• Aucun résultat trouvé

Introduire Le Caire par le sensible

3.1 Le Caire : une ville en morceaux spatio-temporels

Dans les pages précédentes, nous avons présenté une histoire iction, « Je marche …», comme une traversée senso-temporelle de la ville à la première personne. Nous tentons de décrire des « snapshots » de notre expérience vécue dans cette ville, suite à l’exploration que nous avons faite au sein de cette agglomération ain de la découvrir par le sensible. Il s’agit, au cours de cette balade, d’introduire la ville par le corps en mouvement à travers les sens et la mémoire. À propos de ce voyage, ce chapitre se compose de trois parties. Dans la première partie, nous insistons sur le fait que la ville vit aujourd’hui avec des ambiances assez variées, voire contradictoires. Voici le premier trait du sensible dès que l’on évoque Le Caire durant les entretiens avec les connaisseurs de cette ville. La ville apparaît dans plusieurs domaines : spatial, social, temporel et sensoriel, bien fragmentée.

En lânant au Caire, entre Le Caire Fatimide, le centre-ville, al-Méadi, Nacer City, Chou- brah, Nouveau Caire, nous vivons dans chaque morceau de la ville un autre Caire ayant des expé- riences sensibles différentes. Cette multiplicité représente les différentes facettes d’une ville, accumulées dans le temps. Le voyage dans les quartiers permet de constater le passage du temps, car dans chaque partie les hommes ont placé leurs signes, leur nom, leur architecture. Ce voyage « spatialise » le temps ou « temporalise » les espaces en montrant les différentes approches de l’inscription à l’espace que nos ancêtres ont réalisées pour s’approprier leur ville.

Nous passons, au cours de ce voyage, d’un présent à un autre en franchissant des barrières chronologiques qui seraient censées séparer ces différents présents. Chacun de ces visages a été ajouté au territoire cairote à un moment donné de son histoire qui inluence l’expérience de son présent. Ce voyage n’est pas seulement un voyage dans les différents espaces, mais aussi dans le temps, puisque nous traversons des frontières entre les époques. La perception du présent varie par le degré de présence des indices du passé ou du futur dans le présent. Ceci veut dire que

chaque type de paysage relète dans ses traits matériaux et immatériaux une manière de vivre et une façon de penser. De plus, Les traits des quartiers changent dans le temps pour s’adapter aux nouveaux besoins. Pourtant, ils gardent toujours une partie de leur propre mémoire ainsi que la mémoire de leur évolution.

La question du rapport que la ville noue avec sa propre histoire n’est ni simple, ni linéaire. Dans mes explorations urbaines au centre-ville, plus précisément devant Groppi, le vécu du temps prend encore une autre dimension. Toute l’histoire qui a été déclenchée dans mon esprit ajoute une épaisseur qui n’est pas détachée de l’expérience. La notion de temporalité se complique car dans chaque morceau de la ville et dans chaque scène nous vivons à la fois plusieurs temporalités. Le café lui-même exige un retour vers le passé, pourtant les phénomènes sensibles qui l’entourent comme les cris des vendeurs ambulants, le son des voitures, les corps, déinissent un temps présent.

Dans la partie suivante, nous travaillerons sur deux échelles de l’expérience : l’échelle urbaine dans laquelle nous discutons des traits généraux de l’ambiance de la ville, ceux-ci déi- nissant la ville malgré l’image fragmentée de son ambiance. Nous chercherons les caractéris- tiques uniicatrices de la cité, qui lui donnent plus ou moins une ambiance homogène. À cette in, sur l’échelle du corps en mouvement nous nous focaliserons sur certaines scènes que nous avons captées au cours d’une expérience corporelle. L’objectif de cette partie est de pointer du doigt ce que l’histoire nous apprend. Nous cherchons dans la ville des dispositifs et des coni- gurations miniatures déinies par leurs caractères remarquables. Nous essayons de démontrer les qualités sensibles de la ville par rapport au passé.

Les premières impressions sur cette ville aujourd’hui lui accordent une atmosphère bruyante et sans cesse animée, polluée, sujette

aux méfaits d’une pollution parfois accablante. Une ville sans cesse animée comme « non-stop city ». Le bruit effroyable des transports, la fumée des gaz d’échappements, le chaos, la corrup- tion, le vieillissement de la ville, voici les termes qui surgissent en décrivant la capitale. Le bruit récurrent est l’un des critères importants qui qualiient le Caire contemporain du point de vue sonore. Les ’embouteillages deviennent insupportables. D’après Gamal al-Ghitany, le calme dans cette capitale est une qualité très rare. Les cimetières de «kâyît Bay» situés sur l’avenue Salah Salem sont considérés comme des taches de silence dans cette mégapole très bruyante.

« Ces cimetières sont les plus beaux endroits dans la ville. Maintenant, on essaie de voler les terrains pour gagner des milliards. Ils veulent détruire les cimetières et construire des jardins. Il n’y a pas de jardins au Caire, sauf celui construit par al-Aghkhan. Mais la valeur de ces cimetières aujourd’hui n’est pas comparable à leur valeur historique. On y trouve des bâtiments irremplaçables, il y a des bâtiments très anciens et de valeur inestimable. Ce cimetière offre comme des îlots de silence dans une ville insupportable à cause du bruit. » (Gamal al-Ghitany, entretien, janvier, 2010)

Gamal al-Ghitany continue sa recherche de calme au sein de la capitale. Il déinit certains moments où il en a joui, au Caire Fatimide, dans un silence lourd qui fait partie du rythme sonore de la ruelle. Ce calme, il le qualiie de « calme profond » dans lequel les sons les plus intimes se manifestent. Il cite certains quartiers, comme par exemple al-Méadi, qui jouissent d’un calme qu’il qualiie de « silence creux » sâmt âgwâf, occidental et froid. Et dans les «gated communities », le son a disparu, il n’y en a plus. On n’entend plus rien sauf un peu de musique de temps en temps, quand se déroulent des fêtes.

« La sensation la plus forte de calme se trouve dans les ruelles du Caire Fatimide après le coucher du soleil. En effet, la ruelle cairote est l’exemple d’une unité humaine qui met ensemble un groupe de personnes. On peut identiier les mouvements des gens alentour. On peut entendre les pots, les fourchettes, les cuillères, les plats, ce qui veut dire que les gens dînent. Ensuite, on peut entendre la « Le Caire est une ville très bruyante. Le Caire n’est

plus un milieu confortable pour y vivre. Le problème du bruit et de l’embouteillage crée un espace sonore criant sur tous les boulevards de la capitale. Ce pro- blème est de la responsabilité du gouvernement qui doit fournir des moyens de transports en commun. Les embouteillages sont responsables de tant de bruit dans la ville. Il faut sortir du corps urbain pour chercher le calme. » (Alaa al-Aswany, entretien en janvier 2010).