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Niveau herméneutique

25 PIXLEY, Éxodo, p 99 26 Ibid p 135-136.

C’est la bienveillance de Dieu qui inspire les dix commandements afin de nous armer pour mieux combattre et résister aux pulsions de morts qui sont présentes en nous. Romero déplore l’inobservance de la loi de Dieu par les législateurs eux-mêmes qui la contournent à leur avantage pour s’approprier toujours davantage, les maigres ressources de cette nation. Ceux qui doivent servir d’exemple et de modèle moral à l’ensemble du peuple se sont pervertis. Π ne s’étonne donc pas des révoltes et des violences ainsi que de l’état généralisé de corruption qui affecte son pays.

Ici nous touchons le fond d’autant de désordres dans notre vie sociale. Si nous recherchons le pourquoi des grèves, le pourquoi des séquestrations, des divisions, de la violence et de tant de crimes, des disparitions et des tortures, nous n’aurons qu’une seule et même réponse : Les hommes ont oublié la loi de Dieu. Un jour, je vous signalerai la putréfaction de notre système, l’abus du pouvoir qui s’est converti en un voleur. Nous pouvons décrire des situations bien honteuses d’hommes qui devraient nous donner l’exemple d’honnêteté dans le poste qu’ils occupent au gouvernement, dans les affaires et le commerce27.

Romero propose la démarche du Carême comme un temps de révision de vie où à la lumière de la loi du Seigneur, tout un chacun, de même que la nation toute entière, doit effectuer son examen de conscience. Il considère que le respect quotidien de ces règles de base pourrait transformer de manière tangible la misère qui affecte le El Salvador. Il reprend ensuite les dix commandements un à un. Ceux-ci se divisent en deux catégories, les trois premiers concernent les relations à Dieu, tandis que les sept autres se rapportent aux relations sociales. Il s’agit pour lui d’un traité complet de moral. Nous ne reprenons ici que les commandements qui se rapportent au contexte du El Salvador.

Le premier commandement fait référence au monothéisme, à l’existence d’un seul Dieu. Cette affirmation de souveraineté impose le respect et le caractère sacré de tout ce qui suit. Il interdit également l’adoration de quelques autres divinités. C’est un Dieu jaloux qui ne partage pas son pouvoir et son règne sur les cœurs. L’idolâtrie est une division de cette autorité puisqu’on cas de litige moral, l’individu peut toujours s’adresser à un autre. Les hiérarchies des valeurs entrent en contradiction et l’unité de la conscience en ressort amoindrie. L’adoration d’un seul Dieu, avec ses lois préétablies, permet d’échapper au fatalisme dont étaient victimes les autres

18/03/79, p. 209-211, VI.

nations païennes. Ces dernières percevaient leur destin comme quelque chose qui ne leur appartenait pas en propre, les divinités en décidaient à leur guise. Chez les Juifs, au contraire, la souveraineté de Dieu impliquait la responsabilité du peuple. Si Dieu était le maître incontesté de Γ histoire, Il ne les invitaient pas moins à participer à sa réalisation pleine et entière28.

Le cinquième commandement est souvent mentionné par P archevêque comme étant le respect du caractère sacré de la vie. Dans P Ancien Testament cependant, il semble suspendu en cas de guerre alors que s’applique la loi du Talion, mais à l’intérieur du peuple, il demeure inamovible puisque la survie de tous en dépend. Peuvent cependant être mis à mort ceux qui enfreignent la loi. Faisant ici référence à la violence qui secoue son pays, Romero réaffirme ce principe fondamental :

Le cinquième commandement a trait à l’homicide, au caractère sacré de la vie humaine. Il est court mais terrible : « Tu ne tueras pas. » C’est ici que le caractère sacré de la vie est affirmé. Souvenez-vous que tout est sous Pépigramme : « Je suis le Seigneur ton Dieu, Je t’ai donné la vie et tu n’enlèveras pas la vie à ton frère. » Combien de sang a enlevé parmi nous le bonheur et la sainteté de ce commandement ! On envoie tuer, on paie pour tuer, on gagne sa vie en tuant. On tue pour éliminer l’ennemi politique qui dérange, on tue par haine29.

