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PARTIE 1 : L’ORTHOGRAPHE : HISTOIRE, LINGUISTIQUE ET PSYCHOLINGUISTIQUE

2. Description du système d’écriture français : éléments de linguistique

2.3 La question des morphogrammes grammaticaux

2.3.2 La morphographie, un système complexe

Nous allons décrire trois faits orthographiques relevant du système morphographique grammatical : les chaines d’accord (accord au sein du groupe nominal et accord sujet-verbe), les chaines de référence et l’homophonie verbale en /E/. La majorité des erreurs commises par les élèves dans la tranche d’âge concernée par notre recherche (11 et 13 ans) se concentre sur ces trois faits orthographiques et c’est également là que se situe un bon nombre des difficultés d’enseignement. Il est donc indispensable de décrire

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précisément leur fonctionnement avant de voir quelles difficultés orthographiques se posent aux élèves et quelles réponses didactiques les enseignant·e·s peuvent apporter.

Commençons par définir la chaine d’accord en prenant appui sur un ouvrage de référence, la Grammaire Méthodique du Français de Riegel, Pellat et Rioul. Ces auteurs en donnent la définition suivante (1994, p. 538) : il s’agit du

transfert d’une ou de plusieurs catégories morphologiques (genre, nombre et personne) associées à une partie du discours (celles du nom et des pronoms) sur d’autres parties du discours telles que le déterminant, l’adjectif, le verbe et certains pronoms.

Nous pouvons compléter par la définition de Jaffré et Bessonnat (1993, p. 28) qui a été mobilisée dans d’autres travaux de recherche (Bonnal, 2016 ; Pellat & Teste, 2004). Selon eux, les chaines morphographiques sont « les suites d’éléments qui entretiennent une solidarité morphologique entre eux » (p. 28). Autrement dit, la relation des mots entre eux, que l’on appelle généralement syntaxe, implique des changements de formes des mots selon leur rôle dans le discours (Cogis, 2005).

Les chaines morphologiques peuvent être constituées de différentes structures syntaxiques que Jaffré et Bessonnat (1993) ont schématisées de la sorte :

- Les chaines N à noyau nominal comptent un nom, éventuellement précédé d’une préposition (avec envie) ou d’un verbe (faire front) ;

- Les chaines GN sont constituées d’un groupe nominal (nom et déterminant) ; - Les chaines GNS + V comportent un groupe nominal sujet et un verbe. Elles

peuvent être de deux types : les chaines GNS et verbe de type avoir (l’enfant donne) et les chaines GNS et verbe de type être (l’enfant semble).

Pour comprendre le fonctionnement des chaines GN et GNS + V, il nous semble nécessaire de définir leurs constituants principaux, à savoir le GN, le sujet et le verbe.

Pour cela, nous prenons à nouveau appui sur la grammaire de Riegel, Pellat et Rioul (2008), dans laquelle le groupe nominal est défini ainsi :

Sous sa forme canonique, le groupe nominal est constitué d’un déterminant et d’un nom. Le GN étendu y ajoute un ou plusieurs modifi(cat)eurs du nom : adjectif qualificatif, groupe prépositionnel, subordonnée relative, ou encore pour certains noms, complétive éventuellement réduite à une construction infinitive. (p. 148)

Afin de procéder à l’identification du sujet, Riegel, Pellat et Rioul (1994, p. 129) proposent cinq caractéristiques.

1. Il est un des deux éléments indispensables pour constituer une phrase ; 2. il « régit l’accord du verbe en personne et en nombre » ;

3. il peut être encadré par « c’est … qui » ; 4. il fait partie des constituants nominaux ;

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5. quand la phrase est mise au passif, il devient complément d’agent.

Dans la définition du sujet, on voit d’emblée apparaitre le verbe, car ces deux constituants ne se définissent pas l’un sans l’autre et sont appréhendés dans le cadre d’une relation morphosyntaxique.

En ce qui concerne le verbe, à présent, Riegel, Pellat et Rioul (1994, p. 215) le définissent d’un point de vue syntaxique : « Le groupe verbal est le second des deux constituants obligatoires de la phrase de base lorsque celle-ci s’analyse selon le schéma : P ® GN + GV. » Pour ces auteurs, il est « le terme central de la proposition, le pivot autour duquel s’organise la phrase » (p. 243). D’un point de vue morphologique, Riegel, Pellat et Rioul indiquent que : « Le verbe se reconnait d’abord par ses variations de forme et par les oppositions grammaticales qu’elles dénotent. [ … ] Morphologiquement, le verbe est un mot variable qui se conjugue, c’est-à-dire qui est affecté par plusieurs catégories morphologiques » (p. 243) . Selon le nombre, la personne, le temps et le mode, le verbe reçoit des marques ou des désinences différentes.

