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Introduire Le Caire par le sensible

3.4 Les gestes corporels

3.4.3 Cache-œil « Eye Patch »

Comment le corps blessé, raconte-t-il une histoire de la ville, enregistre-il un moment, un événement dans l’histoire des pays? Nous discutons ici de l’état même du corps. Il s’agit du corps actif et de sa présence au sein de l’espace public. Les notions de corps passif et corps actif ont été

introduites dans l’ouvrage La chair et la prière de Richard Sennett (2001), étude dans laquelle

l’auteur discute de l’état du corps d’un homme contemporain en tant que corps passif. Sennett commence sa rélexion suite à une expérience corporelle dans laquelle il se trouve à côté d’un corps blessé dans une banlieue new yorkaise. La coïncidence fait que Sennett est allé au cinéma pour regarder un ilm de guerre, et que la blessure de son ami s’est faite dans sa participation à la Guerre du Vietnam. Sennett a remarqué que les gens s’écartaient de son ami. Cet acte signiiait pour lui un écart entre le fait de voir des corps déchiquetés à l’écran et le fait de vivre réellement l’expérience du corps. Il a découvert que les gens, quand ils regardaient les actions au cinéma, gardaient les corps dans un état passif qui avait très peu à voir avec l’état actif en vivant l’expérience réelle.

Suite à cette expérience, Sennett a expliqué à quel point l’urbanisme moderne met le corps dans un état passif. Dans l’intérêt majeur de l’urbanisme, de la vitesse et la mobilité pure, il crée une distance entre le corps et ce qu’il perçoit, ce qu’il voit, entend et touche. Selon Sennett le corps en déplacement se trouve dans un état qui renforce l’impression de déconnexion avec l’espace par l’absence de contact. Il justiie la réaction de l’entourage par le fait que la blessure de son ami a présenté pour les autres une menace, non pas parce qu’il leur donnait à voir un corps blessé, mais parce qu’il présentait un corps actif, bien marqué par l’expérience.

Continuant la même pensée sur le corps actif, le roman Mémoires de la Chair d’Ahlam Mosteghanemi est pertinent. D’une façon générale, ce roman montre comment le corps est un signe du temps et de l’espace et le fait que le corps est porteur de mémoire, plus précisément d’une représentation synchronique de la mémoire de la patrie sur son corps, en plus de sa propre mémoire. Dans ce que l’on porte - la forme des corps, les handicaps -, le corps enregistre une mémoire. Mosteghanemi démontre comment dans la première rencontre entre le héros et l’hé- roïne chacun d’eux porte sur son corps des signes de sa propre mémoire.

« Ils m’avaient interloqué. Tes yeux avaient pris de court mes lèvres. Ils s’étaient furtivement posés sur la manche lottante de ma veste, cachée pudiquement dans la poche. C’était ma carte d’identité… Mon regard s’était posé sur le bracelet qui ornait ton bras nu tendu vers moi… avant même que tu ne inisses ta phrase. C’était un de ces bijoux constantinois, remarquable par sa couleur jaune vif, son tressage et sa ciselure unique en son genre, autrefois élément obligé du trousseau des jeunes ma- riées, et éternel ornement de poignet chez toutes les femmes de l’Est algérien. J’avais tendu ma main vers toi sans le quitter des yeux. Et la mémoire a reculé d’une vie, s’est posée sur le poignet de Mâ (maman), toujours parée de ce bracelet. Nos regards s’étaient croisés subrepticement. Tu contem- plais mon bras manquant, je contemplais ton bracelet. Chacun de nous portait sur lui sa mémoire ». (Mosteghanemi, 2002, p. 43, 44)

L’histoire avance et dans les pages qui suivent, l’auteur démasque de quelle manière la perception des corps blessés change au il du temps. Le héros du roman qui a perdu son bras durant la guerre entre l’Algérie et la France montre comment son handicap est perçu autrement selon le temps.