Romero emploie le cinquième commandement pour rappeler aux forces de l’ordre, à l’armée et aux escadrons de la mort que la violence meurtrière offense le cœur même de Dieu. Il étend cette mise en garde aux avortements. La vie est sacrée, elle ne peut être sacrifiée à aucune idole. Celui qui profane la vie s’expose au courroux de Dieu. Les tortures et les assassinats, de même que les détentions arbitraires font partie du paysage sinistre de cette époque de terreur. Le respect du caractère sacré de la vie provient du fait que l’homme est l’image de Dieu sur la Terre et qu’il possède ainsi, d’un point de vue théologique, une dignité transcendante. L’Habeas Corpus ne serait que le prolongement légal de ce commandement divin. La vie n’appartient en propre qu’au Créateur et Celui-ci connaît personnellement chacune de ses brebis.

28 Voir 18/03/79, p. 211-213, VI. 29 18/03/79, p. 214, VT.

La propriété privée ne possède pas de caractère absolu pour Romero. L’interdiction du vol est en fait un appel à l’honnêteté comme vertu fondatrice de la concorde. Le pasteur sait toutefois reconnaître que la corruption constitue la première forme de vol généralisé. Les détournements de fonds qui ne cessent d’appauvrir le peuple sont une forme d’homicide planifié. On sacrifie ici à Mamón le bien-être de tous.

Le septième précepte du Décalogue est : Tu ne voleras pas ! Quel examen de conscience pourrions-nous faire ici, alors qu’on vole à outrance dans notre environnement. Celui qui ne vole pas se sent stupide, et celui qui est en affaire ou qui entreprend une œuvre, se croit obligé d’abuser parfois à coup de millions. Tu ne voleras pas ! Notre pays serait différent si on ne volait pas tant30 31

Le huitième commandement acquiert une résonance toute spéciale dans cet environnement de crainte et de délation. Si quelqu’un avait un différent avec son voisin, il suffisait alors de le rapporter aux autorités militaires, comme quelqu’un appartenant à un groupe révolutionnaire, pour en être aussitôt débarrassé. Tous ces faux témoignages amènent l’Église de San Salvador à dénoncer le mensonge présent dans la société en assumant délibérément une posture prophétique. Il est aussi vrai que la plupart des évêques d’alors préféraient se taire en considérant les disparus comme de vulgaires terroristes qui avaient sans aucun doute mérité leur sort, les médias se faisaient les rapporteurs de prétendues vérités, arrangées aux goûts des gouvernants. L’espionnage constitue également aux yeux de Romero, une autre forme de mensonge puisqu’il conduit à la médisance envers le prochain. L’atteinte à la réputation est une cause de très grandes souffrances. Il souligne à ce titre que le silence vaut cent fois mieux que la parole lorsqu’il s’agit de rendre un faux témoignage.

«Tu ne rendras pas de faux témoignages contre ton prochain. »[...] Je veux rendre grâce à Dieu parce qu’au milieu d’un monde de mensonges, où personne ne croit plus en rien, on croit encore en l’Église. Grâce à Dieu qui préserve le sens de la crédibilité et la capacité de dialoguer parce qu’ils savent que l’Église ne ment pas. Elle est dure parce qu’elle ne sait pas mentir. Mais dans ce commandement de la sincérité, combien de choses y aurait-il à dire. Combien sont ceux qui croient les nouvelles de nos journaux, surtout quand ils servent à la défense de certains intérêts ? Par chance, le peuple - et je le félicite - apprend à lire les journaux, à écouter la radio et à regarder la télévision. Ce n’est pas tout ce qui sort de là qui est la vérité. Il y a de nombreux mensonges. Il y a de nombreux péchés contre le huitième commandement 3\

30 18/03/79, p. 214-216, VI. 31 18/03/79, p. 214-216, VI.