Dans la didactique de la grammaire québécoise, une autre terminologie existe pour expliquer l’accord grammatical : celui-ci y est décrit avec les termes donneur et receveur (Chartrand, 2011 ; Nadeau, 1996). Le donneur est celui qui donne ses caractéristiques grammaticales et le receveur est celui qui les reçoit. Le nom et le pronom donnent donc leur marque et leurs caractéristiques aux autres mots variables avec lesquels ils sont en relation : cela peut être le déterminant, l’adjectif, le participe passé ou encore le verbe.

Prenons un exemple : Les petites filles courent. Le nom est au féminin pluriel et il donne son genre et son nombre à l’adjectif et au déterminant. Il donne également au verbe la marque de la personne et du nombre.

Cette terminologie est également utilisée en France dans différentes recherches en didactique, comme celle de Bonnal (2016) ou encore de Geoffre et Brissaud (2012, p. 288) qui donnent cette définition : « La relation entre donneur et receveur d'accord et les conséquences sur leur morphologie sont formalisées par les chaines d'accord graphiques qui permettent de rendre visibles les liens sémantiques et syntaxiques qui unissent les mots ». Cette conception de l’accord nous permettra de comprendre ultérieurement les problèmes d’appropriation d’outils didactiques, comme les balles d’accord et surtout du mot-signal.

Nous avons jusque-là considéré l’accord au sein du groupe nominal et de la phrase, mais l’unité texte doit aussi être prise en compte quand l’objectif est de rendre les élèves capables d’orthographier leurs propres écrits. Il convient d’envisager l’enseignement des accords en situation de production textuelle, tout particulièrement lorsque des genres de textes à dominante narrative sont traités. Pour cela, nous allons nous appuyer sur les chaines de référence. Cette notion apparait tout d’abord chez Chastain (1975), et, pour la définir, nous reprendrons la définition de Charolles (1988, p. 8) :

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Seules peuvent appartenir (donner lieu à) une chaine des expressions employées référentiellement, c’est-à-dire toutes et rien que les expressions nominales (ou pronominales) permettant d’identifier un individu (un objet de discours) quelle que soit sa forme d’existence (personne humaine, événement, entité abstraite).

Les différentes expressions qui composent cette chaine sont liées par « une relation d’identité référentielle » (Corblin, 1995, p. 123) que le lecteur ou la lectrice doit interpréter correctement pour comprendre le texte, en situation de lecture, ou pour l’orthographier selon la norme, en situation de production écrite. Les chaines de référence dépendent du genre de texte. C’est ce qui a été montré par des études s’intéressant :

- à des genres : le fait divers dans Schnedecker et Longo (2012) et le document technique dans Dupont et Bestgen (2006) ;

- à des comparaisons de genres : textes romanesques, informatifs, instructionnels, journalistiques (Condamines, 2005).

Mais quel est l’intérêt de la chaine de référence par rapport à la notion d’anaphore ? Observons la définition de l’anaphore dans la Grammaire Méthodique du Français : une anaphore est « toute reprise d’un élément antérieur dans un texte » (p. 610) et « une expression est anaphorique si son interprétation référentielle dépend d’une autre expression qui figure dans le texte » (p. 610). Or, cette définition ne dit pas que les reprises sont liées par un lien de coréférence ni qu’elles peuvent être observées sur une unité texte, d’où l’intérêt de la chaine de référence (Schnedecker, 2019). Nous retiendrons également pour justifier le recours à la chaine de référence cette explication de Schnedecker :

La notion s’impose dès l’instant où l’on travaille sur du « long terme référentiel » et non plus sur des paires d’enchaînements référentiels, ce qui suppose que le nombre-plancher de maillons soit au moins égal à 3 sans quoi et les notions d’anaphore et de coréférence suffisent amplement à décrire les phénomènes. (2019, p. 4)

Observons l’exemple suivant :

Marie a voyagé en train. Une fois sortie de la gare, elle s’est engouffrée dans un taxi. Épuisée par le trajet, la jeune femme s’est rapidement endormie.

Dans ce texte, pour attribuer correctement les marques du féminin aux quatre participes sortie, engouffrée, épuisée et endormie, il est indispensable d’avoir identifié la chaine de référence en plus de maitriser la morphographie. La notion de chaine de référence nous amène à considérer que, lorsque l’enseignant·e enseigne l’accord, il s’avère très intéressant de travailler avec les élèves sur un texte, unité plus pertinente si l’objectif est d’entrainer à maitriser l’orthographe en situation de production écrite.

