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PARTIE 3 : LE TRAVAIL ENSEIGNANT ET LA TRANSFORMATION DES PRATIQUES

4. Un changement immédiat des pratiques ou un développement à long terme ?

Nous avons établi les conditions facilitant la mise en œuvre de nouveaux outils dans les classes. Il reste maintenant à aborder deux questions : l’outil co-construit remplace-t-il complètement et radicalement les outils habituels ou bien vient-il s’ajouter à ceux existant ? Et ce nouvel outil est-il toujours utilisé par l’enseignant·e comme le·a chercheur·e l’avait prévu ?

Il serait illusoire de croire qu’un nouvel outil présenté en formation ou dans le cadre d’une collaboration avec un·e chercheur·e viendrait remplacer intégralement les outils ou les approches jusqu’à présent mobilisés par l’enseignant·e. Le renouvellement des pratiques se fait au contraire dans la durée : le développement professionnel de l’enseignant·e est un processus lent. Des démarches, approches et outils aux logiques parfois contradictoires cohabitent ainsi le temps qu’un rééquilibrage se fasse.

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Garcia-Debanc (2019) rappelle que Frank Marchand dans Le français tel qu’on l’enseigne paru en 1971, avant même que la didactique du français se constitue comme une discipline de recherche, avait déjà fait apparaitre que les instituteur·rice·s des années 1960 « n’enseignent pas strictement les contenus prévus par les programmes du moment mais des éléments hybrides empruntés aux programmes successifs depuis leur formation initiale » (p. 181). Dans une recherche portant sur les pratiques des enseignant·e·s débutant·e·s, Garcia-Debanc et Lordat (2007) ont développé un « modèle disciplinaire en actes » pour « problématiser les tensions qui peuvent exister entre les différentes configurations didactiques de la discipline (Halté, 1992), qui se manifestent en particulier dans la gestion des imprévus » (Garcia-Debanc, 2019, p. 187). Ce « modèle disciplinaire en actes » peut aider à comprendre ce qui se joue dans une recherche comme la nôtre, où un nouvel outil est introduit dans une classe. En effet, pour penser l’activité les enseignant·e·s doivent mobiliser des composantes de natures diverses :

Lorsqu’ils conçoivent et mettent en œuvre dans la classe une activité, les enseignants effectuent des choix en se fondant sur les programmes d’enseignement, les connaissances qu’ils ont des notions à enseigner, le matériel d’enseignement à leur disposition, mais aussi sur les prescriptions secondaires diffusées par les institutions de formation (Goigoux, 2006), les habitudes disciplinaires, la culture d’établissement, des routines professionnelles ou leurs propres souvenirs d’élèves. (Garcia-Debanc & Danz-Lecina , 2008, p. 187)

Une recherche contemporaine des travaux de Garcia-Debanc et Lordat (2007) a été menée à l’Université de Genève par le GRAFE pour comprendre comment la mise en œuvre des objets d’enseignement s’opère (Schneuwly & Dolz, 2009). A travers l’analyse de dix-sept séquences d’enseignement du texte d’opinion, Cordeiro et Schneuwly (2007, p. 78-79) ont mis au jour la coexistence d’une tendance classique de l’enseignement de la production écrite de textes argumentatifs et d’une perspective communicationnelle dans les pratiques habituelles des enseignant·e·s. Les chercheur·e·s ont pu observer des démarches traditionnelles, où l’enseignement se fait à travers la dissertation comme

« traduction en texte de la pensée de l’individu » (2009, p. 51) et d’autres plus récentes, appuyées sur une vision communicationnelle qui défend une pluralité de situations de communication impliquant des genres de textes qui leur sont spécifiques. Pour décrire cela, ils reprennent la métaphore vygotskienne de la « sédimentation » (1931/1992, p. 113) déjà mobilisée dans un article de Schneuwly, Cordeiro et Dolz (2005) et expliquent que : « chaque séquence semble révéler une forme particulière de composition des possibles historiquement constitués – des strates sédimentées, des manières anciennes et nouvelles, d’aborder l’objet à enseigner et enseigné » (Cordeiro & Schneuwly, 2007, p. 78-79). Ce constat est renforcé par Schneuwly et Dolz (2009, p. 63) dans l’ouvrage qui synthétise les résultats de l’analyse des trente séquences filmées ayant pour objet la rédaction d’un texte argumentatif et la maitrise de la subordonnée relative. Dans le premier cas, ils ont observé la cohabitation d’approches classiques et d’approches communicatives, et dans le second cas, la superposition de traditions grammaticales

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différentes. Ils parlent de sédimentation des pratiques pour décrire cette coexistence d’outils nouveaux avec des outils plus anciens et issus de la tradition scolaire :

Les nouveautés dans l’enseignement sont généralement ancrées dans les pratiques plus anciennes et, a contrario, les pratiques anciennes ont tendance à revenir quand les nouvelles montrent leurs limites. Les objets qui arrivent à exister et qui sont mis en jeu dans le système didactique sont une cristallisation des pratiques disciplinaires ; ils perpétuent partiellement et incorporent des pratiques sociohistoriques précédentes. (p. 63)

La même équipe de recherche, le GRAFE, a fait des observations semblables concernant l’enseignement de la lecture de textes littéraires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). En effet, dans le cas du texte réputé littéraire contemporain, le recours au résumé comme étape préparatoire avant la construction du sens atteste de la nécessité pour les enseignant·e·s d’introduire de nouveaux outils lorsqu’ils ou elles abordent avec leurs élèves des textes qui peuvent être déroutants et pour lesquels leur méthodologie habituelle semble ne pas suffire.

