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PARTIE 2 : L’ORTHOGRAPHE ET SON ENSEIGNEMENT

1. Des prémices de l’enseignement de l’orthographe à la constitution d’une didactique

De l’origine de l’enseignement du français, Brunot (cité par Chervel, 2008b, p. 5) écrit :

« La question est fort obscure ». Les premières données sur lesquelles Chervel (2008b) base son travail datent du XVIIe siècle et amènent à conclure que l’enseignement du français est bien plus récent que celui du latin. Jusqu’au milieu du XIXe, l’apprentissage

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du français se limite pour les élèves à celui de l’orthographe. Celle-ci va devenir une véritable discipline scolaire avec deux exercices emblématiques : d’abord, la cacographie, puis, la dictée. La prise en compte de cet héritage sera essentielle pour comprendre l’enseignement de l’orthographe dans les classes concernées par notre recherche.

1.1 Aux origines de l’enseignement de l’orthographe

Jusqu’au XVIIe siècle, pour les élèves qui apprennent le latin, l’apprentissage de l’écriture vient juste après celui du latin : « c’est par le latin qu’on apprend le français : lecture du français après celle du latin, orthographe française après l’écriture latine » (p. 154). Même s’il n’y a pas d’apprentissage de l’orthographe française à proprement parler, « les classements et la terminologie de la grammaire latine » permettent à l’élève de

résoudre les principaux problèmes d’accord que pose l’écriture du français. Le jeune latiniste accordera le verbe français avec son nominatif, il se demandera si le participe passé est déclinable, et si c’est le cas il l’accordera avec l’accusatif. Nul besoin de grammaire française pour écrire correctement quand on sait le latin. (p. 163)

Pour les autres, l’apprentissage de l’orthographe se fait comme celui de l’écriture : en copiant.

Ce qui caractérise cette pédagogie, c’est qu’elle n’identifie pas l’orthographe comme constituant une discipline particulière. L’orthographe, c’est encore l’enseignement de l’écriture, auquel on ajoute un prolongement inhabituel qui est d’ailleurs, reconnaissent les maitres, inaccessible à la plupart des élèves, et donc réservé aux meilleurs. (p. 167)

Il n’existe « pas de « méthode » spécifique d’apprentissage de l’orthographe » (Chervel, 2008b, p. 154) et nous ne trouvons dans la littérature que quelques techniques comme l’observation ou l’épellation issue de l’enseignement de la lecture. Les premiers manuels qui traitent de l’orthographe n’apparaitront qu’au XVIIe siècle. Il s’agit d’ouvrages classant les difficultés par ordre alphabétique, comme celui de Godard paru en 1620 par exemple.

A la même époque, une didactique de la grammaire se constitue et rejoint les prémices de la didactique de l’orthographe. L’école va alors extraire de l’ensemble de l’orthographe des éléments enseignables, les règles d’accord notamment. L’enseignement de l’orthographe a également un impact sur l’orthographe elle-même, puisque certaines règles seront simplifiées (utilisation des diacritiques) sous la pression de ceux qui sont impliqués dans l’enseignement : « maitres de français, professeurs d’orthographe, précepteurs, grammairiens officiels ou occasionnels, régents de collèges » (p. 155).

Suite au détachement de la grammaire française par rapport à la grammaire latine, de nouveaux concepts sont créés pour décrire les spécificités de l’orthographe française. Au début du XIXe siècle, de nouveaux manuels sont alors publiés. L’analyse prend toute sa place dans cette nouvelle didactique et la cacographie est le premier exercice

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d’orthographe à faire son apparition : l’élève y est invité·e à corriger des erreurs volontairement introduites dans un texte.

Peu après, dans les années 1830, l’enseignement de l’orthographe sera diffusé à tou·te·s les élèves grâce au développement des écoles normales. Dans toutes les écoles primaires, l’enseignement de l’orthographe se généralise et un exercice deviendra emblématique de cet enseignement : la dictée. En effet, à partir de 1870, elle fait son entrée dans le concours de recrutement des maitres d’école avant d’être largement adoptée par ces mêmes maitres comme moyen privilégié d’enseigner l’orthographe.

1.2 L’orthographe, nouvelle discipline scolaire

Les écoles normales créées entre 1829 et 1835 ont pour mission de favoriser la maitrise de la lecture et de l’écriture dans les milieux populaires, en particulier à la campagne (Chervel, 2008b). C’est dans ce contexte que l’orthographe s’est largement diffusée en France :

C’est dans ces établissements qu’a été préparée la didactique de l’orthographe pour l’école rurale. C’est là qu’ont été élaborés les méthodes, les exercices ; c’est là qu’a été testée, puis adaptée, et enfin modifiée la théorie grammaticale ; c’est là qu’a été formée une bonne partie des maitres qui enseigneront dans la seconde moitié du siècle. C’est là aussi qu’a pris naissance le mythe moderne de l’orthographe. (p. 295)

Les petites écoles se transforment en écoles primaires communales et le maitre devient l’instituteur. Chervel souligne que « l’orthographe joue dans cette mutation un rôle primordial » (p. 296). Les écoles normales deviennent ce que Chervel (p. 306) qualifie de

