• Aucun résultat trouvé

PARTIE 1 : L’ORTHOGRAPHE : HISTOIRE, LINGUISTIQUE ET PSYCHOLINGUISTIQUE

1. Évolution de l’orthographe française : éléments historiques

1.3 Vers une orthographe figée et normée

Nous voici arrivés au XIXe siècle. C’est à cette période que l’orthographe telle que nous la pratiquons aujourd’hui est fixée. En effet, après un retour à un étymologisme que Catach (2011) qualifie d’« outrancier » (p. 39) en évoquant la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie de 1835, il n’y aura plus guère d’évolution entre les éditions de 1878 et de 1932-1935. Selon Chervel (2008b, p. 129), à l’issue de 180 années d’évolution, toutes les améliorations qui pouvaient être faites l’ont été :

Pas de création de signes totalement nouveaux, puisque tous étaient déjà présents dans les casses des imprimeurs, pas de transformations radicales et spontanées : uniquement des résurgences de pratiques anciennes plus ou moins oubliées, la spécialisation de variantes déjà existantes (u et v) dans des fonctions discriminantes, l’emprunt de lettres qui ne servaient qu’à l’écriture du latin, des adaptations, des aménagements de séries, des nettoyages opportuns, des régularisations morphologiques.

Dans la mesure où le matériau de base reste inchangé, à savoir l’alphabet hérité du latin, il n’est pas possible d’aller plus loin et de résoudre l’inadéquation entre le nombre réduit de lettres à notre disposition et la richesse de notre système phonologique. Pour véritablement réformer l’orthographe française, il aurait fallu selon Chervel (2008b), éliminer les lettres étymologiques et créer de nouveaux signes. Ce n’était pas une option

18

envisageable au XIXe siècle, et cela ne l’est d’ailleurs toujours pas aujourd’hui. Après les dernières modifications de 1835, la norme orthographique apparait comme unique et prescriptive : une seule graphie est tolérée et les écarts à la norme sont désormais stigmatisés et réprimés (Wynants, 1998).

Interrogeons-nous à présent sur le rôle de l’école dans cette évolution. Quel rapport entretient-elle avec l’orthographe au XIXe siècle ? Y a-t-il eu un impact de la création de l’enseignement de l’orthographe comme discipline scolaire sur l’orthographe elle-même ? Au début de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’orthographe prend une place considérable dans la société française et l’école n’est pas étrangère à cette évolution.

L’un des signes est l’importance accordée à cette discipline dans les épreuves du brevet élémentaire qui servent à sélectionner les maitres. Chervel explique ainsi cette relation entre le maitre et l’orthographe (2008b, p. 331) :

La revalorisation du métier d’instituteur, consécutive aux différentes réformes de l’enseignement primaire, et ses fonctions de secrétaire de mairie lui donnent maintenant dans sa commune un prestige nouveau et un pouvoir accru. La connaissance de l’orthographe est, avec d’autres compétences acquises à l’école normale, l’un des principaux instruments de ce pouvoir. Pour toutes les pièces administratives, pour tous les actes de la vie civile, pour la rédaction du courrier administratif comme pour l’arpentage des parcelles, c’est à lui qu’on fait appel. [ … ] D’où son attachement, récent mais solide, à l’orthographe et à l’enseignement de l’orthographe.

Les maitres ont alors tout intérêt à ce que l’orthographe se fige à ce moment-là, car ils font partie du petit nombre de privilégiés à disposer de ce savoir et c’est ce qui leur permet d’asseoir leur pouvoir et leur autorité. L’enseignement du français change de nature : les maitres passent d’un enseignement passif à un enseignement actif de l’orthographe sous l’impulsion de la loi Guizot de 1833. Chervel explique (2008b, p. 130) :

Lorsqu’ils préparent la septième édition de leur Dictionnaire, qui parait en 1878, les académiciens travaillent désormais sous le contrôle des instituteurs et de toute l’école primaire du pays qui n’accepteraient pas facilement de voir remettre en question, sauf pour des rectifications mineures, l’orthographe qu’ils ont si difficilement acquise pour leur compte, et pour laquelle ils ont mis au point une didactique efficace. Ce sont eux qui feront échouer la réforme de l’orthographe de Ferdinand Buisson en 1891.

L’orthographe, désormais normée et figée, prend donc une place prédominante dans la société et dans les savoirs enseignés à l’école.

Une autre explication est à chercher du côté de l’histoire d’après Chervel qui explique l’importance grandissante accordée à l’orthographe sur les autres disciplines par la défaite de 18715. En effet, la conséquence a été une poussée de patriotisme et un regain d’intérêt pour la littérature et la langue française en général dans les classes du primaire

5 Cette explication est cependant à considérer avec précaution, car cette tendance s’observe dans les autres pays européens également.