L’esprit de la loi sera bien vite oublié avec l’instauration du temple et des sacrifices rituels. C’est ce à quoi le Christ voudra s’opposer en chassant les marchands du temple. La loi sans l’amour devient lettre morte, elle n’est qu’un légalisme sans âme. C’est la perversion des systèmes qui se sont éloignés de l’amour de Dieu 32, souligne Romero. Le légalisme et l’oubli de l’esprit de la loi de Dieu, affaibliront peu à peu les institutions et la fibre morale du peuple juif. Ces chefs perdront lentement la foi dans la toute puissance de Yahvé pour se fier davantage dans les alliances temporelles avec les royaumes voisins. C’est ce qui produira la division du royaume en deux entités distinctes, puis l’annexion d’Israël par Babylone. Ce long exil sera pour le peuple juif un temps de repentir. Il en viendra à comprendre que Dieu les avait abandonnés momentanément à cause de leurs nombreuses infidélités. Du Décalogue nous passons directement à l’Exil afin de saisir les conséquences néfastes de la rupture de l’Alliance provoquée par le péché. Il s’agit d’une étape de désillusions pour le peuple d’Israël qui connaît l’angoisse d’avoir été abandonné par son Go ,el, son divin protecteur.

5.1.3 L’Exil

L’épisode de la déportation à Babylone 33 nous révèle que le péché qui correspond ici à la rupture de l’Alliance avec Dieu, de l’infidélité, équivaut à la perte «du jugement» et conduit le peuple à la perdition. La loi mosaïque apparaît comme le fondement du code civil et religieux d’Israël afin de construire cette nation sur des relations saines et équitables. La rupture de cette Alliance équivaut à une lente corrosion de ces institutions par F instauration de privilèges et d’exclusions, par la création de rapports sociaux fondés sur l’injustice et la prédation envers les plus démunis qui va jusqu’à l’esclavage pour dette. Pour Romero, Babylone symbolise la rupture de l’Alliance avec Dieu :

La rupture de l'Alliance, c'est un peuple qui s'est mérité le châtiment de la déportation pour n'être pas demeuré fidèle à Dieu, c'est un peuple accablé, quasi désespéré, un peuple pour qui il semble que Dieu n'existe plus. Et cependant, à ce peuple découragé, brisé, les prophètes annoncent espérance et Salut. C'est pourquoi, Babylone, bien qu'elle soit la figure d'un peuple qui a abandonné son Dieu et qui est châtié, c'est également la figure d'un peuple qui va se relever34

32 Voir 18/03/79, p.217-218, VI.

33 Le peuple juif a souffert trois déportations aux mains de Nabucodonosor, roi de Babylone. L’ensemble de ces trois déportations (598, 587 et 582 av. 1C.) a produit ce qui est devenu « L’Exil des Juifs à Babylone ». DE SIVATTE, Dios Camina con los pobres, p. 141-142.

La grande déportation à Babylone apparaîtra au peuple juif comme le châtiment de leur infidélité. En fait, Dieu les punit par son silence, par Γéclipse de sa puissance et de sa grâce en faveur d’Israël. Les dirigeants et les chefs religieux apparaissent, en premier lieu, comme les grands responsables de cette débâcle. Même si Dieu suscita de nombreux prophètes pour les mettre en garde contre leurs égarements, ils ne voulurent pas les entendre. De même, une fois en exil, d’autres viendront leur annoncer l’espoir du retour, nous dit Rafael de Sivatte :

Les deutéronomistes, plus que tout autre chose, désirent transmettre au peuple la nécessité et l’urgence de sa conversion afin que celui-ci apprenne la leçon que lui offre l’histoire, qu’il reprenne confiance dans le futur qui demeure toujours ouvert, malgré les difficultés du présent et que ce futur offre davantage de possibilités que le passé qui est derrière eux. Tout ce qui est antérieur est entièrement relié au présent que le peuple vit dans l’exil. Les disciples de l’école deutéronomique viennent dire au peuple qu’il doit avoir foi en l’avenir, qu’il a tort de se décourager, qu’il doit lutter, parce que Dieu est avec lui de nouveau. Tout ce qu’il demande, c’est de se convertir et de se fier pleinement à Lui 35.

