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PARTIE 2 : L’ORTHOGRAPHE ET SON ENSEIGNEMENT

1. Le niveau en question

Des éléments relatifs au niveau des élèves sont mobilisés lors des séances de formation pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est un thème souvent abordé spontanément par les enseignant·e·s qui lient la baisse du niveau et les difficultés d’enseignement et d’apprentissage. Ensuite, le nombre d’erreurs croissant dans la zone de la morphographie sera un argument pour défendre un enseignement renouvelé des objets orthographiques

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qui sont sources d’erreurs pour les élèves et qui résistent à un enseignement traditionnel sous forme de leçons suivies d’exercices. Il convient donc de faire un état des lieux des connaissances sur cette question.

1.1 Une baisse avérée du niveau en orthographe entre 1986 et 2005

Différents travaux ont porté sur l’évolution des capacités orthographiques des élèves (Manesse & Cogis, 2007 ; MEN-DEP, 1996 ; Rocher, MEN-DEPP, 2008) et le constat est sans appel : le niveau baisse, particulièrement en orthographe grammaticale. Des tests passés par des élèves différent·e·s à plusieurs reprises depuis la fin du XIXe aident à avoir une idée plus précise sur ce « niveau en baisse », si souvent évoqué dans les médias et dans les conversations en salle des professeurs.

Depuis 1833, l’enseignement des « éléments de la langue française » est inscrit au programme de l’école primaire ; il faut pourtant attendre l’enquête menée par l’inspecteur Beuvain pour savoir quelles sont les capacités orthographiques des élèves. Voulant montrer que l’école peut enseigner l’orthographe et que la connaissance de l’orthographe a progressé dans l’ensemble de la France, il réunit des paquets de copies d’élèves (dictées et exercices de calcul) entre 1873 et 1877 (Chervel, 2008a ; Chervel & Manesse, 1989). Sillonnant la France, il dicte à des milliers d’écolier·e·s, mais aussi d’adultes suivant des cours du soir, de petits textes de moins de 100 mots. Selon Chervel et Manesse (1989), ces extraits choisis dans la littérature classique ont une « connotation paysanne » (p. 25) et sont « d’inspiration profondément religieuse » (p. 26). Beuvain corrige ensuite ces dictées et envoie son rapport au Ministère (Chervel & Manesse, 1989).

L’une de ces dictées est un extrait d’un texte de Fénelon qui est constitué de quatre phrases et qui débute ainsi : « Les arbres s’enfoncent dans la terre par leurs racines, comme leurs branches s’élèvent vers le ciel... »

Chervel et Manesse (1989) utilisent le même texte entre décembre 1986 à juin 1987 pour comparer le niveau des élèves cinq générations plus tard. 3 000 élèves du même âge que les écolier·e·s testé·e·s par Beuvain se voient dicter le même texte. Afin de pouvoir mener cette comparaison, les scores de 1873-1877 ont été redressés, car l’échantillon de Beuvain n’était pas représentatif du public scolaire français et présentait plusieurs biais : sous-représentation des filles et des populations rurales, sélection des écoles et nombre de maitres. La conclusion est que les élèves de 1986-1987 maitrisent mieux l’orthographe que ceux de 1873-1877 : les premier·e·s ont fait 11 erreurs, alors qu’un siècle avant les élèves avaient fait 20 erreurs. Cette augmentation du niveau en orthographe est d’autant plus remarquable qu’elle s’est faite avec une diminution du temps d’enseignement consacré à la discipline. Chervel et Manesse remarquent que les filles ont des résultats très inférieurs à ceux des garçons en 1873-1877, mais la tendance s’inverse en 1986-1987. Cela s’explique par la discrimination qu’elles subissaient au XIXe siècle dans l’accès à la scolarité. Autre fait remarquable : les élèves de 1986-1987 ont fait moins d’erreurs

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liées à une compréhension erronée du texte que leurs ainé·e·s. Cela se conçoit aisément quand on sait que nous sommes passés d’un enseignement quasi-mécanique basé sur la mémorisation et la répétition à un enseignement plus réfléchi de la langue. En revanche, les erreurs de types grammatical et lexical sont en augmentation. Chervel et Manesse (1989, p. 256) concluent de cette recherche que la relative homogénéité des résultats obtenus en 1986-1987 donne la preuve que l’école a réussi son pari de l’« instruction de masse ».

