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Les difficultés des ménages nouvellement installés

Chapitre 3 : Conceptions empiriques de l’intégration : au cœur du vécu des femmes immigrantes

3.1 Pour mieux comprendre le processus d’intégration : regards sur la réalité quotidienne des nouvelles

3.1.3 Les difficultés des ménages nouvellement installés

Peut-on dire nouveau pays, nouvelle vie? Immigrer, c’est un peu repartir à zéro. La perte des repères est souvent vécue comme le deuil d’une vie qu’on laisse derrière soi. C’est aussi un deuil auquel différents coûts sont liés : économiques, certes, mais personnels, professionnels et familiaux, également. Ce deuil n’est pas facile à faire, surtout lorsqu’il faut simultanément se rebâtir une vie. Certaines difficultés semblent être communes aux femmes de l’échantillon. Selon leurs propos, les principaux défis à surmonter sont la perte de statut et la dépendance économique, le délai du premier emploi, la maîtrise du français, la nécessité de composer avec des objectifs de vie divergents dans le couple, la pression venant des proches et des comparaisons effectuées avec d’autres immigrants, ainsi que le risque d’une trajectoire de vie menant vers l’isolement social.

La perte d’un statut socio-économico-professionnel

Les femmes de l’échantillon sont scolarisées : avant leur migration, elles évoluaient toutes dans un milieu professionnel en lien avec leurs compétences, à savoir des formations universitaires de premier ou de deuxième cycle. Toutefois, ces dernières se sont heurtées aux difficultés reliées à la reconnaissance des diplômes. La majorité des femmes a décidé d’effectuer un retour aux études, incluant quelques mois de francisation pour celles dont la langue maternelle est l’espagnol ou le portugais. Une seule femme a décidé d’occuper un emploi dès son arrivée; elle prévoit néanmoins un retour aux études sous peu. Les deux autres femmes sont actuellement des mères au foyer et celles-ci souhaitent fortement poursuivre une formation au Québec. Cependant, la présence d’enfants d’âge préscolaire, la difficulté de trouver une place en garderie ainsi que les coûts associés autant à la garderie qu’à la future formation de la mère font que ces femmes restent à la maison. Elles évaluent que l’entrée à l’école des plus jeunes sera aussi le moment pour elles de faire la même chose.

L’ensemble de ces situations correspond à la perte d’un certain statut pour ces femmes qui étaient médecin, professeure ou avocate, donc relativement indépendantes économiquement auparavant. Cela est d’autant plus pénible qu’au moment où la recherche est effectuée, la situation économique de leur ménage est précaire : pour quatre des familles, on vit grâce au soutien gouvernemental lié aux études, et pour quatre

autres, on compose avec un seul salaire. Les apports gouvernementaux pour les enfants, comme la prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE) et les allocations familiales de la Régie des rentes du Québec (RRQ), semblent être une source de revenus sur laquelle la majorité des familles peut compter. (Les deux paliers de gouvernements sont présents dans cette aide, il faut cependant être admissible au volet fédéral (PFCE) pour accéder au volet provincial (RRQ) (CRÉ Saguenay Lac-St-Jean 2011 : 34-35).) Aussi, certaines ont déjà bénéficié du support d’une ressource communautaire offrant de l’aide alimentaire. Cependant, le recours à ce service se fait aux dépens d’une certaine fierté; il faut savoir composer avec le malaise de devoir demander de l’aide et de recevoir des denrées parfois en mauvais état ou périmées… Comme le souligne Pierre-André Tremblay à l’issue d’une recherche portant sur l’insécurité alimentaire menée au Saguenay – Lac-Saint-Jean, « [a]voir recours à une organisation d’aide est une épreuve qui atteste de l’incapacité à se débrouiller seul et c’est donc un signe d’échec. Le principal obstacle à l’utilisation de l’aide est le stigmate que cela risque d’entraîner » (Tremblay 2007 : 52). Un emploi d’appoint pourrait aussi aider la famille, mais encore faut-il, comme le disait Lanna, avoir le « courage » nécessaire pour aller occuper des petits boulots.