De l’exemple de la déportation à Babylone, Romero trace le parallèle avec la situation contemporaine du El Salvador qui vit, par son manque de fidélité à l’Alliance d’amour avec Dieu, les tragiques conséquences de l’exil intérieur, de la violence et des assassinats politiques, de la mort prématurée que cause les péchés de l’égoïsme de l’oligarchie et de l’ignorance imposée aux masses. L’exil intérieur est la condition de vie d’un peuple qui a oublié ses origines et sa vocation pour se limiter au plan de la satisfaction immédiate de ses nécessités et de ses désirs, sans égard pour la transcendance de l’histoire qui demeure cependant implacable. C’est aussi souvent le cas des peuples dominés et conquis qui doivent demeurer assujettis à des intérêts étrangers à leur propre développement. C’est la rançon de la désobéissance à la sagesse divine, pour s’être agenouillés devant les idoles, ils se sont aliénés la maîtrise de leur destinée qui se dissout dans l’immanence.

Le Salut-Libération semble difficile à comprendre dans l’étape de sa crucifixion sans la perspective de la Résurrection. C’est la folie de Dieu aux yeux des hommes qui utilise les bourreaux et les légionnaires romains comme instruments de son Salut. En effet, sans le supplice de la Croix, la Résurrection aurait-elle un sens ? Le Christ lui-même, sans celle-ci,

DE SIVATTE, Dios camina con los pobres, p. 147-148.

s’apparenterait davantage à un sage et à un prophète qu’au propre Fils de Dieu. Yahvé permet que ces événements des ténèbres se produisent afin d’éprouver et de purifier son peuple, à Babylone, au El Salvador et ailleurs. Dieu nous éprouve pour nous racheter puisque nous sommes tous pécheurs, rappelle Romero.

Prenons conscience que cette heure terrible du châtiment est l'heure qu'est en train de vivre le El Salvador. C'est l'heure des contremaîtres et de ceux qui imposent leurs caprices, de ceux qui font des lois, de ceux qui se croient propriétaires de la vie et des grands domaines. Malheureux, vous ignorez que vous êtes les fléaux de Dieu ! C'est l'heure à laquelle Dieu nous accable et surgit alors du coeur de l'homme, de la femme, cette plainte : « Est-ce que Dieu existe ? » Parce qu'en plus, nous pouvons voir que ceux qui sont heureux présentement, ce ne sont pas ceux qui adorent Dieu, mais ceux qui sont à genoux devant leurs idoles. Nous croyons alors que l'argent est plus puissant que le Dieu véritable, que le pouvoir des despotes est plus grand que celui de l'Homme qui sauve, qui est le Dieu véritable qui nous aime. Vient alors la tentation du désespoir 36.

Les échecs historiques que connut Israël l’obligea à ré-interpréter successivement son passé et à l’intérieur de celui-ci, sa relation à Dieu. Cette mémoire du passé était ce qui constituait l’identité même de ce peuple, le moyen grâce auquel il parvenait à s’inscrire dans !’histoire pour en saisir la continuité. II n’entretenait pas avec son histoire une vision figée où rien de neuf ne pouvait advenir mais au contraire, recherchait aux moments de débâcles, à reconstituer son unité en portant un regard neuf sur les événements du passé, desquels on n’avait jamais épuisé le sens. Il ne s’agissait pas d’un regard scientifique à la recherche d’une vérité factuelle mais d’une vision de foi qui apprenait peu à peu à scruter la présence ou l’absence de Yahvé, aux moments clés de l’histoire d’Israël. Pour Carlos Mester :

On ne peut nier un certain relativisme historique dans l’emploi que le peuple biblique faisait de son passé. Ce dernier ne possédait pas une valeur absolue mais davantage fonctionnelle, c’est-à-dire qu’il ne valait qu’en ce qu’il permettait une meilleure compréhension et organisation du présent. Surgit alors une question importante : si le passé était perçu d’une manière relative et fonctionnelle en vue du présent, quelle était alors la valeur absolue du présent qui servait de critère de relativisation du passé ? Nous touchons ici au point le plus fondamental qui se trouve à la racine de la Bible et qui lui est antérieur, le point qui révèle la plus profonde conviction de foi du peuple et d’où provient tout le reste. À savoir, la certitude absolue que Dieu est avec nous dans notre histoire, certitude qui donne un sens à tout le reste 37.

36 25/03/79 p.226-227, VI.