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La question de l’homophonie des finales verbales en /E/ est une excellente illustration du décalage qu’il existe entre la langue écrite figée depuis le XIXe siècle et la langue orale en constante évolution avec, en plus, des particularités régionales. En effet, l’opposition phonologique entre le /e/ ouvert et le /∈/ fermé tend à disparaitre selon les régions (Lucci, 1983 ; Walter, 1982) et, selon Cogis (2005, p. 114), cette neutralisation « génère un nombre très élevé de formes verbales homophones » qui peuvent correspondre à l’archiphonème /E/. Cette auteure donne plusieurs exemples où la prononciation « ne sert plus à opposer radicalement des mots comme les et laid et encore moins je chantai avec je chantais, contrairement à une idée encore répandue à l’école » (p. 39).

L’orthographe des formes verbales en /E/ relève à la fois de principes phonographique et sémiographique : Brissaud, Chevrot et Lefrançois (2006) ont mis en évidence une difficulté maximale puisqu’il faut effectuer une sélection parmi les morphonogrammes de mode et de temps (-é, -er ou -ai s’il s’agit respectivement d’un participe passé, d’un infinitif ou d’un imparfait), et une autre parmi les morphogrammes (-e, -s, -t ou -ent) qui marquent la personne, le genre et le nombre et qui n’ont pas de correspondance orale. Même s’il existe des restrictions (l’infinitif en -er ne prend jamais de -s), les possibilités de combinaison sont nombreuses. Brissaud et Sandon (1999) font le point sur la fréquence des formes en /E/ à partir des résultats d’une étude menée par Honvault-Ducrocq en 1984 sur un corpus littéraire : le morphonogramme -E est légèrement plus fréquent que la forme en -AI. Au sein de ce morphonogramme en -E, on trouve légèrement plus de formes en -er qui marquent l’infinitif que de formes de participe passé en -é. Enfin, l’examen des verbes du premier groupe montre que les formes en -E sont bien plus fréquentes que celles en -AI.

Cette question linguistique intéresse aussi les psycholinguistes et nous aurons l’occasion d’y revenir dans la partie consacrée à l’acquisition de la morphographie des formes en /E/.

En effet, la sélection de certaines marques morphologiques s’explique « par la fréquence des unités linguistiques en discours » (Jaffré & Brissaud, 2006, p. 156).

Ces faits orthographiques que nous venons de décrire en prenant appui sur les travaux de linguistique posent des difficultés d’apprentissage et d’enseignement. Les séquences innovantes construites avec les enseignant·e·s du groupe expérimental seront donc centrées, pour la première, sur l’accord au sein du GN, l’accord sujet-verbe et les chaines de référence (dans le cas où l’unité texte est travaillée), puis, pour la seconde, sur l’homophonie des finales verbales en /E/. Dans la partie suivante, nous allons nous placer du côté du scripteur ou de la scriptrice pour tenter de comprendre ce qui est problématique dans la maitrise de ces objets orthographiques. Pourquoi un·e élève qui a bien appris les règles orthographiques et fait ses exercices commet-il ou elle des erreurs sur certains points en particulier lorsqu’il ou elle écrit un texte ?

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Chapitre 2 : L’orthographe française : éléments de psycholinguistique

Prenant appui sur des travaux publiés par des historien·ne·s et des linguistes, nous avons décrit jusqu’alors l’évolution de l’orthographe et son fonctionnement sans tenir compte de l’usager de la langue. Nous allons à présent nous placer du côté de l’enfant qui apprend l’orthographe et, plus généralement, du côté du scripteur et de la scriptrice pour comprendre ce qui est particulièrement complexe dans notre orthographe. Ces deux points de vue sont complémentaires et indispensables dans une recherche comme celle que nous menons et qui est orientée vers le développement de nouveaux outils pour enseigner l’orthographe à des élèves en cours d’apprentissage. Fayol et Jaffré (2008, p. 11) décrivent ainsi le rôle de chaque spécialiste : « Le linguiste s’interroge sur l’histoire et le fonctionnement des orthographes, le psycholinguiste décrit les processus cognitifs qui en déterminent l’apprentissage et les raisons pour lesquelles certains aspects d’une orthographe sont appris et utilisés plus facilement que d’autres. » Nous mobiliserons essentiellement des références en psycholinguistique pour cerner les causes des erreurs orthographiques. Puis, nous nous intéresserons aux processus d’acquisition de l’orthographe pour comprendre comment l’enfant parvient à une maitrise progressive du code écrit dans sa globalité et des objets orthographiques particulièrement complexes.

Enfin, nous ferons le point sur la question de la baisse du niveau. En effet, elle s’invite inévitablement dans toutes les conversations autour de l’orthographe et elle devra être traitée lors des séances de formation lors de la phase expérimentale.