La maîtrise d’une nouvelle langue ou comment se faire comprendre

Pour accéder à un milieu professionnel stimulant, il faut, entre autres, être en mesure de s’exprimer convenablement en français (oral et écrit). Les femmes qui ne maîtrisent pas le français considèrent son apprentissage comme primordial. Comme le souligne Khaira, si un nouvel arrivant ne connaît pas le français, il ne sera même pas en mesure de demander de l’eau ou de l’aide en situation d’urgence. Avant tout, il faut tenter de surmonter la peur de ne pas être comprise et d’oublier les tentatives qui ont été infructueuses, tel que de commander « du » café et recevoir « deux » cafés, comme c’est arrivé au mari de Teresa. Cette crainte de ne pas communiquer aisément est, en fait, présente chez la majorité des femmes interrogées. À cet égard, le français québécois est évidemment différent du français de la France ou de la Tunisie; des efforts d’adaptation sont nécessaires. Ainsi, pour l’ensemble des répondantes, la maîtrise de la langue « locale » et le temps qui doit y être consacré sont des facteurs importants à ne pas prendre à la légère.

Par ailleurs, une majorité des femmes rencontrées, afin d’éviter que leurs enfants perdent leur langue maternelle (espagnol, portugais ou arabe), utilisent majoritairement une langue autre que le français à la maison. Dans ce lieu d’acceptation, loin des regards indiscrets, elles ne pratiquent donc pas leur français et sont ainsi plus timides de s’exprimer en public.

On communique dans la langue maternelle parce qu’on attend que les filles, que les enfants, n’oublient pas l’espagnol. Après deux ans, on commence à voir que les enfants oublient quelques mots en espagnol. Mais on voit que c’est nécessaire de ressourcer, de lire avec eux en espagnol, parler en espagnol, c’est important de conserver la langue, oui.

[Question : Donc, tu ne pratiques pas ton français avec elles?] Non, c’est difficile [rires] (Elina)

Le report du premier emploi

On peut aussi se questionner sur l’importance de l’emploi dans le processus d’intégration : est-ce que le délai d’obtention d’un premier emploi vient influencer l’intégration? Premièrement, il faut opérer une distinction entre un emploi « de subsistance » (comme ceux occupés par Reanna, Olivia et Pauline) et un emploi spécialisé qui fait appel à des compétences plus spécifiques. Le type d’emploi que je qualifie de subsistance est présenté par d’autres auteurs (Gauthier 2013) comme un emploi précaire ou pour lequel la personne est surqualifiée. J’ai opté pour l’appellation « emploi de subsistance », car son objectif est de répondre aux besoins de base de la famille, avec peu d’égards au poste lui-même. Cette situation est semblable à celle qui a été observée ailleurs au Québec : « les études de cas démontrent qu’une partie des immigrantes acceptent de prendre un emploi pour lequel elles sont surqualifiées, afin de pouvoir laisser à leur mari plus de temps pour se placer, ou encore, afin qu’il puisse poursuivre ses études » (Gauthier 2013 : 19).

D’autre part, compte tenu d’un statut d’étudiante pour certaines ou de mère à la maison pour d’autres, je me questionne sur l’employabilité de ces femmes puisqu’une période prolongée d’inactivité sur le marché du travail peut nuire à leurs chances de décrocher un emploi, mais également limiter la valeur des expériences antérieures. Gauthier avance les mêmes préoccupations que les miennes en incluant, d’un même souffle, les femmes qui occupent un emploi de subsistance :

Dans un tel cas, le risque de déqualification et donc de non‐reconnaissance des diplômes augmente. En effet, plus elle passe de temps à l’extérieur de son domaine, plus ses compétences risquent de devenir désuètes. Dans ce type de situation, il est plausible que le type de réseau social accessible par la conjointe ait un impact sur son parcours professionnel. (Gauthier 2013 : 22)

La décision d’entreprendre ou non une nouvelle formation est une stratégie qui doit être étudiée à l’échelle familiale, m’a-t-on expliqué. Quelle décision sera la plus profitable? Prévoit-on à court, moyen ou long terme? Quels sont les objectifs de carrière des parents? En outre, ne pas avoir accès à un milieu professionnel ou scolaire20 pour socialiser réduit de façon importante les contacts sociaux des femmes. En effet, certaines des

20 Le milieu scolaire, en faisant référence surtout à une formation universitaire spécifique, plutôt que la francisation, n’est

répondantes ont indiqué que selon elles, les collègues de travail sont des acteurs importants dans le développement du réseau social d’un nouvel arrivant.

La nécessité de composer avec des objectifs de vie antagonistes au sein du couple

Il existe de nombreuses divergences entre les attentes pré-migratoires des gens, notamment celles liées aux promesses des bureaux de recrutement, et la réalité dans laquelle ils se retrouvent. L’adaptation au Québec ne se fait pas au même rythme pour tous. Au cœur de son quotidien, il est difficile pour Teresa de passer sous silence les difficultés d’adaptation de son mari, alors qu’elle apprécie ce changement de pays.

