• Aucun résultat trouvé

Niveau herméneutique

4.1.2 Le péché personnel

Selon le théologien espagnol Ignacio Gonzalez Fans, le véritable péché ne serait pas le sentiment de culpabilité que nous éprouvons lorsque nous commettons une faute mais plutôt !’identification du pécheur à la réalisation d’un désir qui rend sa conscience aveugle et son cœur insensible au sort réservé à autrui et au mal commis à 1 ’environnement. Il s’installe ainsi dans le mensonge qui opprime la vérité et la justice 13. D’après Leonardo Boff, le péché serait la prétention humaine de vouloir se fonder « absolument indépendant et créateur de soi- même, » en refusant d’admettre notre propre fînitude. Il poursuit en disant :

Tout péché est une aberration du sens de la Création, séparation violente de Dieu et retour violent sur soi-même. Lorsque ce projet humain possède son histoire et interprète toute la trame humaine, il forme le péché du monde et le péché originel comme anti-histoire de l’absurde, de la gloire et du pouvoir irrationnel et oppresseur. C’est une captivité sans dignité humaine, une souffrance sans sens et une douleur inutile 14

Pour Romero, « le pécheur est l’homme qui vit à l’extérieur de lui-même et qui ne rencontre pas en soi ce qui l’amène vers Dieu. C’est pour cela qu’il Le recherche d'une manière désordonnée, prostituant les choses, oubliant que tout provient de Dieu 15 ». Le péché personnel à l’intérieur des relations que nous entretenons avec Dieu et avec nos congénères, apparaît chez Romero comme l’instance première de la responsabilité qui incombe à chacun de contribuer à l’amélioration des conditions de vie en ce monde, en s’efforçant soi-même d’être meilleur.

Nous sommes tous pécheurs, nous avons tous des mauvaises tendances — mais, pour le moins, qu’on note un effort d’authenticité, de confesser les péchés et de lutter pour ne jamais être satisfait de !’intronisation du péché en ce monde. Luttons pour le renverser, qu’il se nomme égoïsme, orgueil, vanité, etc. 16.

Ce second niveau où chacun se situe à chaque instant devant sa propre conscience, est le plus puissant levier que l’individu possède pour transformer, à bon ou à mauvais escient, les rapports humains. En effet, nous avons le choix d’exercer notre libre arbitre en faveur du

Voir GONZALEZ FAUS, LL, « Pecado », dans Mysterium Liberationis, TII, p. 97.

BOFF, Leonardo, Teología do Cativeiro e da Libertaçao, Petrópolis, (Brésil), Vozes, 1980, p. 166. 16/03/80, 332-335, VIII. 29/01/78, p. 175-176, HL 13 14 15 16

Bien ou du Mal, de par les rapports de fraternité ou de domination que nous entretenons avec les autres. De sorte que nous pouvons affirmer, et ce peu importe F environnement, que la liberté de choisir entre le Bien et le Mal, demeure une prérogative de tout être humain. Le péché, affirme Romero, a besoin de notre consentement, de notre appui tacite pour se multiplier.

Quand quelqu’un a le coeur propre même s’il est au milieu d’un bourbier, la boue ne lui fait rien parce qu’il ne la reçoit pas dans son intérieur, il est libre de recevoir ou non cette pourriture en lui. Quand quelqu’un entend une mauvaise conversation ou voit un mauvais exemple ou quelque chose qui l’entraîne vers le péché, celui qui ne veut pas pécher ne pèche pas, seul pèche celui qui accepte cette pourriture dans son cœur. Si en ces temps de crimes, de violences et de vengeances, l’homme conserve son coeur sans haine, plus aimant, la situation qui nous environne ne lui cause pas de mal. Cette ambiance cause du préjudice à celui qui la reçoit et qui y est prédisposé par un coeur envenimé 17

Le péché se présente toujours comme un bien en soi, il prétend assouvir un quelconque désir en nous. Il peut tout aussi bien se montrer sous les apparences de la logique la plus froide ou de la passion la plus désordonnée. Sous ses vêtements modernes, il tend à nous confondre sur le véritable sens du mot liberté, mais en fait, celle qu’il diffuse n’a rien à voir avec la noblesse de ce mot La liberté que le péché fait miroiter n’est nul autre que l’esclavage des passions. Romero réaffirme ici la condition d’aliénation que provoque le péché chez celui qui le commet sans se repentir :

Aliéné est celui qui dit comme Satan : « Je ne te servirai pas ; je vais aller faire mes caprices », parce qu'il s'enfonce dans les ténèbres de son propre néant. L'homme, lorsqu'il commet le péché, dit le Concile : « s’évanouit, en rompant le fil qui l’unit à son Créateur ; il se défait » ou, ce que disait le Christ : « Lorsqu’on coupe la branche d’un arbre, c’est qu’elle n’est plus bonne qu’à être jetée au feu ». Tous les pécheurs sont des branches coupées 18

