, des symptômes chez Freud, des indices chez Sherlock

Holmes ou des signes picturaux chez Morelli (Serres, 2002).