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Chapitre 3 : Conceptions empiriques de l’intégration : au cœur du vécu des femmes immigrantes

3.1 Pour mieux comprendre le processus d’intégration : regards sur la réalité quotidienne des nouvelles

3.1.2 Portraits fictifs

Afin de mieux positionner le quotidien des femmes et de leurs familles, j’ai opté pour deux portraits fictifs; ceux-ci reprennent différents éléments de la vie de tous les jours. Ces portraits sont généralistes et librement inspirés, il ne s’agit pas d’une description exhaustive des femmes qui ont participé à cette recherche, par souci de maintenir leur anonymat. Ils permettent d’introduire les difficultés quotidiennes rencontrées par les femmes immigrantes qui seront développées dans la prochaine section.

La famille de Tara et Saul

En ce froid jeudi matin de janvier, Tara doit réveiller ses enfants, Maria et Fabio, afin de préparer la plus vieille pour l’école. Puisque les deux enfants partagent la même chambre, ce processus devrait être plutôt rapide, mais Maria pleurniche; elle ne veut pas (encore une fois!) aller à l’école ce matin. Toute la famille s’habille le plus chaudement possible avant de sortir à l’extérieur, et c’est parti pour la petite expédition : Tara accompagne sa fille et va la rechercher tous les jours à l’école primaire. Évidemment, Fabio les talonne, en se plaignant un peu; il ne s’habitue pas vraiment à devoir marcher dans la neige.

Si Tara et son mari arrivaient à trouver une garderie pour Fabio, peut-être que le quotidien serait plus facile, mais la famille est au bout des économies qu’elle avait faites avant de partir pour le Québec et de toute manière, les places en garderie sont rares. Alors, Fabio reste à la maison avec Tara. Elle est contente de pouvoir passer du temps avec son fils, elle ne s’en plaint pas. Par contre, s’il allait à la garderie, même à temps partiel, Tara pourrait sans doute sortir davantage, rencontrer d’autres personnes dans des activités (pas toujours facile lorsqu’on est constamment accompagnée d’un petit garçon de trois ans!), et peut-être même travailler.

Lorsqu’ils sont arrivés au Québec, le mari de Tara lui avait promis qu’ils s’achèteraient une nouvelle voiture. Il avait juré qu’il s’agirait même du modèle équivalent à celui qu’ils avaient avant de partir. Mais, tous les coûts liés à l’installation (loyer et électricité, meubles, vaisselle, etc.) et l’achat des vêtements d’hiver pour les enfants ont fait fondre leurs économies.

Puisque c’est jeudi, Tara est contente, car c’est la journée de la distribution alimentaire. Fabio pourra jouer avec les autres enfants cet après-midi, s’il a fait sa sieste avant le Café Rencontre, et elle discutera avec quelques mamans. Tara espère qu’aujourd’hui sera une journée chanceuse et qu’elle pigera le bon numéro. Si elle peut choisir ses denrées parmi les premières, elle aimerait avoir de la viande et, peut-être, une petite gâterie pour les enfants. Parfois, et c’est ce qui lui arrive souvent ces temps-ci, son numéro est tiré parmi les derniers; les choix de denrées sont alors, à l’occasion, moins intéressants. Elle repense aux légumes qu’elle a obtenus la semaine précédente et qui ont rapidement moisi dans son réfrigérateur, elle espère qu’ils resteront bons plus longtemps cette semaine.

Avant la distribution alimentaire, Tara a rendez-vous avec Paul, le responsable de son dossier à la Saint- Vincent-de-Paul. Elle souhaite vraiment pouvoir continuer à bénéficier de ces denrées. Au moins, Paul est gentil avec elle, il aime beaucoup ses enfants, tandis que certaines des femmes à la distribution semblent avoir des contacts plus ardus avec leur responsable de dossier… En tout cas, Paul raccompagnera en voiture Tara et sa famille jusqu’à leur appartement, avec leurs provisions. C’est une belle attention, c’est beaucoup plus pratique que de faire le trajet à pied avec les enfants et les gros sacs.