« Il m’était arrivé de ne plus penser à ce bras manquant mais seulement durant les premières années de l’indépendance, car le combattant avait sa majesté et les blessés de guerre leur place dans la socié- té, ils inspiraient le respect plus que la pitié, étaient dispensés d’étaler leur vie, d’expliquer, de justiier : ils portaient leur mémoire sur leur corps. Un quart de siècle après … on avait honte de cette manche vide qu’on plongeait timidement dans la poche de la veste comme si on cachait sa propre mémoire, et qu’on s’excusait de ce passé devant ceux qui n’en avaient pas ». (Ibid., p. 61)

« Ce bras manquant gêne, trouble le repos, fait perdre l’appétit. Cette époque n’est pas pour toi, c’est le temps de l’après-guerre, des costumes-cravates, des voitures luxueuses et des ventres ronds. Ainsi, sou- vent tu as honte de ce bras qui t’accompagne dans le métro, au restaurant, au café, dans l’avion et dans toutes les fêtes. Tu sens que les gens attendent que tu leur contes l’histoire de ce bras qui manque. Les yeux s’écarquillent, étonnés, te posent une seule question que les lèvres se retiennent honteusement de formuler : comment est-ce arrivé ? Tes blessures ne sont pas reconnues ici. Les blessures sont refusées. Toi qui es la mémoire dont ce corps amputé n’est que la vitrine ». (Ibid., p. 61)

Ce roman met en scène le corps comme porteur de l’identité et de la mémoire, un brace- let qui ornait le bras de l’héroïne ; un bijou constantinois, remarquable par sa couleur jaune vif, son tressage et sa ciselure unique en son genre, autrefois élément obligé du trousseau des jeunes mariées. Il est montré dans une scène comment le corps se vêt de la mémoire et comment un bracelet peut faire penser à une personne, par exemple cet objet qui fut jadis le bien de sa mère. Il est arrivé au héros de ne plus penser à son bras manquant dans les premières années de l’Indépendance, car le combattant avait sa majesté et les blessés de guerre leur place dans la société, ils inspiraient le respect plus que la pitié, étaient dispensés d’étaler leur vie, d’expli- quer, de justiier : ils portaient leur mémoire sur leur corps. Un quart de siècle plus tard, on avait honte de cette manche vide qu’on plongeait timidement dans la poche de sa veste comme si l’on cachait sa propre mémoire, et l’on s’excusait de ce passé devant tous ceux qui n’en avaient pas.

Toutes ces rélexions montrent comment la notion du corps passif et du corps actif change de statut et de signiication selon les tranches du temps dans lesquelles on vit. De même est l’Égypte ! Les corps blessés pendant certaines années n’ont évoqué que la pitié, et on ne les voit que dans les postures de mendicité pour renforcer leur faiblesse corporelle. L’Histoire se déroule, les événements se succèdent et la perception change. La révolution de Janvier 2011 survient et avec elle la perception du corps actif change. Les blessures du corps deviennent un symbole d’héroïsme, de sacriice, de l’amour de la patrie. L’handicap reprend ses valeurs quand on partage l’événement, quand on a un rêve en commun qui évoque l’esprit d’ensemble.

Mais il s’agit ici de parler d’un handicap novateur apparu pendant la révolution : les yeux blessés ! Malgré l’action paciiée de la révolution, le cache-œil est un signe qui prouve la bruta- lité de la répression exercée sous le régime de Hosni Moubarak, puis par le conseil suprême des forces armées (CSFA) au pouvoir depuis la chute de l’ancien raïs. Il faut « tirer pour rendre aveugle » ; une politique qui pourrait expliquer le nombre élevé de personnes blessées aux yeux (Mohammed al-Sahid), faire comprendre également des violences d’une ampleur inédite (Mohammed al-Baradei). Les forces ont utilisé des snipers pour tirer en direction des yeux parce que le régime voulait faire retourner le peuple au temps de l’aveuglement et l’ignorance. Une des méthodes barbares qui emploie l’oppression, la torture, les arrestations.

