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Introduire Le Caire par le sensible

3.2 Le bruit récurrent / ubiquité

3.2.5 La musique diffusée au sein de la rue

Les gens qui chantent dans des cafés, remplacés après par la radio, puis maintenant par la télévision, sont des dispositifs sonores qui participent à la composition du paysage sonore des rues du Caire. Dans le ilm Passage des miracles adapté au cinéma en 1963 d’après le roman portant

le même titre Zûkâk al-Mâdâk de Naguib Mahfouz (1947), la scène de la première minute du ilm

est ixée sur le café du zûkak « ruelle », la caméra se déplace à l’intérieur pour se ixer sur un monsieur qui est en train de chanter au milieu du café. Les clients et son propriétaire commencent à se plaindre de sa voix, et des gens demandent d’allumer la radio pour pouvoir écouter d’autres chansons plus modernes. La caméra se ixe sur le visage du chanteur pour montrer la tristesse et l’angoisse qu’il a après avoir perdu son métier avec l’introduction de la radio.

« Il vit alors entrer un vieillard décrépit, à qui les ans n’avaient pas laissé un seul membre en bon état. Et tandis qu’un jeune homme le conduisait par la main gauche, il tenait sous le bras droit un violon et un livre. Il salua l’assistance et gagna directement, au milieu de la salle, le banc central. ... Il se prépara, tout en dévisageant les consommateurs, comme s’il voulait s’assurer de l’effet de sa présence sur leurs âmes. ... Il prit son violon et se mit en devoir de l’accorder, ... Il attaqua un prélude ... et son corps émacié se mit à vibrer au rythme du violon. Puis il s’écria de sa voix rude : - nous commencerons d’abord aujourd’hui par prier pour le Prophète. ... Abou saada al-Zannâti dit ...

Une voix rauque l’interrompit alors, celle d’un homme qui venait d’entrer et qui disait : - Silence ! Et pas un mot de plus.

Le vieux leva son regard létri au-dessus de son violon et vit le cafetier Kercha avec son grand corps maigre, ... Il hésita un instant, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Il voulut faire celui qui ne s’était aperçu de rien et reprit sa déclamation : Abou saada al-Zannâti dit ... Mais le patron, furieux et rageur, hurla : - Ah ! Tu t’acharnes à décla- mer ? Cesse ! Cesse ! Ne t’ai- je pas prévenu la semaine dernière ? ... Le vieux poète baissa le ton, cherchant à se concilier l’homme en colère : c’est mon café aussi, Ne suis-je pas son poète attitré depuis vingt ans ? Mais le patron Karcha, reprenant sa place habituelle der- rière la caisse : Nous connaissons toutes tes histoires et nous les sa- vons par coeur. Nous n’avons pas besoin qu’on nous les raconte à nouveau. Par le temps qui court, les gens ne veulent plus de poète. Ils me réclament depuis longtemps la radio. Et la radio vient d’être montée ici. Laisse-nous donc tranquille et que Dieu s’occupe de toi ... Le poète quitta sa banquette et s’éloigna, suivi de son ils qui portait son violon et son livre. Il lança un regard de mépris au poste de radio que l’ouvrier inissait de mettre en place et, conduit par son ils, quitta le café et disparut ». (Mahfouz, 1947, p; 12-20) traduit par Antoine Cottin en 2007.

Fig. 3-27 : Scènes du ilm « Passage des miracles » (1963), qui montrent l’arrivage de la radio et la sortie du poète.

L’entretien avec Khaled al-Khamissi démontre comment l’existence de la radio en tant que dispositif sonore aide à la diffusion d’une connaissance musicale. D’après lui, sa famille

n’est pas « fan » d’Oum Khalthoum10. Pourtant, il a connu toutes ses chansons, et dès qu’il en

entend une il découvre qu’il la connaît. En cherchant la cause de ce phénomène, il a compris le rôle de la rue dans cette transmission musicale gratuite. M. al-Khamissi démontre qu’à cette époque il y avait une culture d’écoute qui rendait les gens très attentifs au son. Dans ce contexte, il y avait plusieurs cafés qui jouèrent un rôle entre le café et l’opéra. Ces cafés ont été des « lieux d’écoute », il était interdit de parler ou d’adresser la parole à quelqu’un. Les gens venaient uniquement pour écouter les chansons et boire un thé ou un café. Le silence des clients était obligatoire pour que la voix de la radio puisse être assez entendue.

Dans un autre contexte Gamal al-Ghitany, dans la série de télévision sur le Caire fatimide et un épisode sur al-Darb al-Asfar, démontre le rôle de la radio dans la déinition du rythme de vie dans une ruelle.

« Nous avions à Darb al-Tablwi une voisine aisée. Elle avait une radio, quand elle était contente de ses voisins, elle l’allumait pour faire entendre à toute la ruelle le concert d’Oum Khalthoum du jeudi. Si elle était fâchée avec l’une des voisines, elle ne le faisait pas. Le bulletin des nouvelles à 14h30 déinissait le rythme de la journée. Sa musique toujours identique était un signe du temps qui déterminait le moment où les hommes rentraient chez eux. Puis l’odeur de la cuisine commençait à envahir l’ambiance olfactive de la ruelle. En effet, les émissions de la radio étaient très importantes dans … l’état affectif des habitants. Le matin on entendait les chansons d’Oum Khalthoum « ya sa- bah al-khair yalli me3na » ou bien « meen yesteri el ward meni ». Elles sont devenues une partie de l’architecture dans laquelle nous sommes actuellement. Pour les gens qui habitent le Darb, comme pour moi, quand je marche ici, ces chansons reviennent toujours à mon écoute car elles déinissaient les horaires quand je sortais de chez moi, je rentrais chez moi, le moment où mon père rentrait à la maison, le moment où l’on mangeait ensemble, etc. » (Gamal al-Ghitany, écrivain, entretien en janvier 2010)

Dans les espaces commerciaux, la musique et la radio jouent un rôle important dans les pratiques du commerce. En effet, les commerçants mettent de la musique qui est un moyen pour attirer des clientes. À Choubrah, ils installent des ampliicateurs sur le seuil des magasins pour diffuser les chansons. La radio déinit également le rythme de la journée. Le matin, les commerçants mettent le coran pour commencer la journée. Puis, l’après-midi, ils diffusent de la musique jusqu’au soir.

3.2.6 Les artisanats et le son de la fabrication au sein de la rue