Maintenant, il est très mélangé à propos de sa carrière, à propos de son avenir, à propos de tout. Très mélangé, très triste, beaucoup d’échecs à propos de la langue, beaucoup. Il déteste Québec. Il déteste absolument toutes les personnes québécoises, [il] déteste tout. Il n’aime pas être ici. (Teresa)

Comme elle le dit si bien, « c’est difficile d’équilibrer » leur dynamique de couple et de famille, elle étant enthousiaste et lui déprimé… Le changement de milieu a une influence importante sur les ambitions des individus. Tous ces bouleversements modifient les rapports entre les conjoints et peuvent les mener à des mésententes ou des disputes. Certaines des femmes rencontrées ont souligné des écarts importants entre leurs perspectives d’avenir ici et celles de leurs conjoints, par exemple sur la valeur relative du bien-être familial par rapport aux aspirations individuelles.

Je me suis rendu compte en arrivant ici que mon mari et moi n’avions pas les mêmes objectifs. Alors moi, j’ai des objectifs de vie culturelle et de bien-être pour mes enfants et que leur avenir est quelque chose à construire. Mon mari est rentré dans ce qu’on appelle le rêve américain, à savoir « Je veux la grosse voiture, je veux la grosse maison. » […] C’est là où c’est très difficile parce que nos discours ne sont plus dans la même [perspective]... C’est là où je suis extrêmement déçue, cette dimension-là, je ne l’avais pas réalisée en France. On n’avait pas cet écart d’objectifs. (Flavie)

Les frictions qui en découlent peuvent même mener parfois à une séparation, tel que le soulignent Renaud et ses collaborateurs; leur recherche, menée sur une période de dix ans auprès de nouveaux immigrants s’établissant au Québec, a révélé que le taux de monoparentalité dans l’échantillon a augmenté de 2% à 6%, entre le début et la fin de l’étude (Renaud et al. 2001b : 34).

On peut aussi observer certaines différences dans le processus d’adaptation des femmes dont le conjoint suit un parcours différent. Les membres des couples qui avancent de façon relativement similaire (francisation et ainsi que la perception de leur « identité immigrante » (dont le français n’est pas la langue maternelle) sont des éléments qui ont été relevés par les femmes, par exemple Teresa et Clara, comme des facteurs qui rendent plutôt difficile leur intégration sociale en milieu universitaire.

retour aux études) semblent affronter « ensemble » la même réalité. Cependant, pour certaines femmes, principalement celles qui sont à la maison alors que le mari travaille, il semble y avoir une distance dans la façon dont chaque conjoint vit son intégration.

Pour lui, par exemple, il est bien intégré. Dès le premier mois. Il a des contacts, il travaille. Il mange le midi par exemple [avec] tout le monde […], donc il va échanger des idées. Il n’a aucun problème à s’intégrer avec tout le monde, avec toute nationalité. Si on travaille, bien sûr, on va s’intégrer. Obligatoire. Mais pour une femme qui reste à la maison, tu ne peux pas t’intégrer comme ça. (Khaira)

Composer avec les pressions sociales venant des proches restés au pays et des comparaisons avec les autres immigrants

Chacune des femmes rencontrées doit composer avec le regard des autres sur sa situation : que ce soit de la part des proches restés au pays qui espèrent les voir revenir ou de celle d’autres immigrants qui réussissent mieux ou plus difficilement leur parcours d’intégration, elles ressentent toujours une certaine pression par rapport au choix de leur migration.

Par exemple, le mari de Flavie souhaite vivre le « rêve américain » comme son frère qui, en moins de deux ans, est passé d’être sans domicile fixe dans un autre pays, à occuper un emploi stable et à être le propriétaire d’une maison au Québec. Un autre exemple est celui de la famille du mari de Teresa, qui compare leur parcours avec le succès de son cousin qui travaille dans l’administration d'immeubles d'habitation et qui vient de s’acheter une maison. Khaira, elle, a quitté sa grande maison et sa vie de voyages, son auto avec les composantes électriques… alors que leur voiture québécoise a des fenêtres à manivelle. Magda, lorsqu’elle était au Brésil, comptait sur une employée domestique qui partageait avec elle les tâches de préparation des repas, le ménage et le soin des enfants. Ce n’est plus le cas au Québec! Enfin, certains proches leur rappellent parfois ce confort qu’elles ont laissé derrière… Pour Clara, c’est son conjoint qui se trouve déchiré.