Les différents travaux portant sur l’analyse des objets enseignés menés par le GRAFE nous conduisent à conclure qu’il est nécessaire de prendre en compte l’histoire et l’évolution de l’enseignement pour comprendre et décrire les pratiques observées.

Ces dernières se forment en effet à travers la rencontre des enseignants, dans leur passé et leur présent, avec de nombreuses pratiques appartenant à des moments historiques différents : dans leur propre biographie d’élève à différents niveaux d’une scolarisation longue et avec une très grande variété de personnes, dans les discours de la profession, dans les prescriptions et recommandations. Pour analyser et comprendre ces pratiques, la connaissance de leur histoire et de leur grande variété de formes est un présupposé. L’analyse de l’enseignement présuppose donc toujours aussi une analyse et connaissance de l’histoire de l’enseignement afin de dégager des variations des pratiques en synchronie les traces de leurs transformations diachroniques. (Schneuwly & Ronveaux, sous presse)

La coexistence de pratiques innovantes et anciennes est donc à prendre en compte lorsqu’une nouvelle démarche est expérimentée : quelle place le nouvel outil trouvera-t-il au sein des pratiques habituelles ? Un autre facteur doit être considéré : l’utilisation de l’outil innovant se fera-t-elle dans sa forme initiale ou dans une version transformée ? Comme nous l’avons expliqué précédemment, nous comptons sur la fonction transformatrice de l’outil pour modifier les pratiques, mais nous devons aussi considérer la transformation que l’enseignant·e opère sur l’outil.

Pour décrire cette action de l’utilisateur ou utilisatrice sur l’outil, nous nous référons au concept de catachrèse développé par Rabardel (1995) et mis à l’épreuve par Wirthner (2017) dans le cadre de l’expérimentation d’un dispositif pour enseigner l’écriture du résumé informatif. La chercheure conclut que l’outil de travail innovant transforme les pratiques de l’enseignant·e, mais que ce·tte dernier·e a également une action sur l’outil : il ou elle le réinterprète et le réinvente en lui attribuant des usages qui n’ont pas été

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envisagés par ses concepteurs. Wirthner (2017, p. 36) mobilise le concept de catachrèse qu’elle définit ainsi :

Elle est l’écart entre le prévu et le réel dans l’utilisation des artefacts. Cet écart ne doit pas être interprété automatiquement comme un détournement, donc d’une manière négative. Il faut plutôt voir dans la catachrèse l’indice que les sujets contribuent à la création des usages des instruments.

Pour comprendre ce concept et bien saisir ce qu’il peut apporter dans le cadre de notre recherche, nous nous référons également à la définition générale qu’en donne le Trésor de la Langue Française, hors du champ de la didactique : « Procédé qui étend l’emploi d’un terme au-delà de ce que permet son sens strict. » Cette figure de style agirait donc comme une extension et une augmentation de l’objet initial. Transposé à notre champ de recherche, ce concept permet d’envisager les nouveaux usages attribués par les usagers (enseignant·e·s) à un outil (séquence d’activités d’enseignement de l’orthographe). A la suite de Béguin et Rabardel (2000, p. 10), nous considérons « les catachrèses comme des indices de la contribution des utilisateurs à la conception de leurs instruments et de leurs usages. » Les enseignant·e·s transforment et font évoluer les outils en fonction de leurs habitudes, de leurs objectifs et du public avec lequel ils et elles travaillent.

Nous retiendrons donc que le concept de modèle disciplinaire en actes et celui de sédimentation des pratiques aident à mettre en évidence les tensions en jeu dans les pratiques des enseignant·e·s et les reconfigurations qui s’opèrent nécessairement suite à une action de formation. Les éléments apportés en formation n’interviennent pas sur un terrain vierge, mais ils viennent s’ajouter à des pratiques et habitudes déjà en place qui subissent alors un déplacement ou une modification. Nous nous intéresserons également aux transformations apportées aux séquences coconstruites lors des séances de formation. Comment les enseignantes les font-elles évoluer ? Quels nouveaux usages sont-ils attribués aux outils construits collectivement ?

Nous serons donc attentive lors de l’analyse de nos données aux traces de sédimentation des pratiques et aux usages imprévus de l’outil, considérant que ce sont des éléments incontournables du développement et qu’ils doivent être vus comme des occasions d’augmenter ou enrichir son usage.

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Chapitre 2 : Formes d’intervention et limites de la transformation des pratiques

Depuis les années 1990, les travaux produits en didactique de l’orthographe apportent des réponses concrètes aux difficultés rencontrées par les enseignant·e·s dans les séances consacrées à l’enseignement de la langue. Pourtant, la diffusion de ces publications dans les classes et la mise en œuvre des propositions formulées par les didacticien·ne·s sont insuffisantes et amènent à s’interroger sur les moyens auxquels il faudrait recourir pour faire évoluer les pratiques. Partant du principe que c’est probablement en coconstruisant des outils dans le cadre de la formation continue avec les enseignant·e·s que les innovations feront leur entrée dans les classes, nous nous intéresserons aux designs de recherche qui placent la collaboration entre enseignant·e·s et chercheur·e·s au centre du dispositif.