19

et du secondaire. A la fin du XIXe siècle, selon Chervel, (2008b, p. 332) : « C’est l’ensemble de la société française qui communie dans cette même vénération pour l’orthographe de la langue. Toutes les administrations placent très haut la barre pour le recrutement des personnels chargés des écritures. » Il faudra attendre l’arrivée de Ferdinand Buisson à la Direction de l’Instruction primaire pour que l’enseignement du français se renouvelle et se diversifie, par le biais de nouveaux programmes publiés en 1882 et grâce à un arrêté de 1889 imposant un rééquilibrage du volume horaire dédié à chaque sous-domaine du français. L’orthographe prend alors une place plus mesurée aux côtés de la grammaire, la lecture, la récitation et la rédaction.

Revenons à l’évolution de l’orthographe. Après les réformes porteuses du XVIIIe siècle et celles moins fructueuses qui leur ont fait suite, d’autres tentatives auront bien lieu, mais leurs effets seront très limités. Nous pensons aux travaux de la commission de 1867 créée en vue de préparer une simplification de l’orthographe (Jaffré, 2009) ou encore aux arrêtés du Journal Officiel de juillet 1900 et février 1901 qui introduisent un certain nombre de tolérances orthographiques qui seront reprises dans un arrêté du Ministère de l’Education nationale en février 1977 (Catach, 2011) : les enseignant·e·s y sont encouragé·e·s à faire preuve de tolérance sur plusieurs points délicats de l’orthographe (l’accord du complément déterminatif ou le pluriel des noms composés) essentiellement lors des examens. La circulaire de 1901 et l’arrêté de 1977 n’ont en réalité jamais été suivis d’effets (Catach, 2011). En Suisse romande, L’Éducateur, revue éditée par le Syndicat des enseignant·e·s romand·e·s, relaie des demandes de simplifications émanant du corps enseignant en 1901 (Brauchli & Stocco, 2001).

En 1904, le Conseil supérieur de l’Instruction publique désigne une commission pour l’élaboration d’une réforme sérieuse. Pourtant, l’année suivante, les propositions de Ferdinand Brunot que Chervel (2008b, p. 125) décrit comme un « ardent militant de la simplification et de la rationalisation de l’écriture » ne seront pas suivies d’effets. D’autres projets de réformes ont vu le jour au XXe siècle (Dauzat en 1939, Beaulieux et Beslais en 1952), mais là aussi ce furent des échecs. Après sa première tentative en 1952, Beslais a été à la tête d’une seconde commission entre 1960-1965 qui œuvra en s’appuyant sur trois critères : l’efficacité, la modération et la simplicité (Catach, 2011). Le Rapport général sur les modalités d’une simplification éventuelle de l’orthographe française proposait la simplification des lettres grecques, la normalisation de l’accentuation (évènement) et la simplification des consonnes doubles. Une fois encore, cette tentative de réforme sera vaine : une campagne de presse fera échouer le projet avant même sa publication et la commission ne sera pas suivie par l’Académie. En 1967, plusieurs projets émanant de

« phonétistes » (Brunot, Blanche-Benveniste et Chervel) proposent une réforme radicale de l’orthographe : elle pourrait être purement et simplement supprimée. Cette réforme phonétique qui a l’ambition d’en finir avec une orthographe au caractère aristocratique et passéiste ne sera pas suivie d’effet. Les principes d’une réforme rationnelle de l’orthographe de Thimonnier (Wynants, 1998) n’auront guère plus de succès : ces propositions qu’on peut qualifier de modestes (Thimonnier propose de modifier

20

l’orthographe de 228 mots, tandis que les propositions du rapport Beslais portaient sur 2 000 mots) seront en partie acceptées par l’Académie avant d’être finalement rejetées.

Pourtant, en 1976, sous l’impulsion de René Haby, alors ministre de l’Education nationale, certaines propositions de Thimonnier seront reprises en vue de faire preuve d’une plus grande tolérance vis-à-vis des écrits produits par les candidats aux examens et aux concours organisés au sein de son ministère. Cet arrêté relatif à la simplification du français ne sera pas appliqué (Brauchli & Stocco, 2001).

Nous voici arrivés aux années 1980 où une réforme semble à nouveau possible. C’est ce que réclament dix linguistes parmi lesquels Nina Catach et Maurice Gross dans un manifeste paru dans Le Monde le 7 février 1989. Cette fois, l’opinion se déclare plutôt favorable à une réforme modérée dans un sondage paru dans le magazine Lire en 1989 et les professeur·e·s interrogé·e·s accueillent de façon positive une modernisation de l’orthographe. Tous les signaux sont au vert pour lancer un nouveau projet. Michel Rocard, le Premier Ministre français de l’époque, en sera à l’origine.

1.4 Une dernière tentative de réforme aux effets très modestes