Le péché d’omission conduit lui-même à la violence puisqu’il laisse en quelque sorte, le terrain libre aux puissances de mort qui sont à l’œuvre dans toute société. Ce péché consiste à rejeter la faute sur les autres en refusant l’effort de l’analyse sociale et de l’autocritique qui pourrait venir troubler notre conscience. À droite du spectre politique, le péché d’omission 17 02/09/79, p. 215-219, VH.

constitue purement et simplement un refus de vivre des relations fraternelles en société. Ainsi, la pensée bourgeoise s’attribue tout le mérite de ses succès, omettant de reconnaître que les labeurs du peuple y contribuent grandement et que les mêmes chances ne sont pas offertes à tous au point de départ. À gauche du spectre politique, le péché personnel d’omission blâme entièrement l’État, les structures ou le système pour tout ce qui affecte négativement ses conditions socio-économiques. Il refuse en cela d’admettre sa responsabilité individuelle en ce qui concerne l’amélioration de son niveau de vie ou de celle de ses proches. Cette attitude qui est aussi une fuite de la réalité, conduit souvent au fatalisme puisqu’il considère que sa destinée lui échappe entièrement s’il ne parvient pas à transformer les structures. L’archevêque dénonce avec véhémence le péché d’omission :

Nous espérons que ce péché touche la conscience de plusieurs qui peuvent faire beaucoup et ne le font pas, peut-être parce qu'ils sont conquis par leur situation confortable, par leur salaire, pour ne pas tomber en disgrâce politique, pour ne pas perdre la faveur des puissants. Ils seraient des traîtres à la loi de Dieu, ils seraient des pécheurs par omission, si, par peur de perdre leur vie sur Terre, ils ne faisaient pas ce qu'ils doivent faire pour donner à leurs paysans, à leur peuple, à la société,

au bien commun, une respiration de paix sur une justice plus équitable 19

Oscar Romero attribue l’origine de la violence en son pays à ce péché d’omission des possédants qui refusent d’envisager une quelconque modification des rapports sociaux découlant du partage des richesses. Il considère la violence comme l’une des formes les plus hideuses du péché et de la mort. Comme il le dira lui-même, « la violence est un acte qui souille le monde avec le péché 20 ». C’est pourquoi, selon lui, nous contribuons tous d’une manière active ou passive, à la diffusion du péché 21. Il dénonce également ce qu’il considère lui-même comme la forme la plus cruelle de violence, celle qui surgit des structures économiques d’exclusion et d’oppression, et qui laisse les gens mourir de faim, ou bien celle plus évidente de la répression pure et simple de toutes velléités de revendications populaires. Il rappelle ici que toute violence structurelle demeure cependant le fait d’individu.

19 03/07/77, p. 118,1-Π. 20 14/02/78, p. 25, IV.

La violence surgit du péché. Ces différences de classes sociales, cette injuste distribution des biens, cette non participation au bien commun de la République à laquelle tous Salvadoriens ont droit, ces outrages dans les cachots, ces tortures, ces humiliations des peuples, sont le produit du péché. Si nous vivions justifiés, si nous n’avions pas le péché dans l’âme, personne n’aurait le courage d’utiliser un fusil contre un autre homme. Si nous avions la conscience chrétienne, si nous étions de véritables chrétiens, nous n’abuserions pas du pouvoir22

Comme exemple de sa pratique pastorale, au printemps 1979, l’archidiocèse de San Salvador réalise une enquête auprès des communautés chrétiennes pour l’aider à identifier les problèmes les plus cruciaux vécu par le peuple. Le questionnaire était accompagné d’une diffusion à grande échelle du récent document de Puebla et c’est à sa lumière que les gens étaient invités à y répondre. L’analyse des résultats, en plus de permettre un dialogue entre la hiérarchie catholique et un nombre important de ses fidèles, servira de base à la rédaction de la lettre pastorale d’août 1979 qui sera elle-même l’objet d’ateliers dans les différentes communautés ecclésiales de base. C’est en se référant à cette enquête que Romero déclare ce qui suit :

Notre enquête signale avec franchise l’horrible domination du mystère du péché dans la société salvadorienne. Et Puebla corrobore cela en indiquant comme racines de la corruption dans l’ordre gouvernemental, social ou familial : le renversement des valeurs, le matérialisme individualiste, l’esprit de consommation, la détérioration des valeurs familiales, de !’honorabilité publique et privée, le mauvais usage de nos moyens de communication sociale. C’est à cela que nous devons les immenses lacunes de notre peuple : une terrible détérioration morale23.

À la veille de sa mort, signe tangible qu’il situe l’éradication du péché au cœur même de sa pratique homilétique, il clarifie une dernière fois sa pensée en ce qui concerne le chaos social et politique où s’enfonce inexorablement son pays. Il rappelle avec force, que si les problèmes de la nation concerne l’ensemble de ses citoyens, le début de la solution appartient cependant à chacun.