Certains blessés sont retournés manifester en portant des cache-œil blancs pour protéger leurs blessures. Ce geste corporel est rapidement devenu un symbole de la résistance. Ahmed Harara, Malek Mostafa et beaucoup d’autres sont des victimes de cette brutalité. L’un des héros de la révolution qui incarne par ses yeux blessés sa participation aux manifestations est Ahmed Hararah. Ce dernier, le héros tragique de la révolution égyptienne. Il est devenu un symbole, quoique malgré lui. Ce dentiste égyptien de 31 ans a été de tous les combats place Tahrir, au Caire. Et il en porte les stigmates : il a perdu son œil droit le 28 janvier 2011 (date inscrite sur son cache-œil), touché par de la chevrotine, et le gauche le 19 février. Harara incarne à juste titre la détermination de tout un peuple à mener sa révo- lution à son terme, quoi qu’il lui en coûte. «Je préfère être aveugle et vivre dans la dignité et la tête haute », sont les propos qu’on lui attribue sur les réseaux sociaux, à l’instar de Nour Khalil ci-dessous sur Twitter. Pour Lamis Khalilova, comme pour beaucoup d’autres, Ahmad Hararah demeurera un «

symbole de détermination et de déi ». (Le Monde)13

L’histoire ne se termine pas là. Cet handicap évoque l’imaginaire des peuples. Sur les réseaux sociaux, surtout sur Facebook, le corps blessé est représenté en prenant le corps des lions. Le choix des lions pour représenter le corps humain, son courage, n’est pas nouveau mais au contraire l’une des représentations les plus anciennes, car les rois à l’époque pharaonique ont représenté sous un corps de lion celui de l’être humain ain d’insister sur la brutalité des pharaons. L’imaginaire a choisi les lions, avec les statues célèbres qui gardent le pont Kasr al-Nil à côté de la place al-Tahrir. Le lion a été pourvu d’un cache-œil, dans un corps blessé, mais il reste toujours un lion. Cette représentation animale des corps blessés ajoute des qualii- cations aux manifestants : la noblesse, le courage, le déi, la détermination, etc. Ce geste corpo- rel est devenu également une source d’inspiration dans l’art, surtout le grafiti, la peinture et la

photographie chez les partisans de la révolte14.

13URl : http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/2011/11/23/ahmad-harara-heros-tragique-de-la-revolution-egyptienne/

L’histoire se répète, en janvier 2011, la révolution en Égypte ne s’est pas déroulée sans blessures et sans martyrs. Nous parlons ici des yeux blessés comme symbole de la révolution. La police sous le pouvoir de l’ancien régime chasse les yeux des manifestants pour les rendre aveugles. Est-ce que perdre la vue veut dire perdre la vision ? Il y a beaucoup de manifestants qui ont été blessés, mais le cas le plus représentatif est Ahmed Hararah qui est l’un des héros de la révolution de 2011. C’est dans ces jours-là que la blessure devint la représentation du héros, symbole de sacriice, de participation, de présence. Le docteur Ahmed Hararah est maintenant aveugle. Mais ce qui est intéressant, c’est le symbole que les gens mettent dans ces manifestants sur les réseaux sociaux comme facebook. Les héros blessés prennent la igure des lions. Les

lions du pont Kaser al-Nil deviennent une source pour alimenter l’imaginaire des gens.15

15Le pont de kasr al-Nil a été construit en 1872, ain de faciliter l’accès depuis la rive droite, ce fut alors la construction des

premiers ponts sur le Nil, tous deux métalliques et livrés à la circulation. Le pont de Ksar al-Nil fut élargi en 1932 et ses quatre lions dus à Jacquemart subsistent ; et son pendant plus commun se trouve sur le petit bras du Nil, ouvrage conçu par les ingé- nieurs Shaw et Thompson.

Fig. 3-36 : Les cache-yeux symboliques. URL : http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/2011/11/23/ahmad-harara- heros-tragique-de-la-revolution-egyptienne/