« terrain d’observation ». Trois grands principes émergent suite aux séances de formation prodiguées aux maitres :

1° connaitre, ce n’est pas savoir par cœur, il faut aussi expliquer ; 2° l’explication et la mémorisation doivent être accompagnées d’exercices ; 3° toute une partie de la théorie chapsalienne est inassimilable par les élèves de la campagne : il faut donc élaguer et transformer. (p. 306-307)

Un grand nombre de maitres a déjà l’intuition depuis le XVIIIe siècle que la simple connaissance des règles ne garantit pas leur application (Chervel, 2008b). Cette idée fait l’unanimité : « l’orthographe exige l’union de la pratique à la théorie : connaitre les définitions de la grammaire et les règles de la syntaxe ne suffit pas ; il faut apprendre à respecter les règles ». Les maitres devront donc recourir à des exercices : la cacographie, en premier lieu, qui après un demi-siècle de pratique sera supplantée par la dictée. La cacographie, inventée au XVIIIe siècle par Maurice Jacquier, consiste à donner aux élèves un texte comportant des erreurs orthographiques qu’ils et elles devront corriger en rétablissant la forme normée. Écartée par crainte que les élèves ne mémorisent les formes fautives, elle est remplacée par des exercices à trous qui sont dérivés de la

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cacographie. L’un des exercices les plus courants exige des élèves qu’ils et elles remplacent dans une phrase un verbe à l’infinitif par sa forme conjuguée. Le verbe à conjuguer est alors placé soit avant la phrase, soit à l’intérieur et en italique, mais dans tous les cas il est clairement mis en valeur, ce qui n’était pas le cas dans la cacographie.

Les exercices de transformation deviennent également très courants avec des consignes comme « mettre au pluriel ». La copie continue à être pratiquée en parallèle, car elle fait travailler sur l’orthographe d’usage, désormais appelée orthographe lexicale, qui n’est pas spécifiquement ciblée dans la cacographie qui vise davantage l’apprentissage de l’orthographe de principe, autrement dit l’orthographe grammaticale. Chervel (2008b, p. 317) affirme que : « c’est la cacographie qui a fait de l’enseignement de l’orthographe une discipline scolaire ».

1.3 De la dictée traditionnelle à la dictée d’apprentissage

La dictée, qui se fait au début mot par mot, mais aussi lettre par lettre, est progressivement adoptée par l’école primaire à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce premier exercice collectif, pratiqué avec l’ensemble de la classe, est plébiscité par un vivier d’enseignant·e·s renouvelé, désormais formé au sein des écoles normales et détenteur du brevet élémentaire. Ce nouvel exercice trouve sa place dans les classes, car le niveau en orthographe des maitres et des élèves a progressé. Auparavant, leur faible niveau de compétence ne leur permettait pas de faire autre chose que de copier ou corriger des graphies erronées. La dictée de règles (phrases sans lien entre elles, mais qui sont toutes ciblées sur un même problème orthographique), l’auto-dictée, la dictée de textes littéraires et enfin les dictées préparées deviennent les outils privilégiés de l’enseignement de l’orthographe pendant tout le XXe siècle. Brissaud et Cogis (2011, p. 121) soulignent que :

« orthographe et dictée sont devenues synonymes ».

Pourtant, dans sa forme traditionnelle, la dictée est un exercice très complexe et qui n’est pas le lieu privilégié de l’apprentissage, car elle ne permet pas à tous de progresser. C’est ce qu’a mis en lumière Farina (2019) dans un article portant sur l’enseignement de l’italien, langue à l’orthographe moins opaque que celle du français (Chervel, 2008a ; Fayol &

Jaffré, 2008). Farina (2019, p. 23) rapporte que dans l’Appello dei Seicento (Gruppo di Firenze, 2017) les signataires, parmi lesquels figurent des académiciens, ont réclamé

« des démarches didactiques plus efficaces » notamment dans le domaine de l’orthographe qu’ils considèrent comme ayant été négligé, ce qui aurait eu pour conséquence une baisse du niveau des élèves. Une des propositions formulée dans cet appel pour mettre fin au « déclin de la langue italienne » (p. 24) est de recourir à la dictée.

L’article de Farina se veut une réponse à cette revendication de l’Appello dei Seicento.

En observant comment se passent les séances consacrées à la dictée lors de la première année de l’école primaire, Farina conclut que la dictée seule ne suffit pas à régler tous les problèmes orthographiques rencontrés par les élèves et que sa pratique ne garantit pas que les élèves pourront transférer leurs connaissances en situation de production écrite.

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En France aussi, les débats autour de la dictée sont nombreux : d’abord considérée comme incontournable, puis critiquée parce qu’elle n’aurait qu’une visée évaluative quand elle est pratiquée de façon traditionnelle, la dictée devient un outil pertinent pour enseigner l’orthographe quand elle est pratiquée sous des formes innovantes développant le raisonnement des élèves (Cogis, 2005 ; Nadeau & Fisher, 2006). C’est précisément sur les dispositifs d’enseignement de l’orthographe, parmi lesquels les dictées innovantes que nous venons d’évoquer, que portera la partie suivante dans laquelle les développements récents de la didactique de l’orthographe seront largement exposés.

2. Quelle didactique de l’orthographe pour enseigner la