22 26/06/77, p. 110,1-11. 23 06/08/79, p.147-150, VH.

Le péché personnel est à la base du grand péché social. Il est facile de dénoncer l’injustice structurelle, la violence institutionnalisée et le péché social ! Et tout cela existe, c’est bien vrai, mais où est la source de ce péché social ? Dans le cœur de chacun. La société actuelle est comme une espèce de société anonyme où personne ne veut porter la faute mais où tous sont responsables. Nous sommes tous responsables de ce commerce, mais il est anonyme. Nous sommes tous pécheurs et nous avons tous mis notre grain de sable dans ce moule de crime et de violence qu’est notre patrie. C’est pourquoi le Salut commence à l’intérieur de la personne humaine, de la dignité humaine, du déracinement du péché en chacun de nous24

Saint Paul ne nous dit-il pas que nous devons vivre comme des fils de Dieu et non selon la chair ? Cette question de la responsabilité ou du péché personnel engage davantage que notre propre Salut. Plus largement, elle possède un rapport direct avec le salut des structures pour qu’elles puissent permettre à tous de vivre d’une manière qui soit vraiment digne de l’image de Dieu qui est en nous.

Nous devons tenir compte que tous ces maux ont une racine commune qui est le péché. Dans le cœur de l’homme sont les égoïsmes, les envies, les idolâtries et c’est là où surgissent les divisions, les accaparements. Comme disait le Christ : « Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le souille, mais ce qui est dans son cœur, » les mauvaises pensées. Il faut purifier cette source de tous les esclavages. Pourquoi y a-t-il des esclavages ? Pourquoi y a-t-il des exclus ? Pourquoi est-ce que l’analphabétisme existe ? Pourquoi y a-t-il des maladies ? Pourquoi le peuple gémit-il dans la douleur ? Tout cela nous révèle que le péché existe25.

Le péché, comme obstacle à la réalisation du Salut, peut également être interprété de deux façons corrélatives à la notion sotériologique qui y est rattachée. Disons tout simplement qu’il possède deux pôles qui interagissent de manière dialectique en permettant son développement chaotique. En effet, si les forces négatives et destructrices du péché sont à l’oeuvre en chacun de nous et l’on ne saurait nier en cela l’existence concrète de la faute individuelle qui détruit ou obscurcit notre relation à Dieu, l’effet immédiat et concret de cette situation est !’affaiblissement du lien social et collectif, de la relation fraternelle. La somme des fautes individuelles finit en quelque sorte, par se cristalliser au coeur même des structures qu’elles corrompent avec une efficacité impressionnante.

24 23/03/80, p. 361-362, YM.

Ces structures de péché, en retour, de par leurs mécanismes d’exclusion et d’oppression qui répondent à une logique aveugle et systémique dont personne ne semble être responsable, engendrent et produisent l’indifférence des classes dominantes d’une part, et incitent, par ailleurs, à la violence des millions d’êtres humains réduits à la lutte quotidienne pour la survie en marge du système. Cette violence sociale est une réaction devant le non-être, la négation de la citoyenneté et de la dignité humaine, imposés par le système ou la société. C’est pourquoi, selon nous, l’existence réelle du péché ne saurait être évaluée en dehors du domaine social (médiation socio-analytique) qui contribue à son expansion de manière indubitable. Dans le cas contraire, cette interprétation de la réalité, faite à partir d’une conception exclusivement individualiste, chacun selon ses mérites, ne servirait que de prétexte ou de paravent idéologique pour masquer la réalité et les rapports sociaux de domination et d’exclusion qui les sous-tendent, ce qui équivaudrait ici à la négation des conflits eux-mêmes. Leonardo Boff interprète ainsi le péché personnel et son rapport avec l’ordre social :

La société conditionne et marque la personne, qui à son tour, agit sur elle et l’influence. La Théologie de la Libération veut prendre soigneusement en compte cette dialectique de la vie qui s’articule aussi dans la foi. Le péché personnel modifie le monde social et le péché dans le monde, s’imprègne dans les structures, les écoles et les idéologies dominantes et marque à son tour les personnes. Le système social d’oppression est injecté chez les opprimés. La foi véritable qui se meut à !’intérieur de cette dialectique, peut agir comme dynamisme libérateur. La Théologie de la Libération souligne la densité propre de l’oppression sociale et indique la dimension publique, politique et libératrice du projet historique de Dieu26.

Il semble que l’être humain possède une propension naturelle à démoniser les autres et les structures, à rejeter hors de lui la faute ou la cause du mal qui l’afflige. Il n’admet que très rarement ses torts, autrement dit, qu’il fait lui-même souvent parti du problème et de la solution. Nous participons tous d’une manière ou d’une autre au péché de ce monde et c’est pourquoi, nous dit Romero, nous avons tous besoin de conversion.

BOFF, L. Teología do Cativeiro e da Libertaçao, p. 64-65.