« Mais pour mon conjoint, ce n’est pas la même chose. Lui, il est divisé entre sa volonté de faire quelque chose pour ses enfants et ses parents qui lui disent "On s’ennuie de toi. On s’ennuie des enfants. Ils sont nos seuls petits-enfants" »(Clara).

Évidemment, il y aussi les histoires de celles et ceux qui sont rentrés au pays ou qui ne sont pas heureux de leur situation « ici », qui critiquent sans cesse la vie d’« ici », la comparant avec celle, qui était tellement meilleure, de « là-bas », et puis certains qui s’entendent dire qu’ils ne seront jamais intégrés. En plus, il y a la peur d’échouer ou d’avoir pris la mauvaise décision… Ce sont tous des éléments qui rappellent aux femmes les coûts encourus par leur choix de migration et qui ajoutent une pression supplémentaire au quotidien.

Une trajectoire vers l’isolement social?

Le réseau social est peu développé chez beaucoup de femmes, principalement pour celles qui ne sont pas retournées à l’école après leur arrivée au Québec. En effet, la moitié des femmes de l’échantillon peut vraisemblablement compter le nombre de personnes qui forment son réseau social local sur les doigts d’une main. L’absence de réseau social, et donc une situation d’isolement social, crée un fossé qui s’accentue avec les années, comme une perte de la maîtrise du français, chez Khaira.

Et en plus de ça, je suis restée pendant deux ans renfermée à ne parler qu’en arabe. Par exemple, [dans mon pays d’origine], je parle l’arabe et le français. Ici, je parle arabe, arabe, arabe, arabe et pas français. Et j’oublie le français que je connais par exemple. […] Mais deux ans, renfermée, parler que l’arabe, crois-moi, j’ai oublié mes études, j’ai oublié tout. (Khaira, emphase originale)

La femme qui s’habitue à vivre seule, à communiquer presque uniquement avec ses enfants et son mari, au- delà des risques de dépression, perd aussi les connaissances liées à son milieu professionnel. On peut se demander après combien de temps le fossé devient impossible à franchir. Évidemment, comme relevé par les principales intéressées, plus on attend, plus cela sera difficile. Ainsi, Dorais et Richard disaient que « [p]lus on possède de capital social, plus on peut se mettre en réseau et, par un mouvement de retour, plus on se met en réseau, plus on augmente son capital social » (Dorais et Richard 2007 : 70). On peut postuler que compte tenu des liens entre les réseaux sociaux et le capital social, si une personne a de la difficulté à développer un réseau social, celle-ci subira une perte de capital social, et ainsi de suite. Les conséquences de ce cercle vicieux peuvent alors la mener vers l’isolement social. Par contre, les femmes présentes au Québec depuis plus longtemps que la moyenne de deux ans d’installation possèdent, pour leur part, un réseau élargi et varié. Il semble donc que le danger de l’isolement social soit surmontable, et non pas nécessairement un chemin sans issue.

Pour conclure, on peut avancer que les difficultés quotidiennes liées au processus d’intégration des femmes immigrantes qui ont été interrogées sont variées. Qu’il s’agisse de la perte d’un certain statut social et professionnel, du développement d’une dépendance économique envers le mari ou le gouvernement, du délai avant l’obtention d’un premier emploi, des problèmes de maîtrise de la langue ou encore d’objectifs de vie divergents de ceux du conjoint ou d’une remise en cause du choix de la migration, tous ces éléments sont susceptibles de mener les nouvelles arrivantes à une situation d’isolement social. En effet, on peut globalement dire qu’il s’agit du risque central d’un processus d’intégration ardu pour les immigrantes. L’importance de briser l’isolement des nouvelles arrivantes afin de faciliter leur intégration est donc incontournable. Par conséquent, on peut se demander quelles sont les stratégies d’intégration envisagées ou mises en place par ces femmes. Ces stratégies seront explorées en détail dans le chapitre 4.

Entretemps, il faut se concentrer sur la façon dont ces femmes conçoivent leur intégration au Québec. Après avoir mieux saisi leur quotidien à travers la réalité des difficultés rencontrées, il est intéressant de voir quels sont leurs objectifs d’intégration, ce à quoi elles aspirent et ce qu’elles souhaitent développer ou obtenir afin de s’adapter à leur société d’accueil et, surtout, de s’y sentir heureuses.

3.2 Douze femmes, douze conceptions empiriques de