La semaine prochaine, Tara rencontre la directrice de l’école de Maria. Elle est un peu inquiète parce que sa fille dit qu’elle n’aime pas ça, l’école, que c’est trop difficile. Tara espère pouvoir trouver une solution à l’issue de cette rencontre, parce que ça lui fait de la peine de voir Maria comme ça. Mais le déroulement de ce rendez-vous la préoccupe beaucoup aussi : Tara a peur de mal comprendre la directrice. Si au moins son mari pouvait être là, elle se sentirait un peu plus rassurée. Mais son mari va être à Montréal à ce moment-là, comme à toutes les deux semaines.

La situation de son mari, qui est fréquemment à l’extérieur de la maison pour plusieurs jours, n’est pas facile pour les enfants, ni pour Tara d’ailleurs. Elle est contente qu’il se soit trouvé un travail rapidement, mais les déplacements ne sont pas l’idéal compte tenu de leur situation familiale. Tara a aussi l’impression que pour tout le travail qu’il fait, il n’est pas bien payé. Ils se considèrent chanceux que le diplôme de Saul et ses expériences de travail aient été reconnus, contrairement à certaines des personnes qu’ils fréquentent. Mais le niveau professionnel qui est reconnu n’est pas le même que dans leur pays d’origine, et ce n’est pas ce à quoi ils s’attendaient en arrivant au Québec.

La famille de Julia et Raoul

Julia vient de rentrer à la maison. Il fait noir, il est déjà tard et les enfants sont couchés depuis longtemps. Sa journée de travail a été longue, avec beaucoup de clients et l’inventaire du mois à faire. À la boutique, elle commence à apprécier davantage son travail. Ses collègues la complimentent sur son français. En quelques semaines, elle a fait beaucoup de progrès. La gérante avait accepté de l’engager à l’essai, grâce à une recommandation de son amie Anita, qui a déjà travaillé là-bas. Avec son expérience comme enseignante, Julia était habituée à interagir avec les gens, à avoir de l’entregent. Mais dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, le défi est énorme, d’autant plus qu’elle n’a pas terminé tout son cheminement en francisation. Avec son mari, ils ont dû faire le constat que les allocations gouvernementales ne suffisaient plus, surtout avec l’entrée à temps plein de Raoul à l’université. Pour cette raison, Julia a arrêté rapidement sa francisation pour chercher un travail, afin de soutenir financièrement sa famille et son mari. Raoul doit refaire une partie de ses cours comme ingénieur afin d’être reconnu par l’Ordre, au Québec. Il vient de commencer sa session universitaire, et c’est difficile; les gens parlent beaucoup plus rapidement qu’à la francisation et les attentes des enseignants sont élevées. Ces temps-ci, il est un peu déprimé, peut-être à cause du froid qui s’installe. Raoul discute sur Skype tous les jours avec ses parents restés au pays. Ils devraient venir visiter Raoul, Julia et les enfants au début mars; toute la famille attend ce moment avec impatience.

Julia espère que dans quelques années, lorsque Raoul aura terminé ses cours et reçu l’acceptation de l’Ordre des ingénieurs, ce sera à son tour de retourner à l’université, peut-être pour faire une maîtrise. Ses élèves et ses collègues enseignantes lui manquent. Elle aimerait retrouver un poste semblable ici, mais elle ne croit pas que sa licence sera reconnue. Elle pense qu’avec une maîtrise, ça pourrait être plus facile. Mais ça, c’est un objectif à moyen ou long terme. Pour l’instant, elle doit se concentrer sur le bien-être de sa famille, et c’est son emploi comme vendeuse qui lui permet d’avoir un revenu.

Elle devrait tomber de sommeil après cette grosse journée de travail, mais elle n’y arrive pas. Elle est tracassée par la sempiternelle question des garderies. À son retour à la maison, Raoul lui a dit que la garderie de Manny, son plus jeune, allait augmenter ses tarifs. Trouver des garderies pour ses enfants a tellement été compliqué : à cause de la longue liste d’attente au CPE (Centre de la petite enfance) le plus proche, ils ont trouvé des places dans des garderies privées, mais les deux enfants ne sont pas au même endroit. Avec l’augmentation des tarifs de la garderie de Manny, elle se demande si son salaire sera suffisant pour soutenir sa famille...

Julia essaie de se convaincre que, malgré tout, ils sont mieux ici, et qu’elle et Raoul ont fait le bon choix d’immigrer au Québec avec leurs enfants. Ils sont plus en sécurité et les enfants ont de belles perspectives d’avenir. Mais ce n’est pas facile tous les jours…