L’étude a été reconduite en 2005 afin de comparer les nouveaux résultats à ceux de 1986-1987. Les chercheures avaient pour but de répondre à deux questions : les résultats des élèves sont-ils différents entre 1987 et 2005 ? La nature des erreurs a-t-elle changé?

Avant même la publication officielle des résultats, l’étude est discréditée et sa valeur scientifique remise en question. Le sujet est sensible. Cette fois-ci, les résultats révèlent une baisse du niveau : le nombre d’erreurs a augmenté essentiellement en orthographe grammaticale et les écarts entre les élèves se creusent (Manesse & Cogis, 2007).

Manesse (2006) parle de « résultats en chute assez spectaculaire concernant les accords nominaux et verbaux et la conjugaison » (p. 15). Pour ce qui est de l’accord du passé, elle affirme même que c’est une « cause perdue » : le participe réunie avait déjà un taux de réussite très bas en 1987 et il a désormais un taux inférieur à 10% (Manesse & Cogis, 2007). La conclusion de cette nouvelle comparaison est sans appel : en 2005, les élèves de 5e ont le même niveau que les élèves de CM2 en 1987.

Pour conclure sur cette comparaison des résultats en 1877, 1987 et 2005, nous pouvons retenir qu’entre 1877 et 1987 le niveau de maitrise de l’orthographe a augmenté globalement même si une augmentation des erreurs en orthographe grammaticale apparait déjà. Entre 1987 et 2005, le niveau a baissé et les erreurs grammaticales sont de plus en plus nombreuses, mais selon Manesse et Cogis (2007), cela ne doit pas faire oublier qu’« un savoir orthographique existe » (p. 135). D’après Manesse et Cogis (2007), il convient de dépasser le simple apprentissage des règles et d’aider les élèves à développer l’analyse des classes grammaticales et structures syntaxiques en mobilisant la réflexion et la mémorisation pour favoriser les progrès. Enfin, nous insistons sur le fait que, même si les élèves ne maitrisent pas l’ensemble des règles permettant d’écrire parfaitement, ils et elles ont de nombreuses connaissances sur le système complexe du français et ils et elles progressent de façon considérable entre l’école primaire et le collège (Cogis, 2007).

1.2 Quelques éléments d’explication à cette baisse

D’une façon générale, toutes disciplines confondues, la durée consacrée à l’enseignement s’est réduite au fil des années. Dans un article paru en 2008 sur le site de Mediapart et intitulé Temps scolaire : arrêtons le massacre7, l’historien Claude Lelièvre

7https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/070608/temps-scolaire-arretons-la-catastrophe

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explique que le temps de présence d’un·e écolier·e français·e en classe est passé de 1338 heures à environ 850 heures en un peu plus d’un siècle. C’est également ce que dénonce Prost (2012), quelques années plus tard, dans un article paru dans le journal Le monde et dont le titre est éloquent : La réduction du temps de travail des élèves est un formidable gâchis8. L’historien fait cette comparaison :

Les élèves ne passent pas plus de temps en classe aujourd'hui en cinq années d'école primaire qu'ils n'en passaient en quatre ans il y a une génération. C'est comme si l'on avait obligé tous les élèves à sauter une classe.

Cette réduction drastique du temps passé en classe a évidemment des répercutions sur le temps consacré à l’enseignement de l’orthographe (Gourdet, 2009, cité par Brissaud, Cogis & Totereau, 2014). Pour Manesse (2006), il faut que les programmes augmentent le temps de l’apprentissage de l’orthographe et qu’ils redonnent une place de choix à celle qui est pour l’instant perdue au sein des outils de la langue. Cela fait écho aux recommandations de Chervel pour qui l’orthographe doit être traitée comme une véritable discipline scolaire et non comme une sous-discipline (Chervel, 2008a).

Pour expliquer cette baisse de niveau avérée entre 1987 et 2005, nous pouvons aussi évoquer un public de plus en plus large et de plus en plus hétérogène (depuis les débuts du collège unique, quasiment tou·te·s les élèves arrivent jusqu’à la fin du secondaire I) et aussi une multiplication des tâches assignées à l’école et au collège (éducation à la santé, formation du citoyen, enseignement des langues vivantes, des TICE et de la sécurité routière, etc.).