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LES EXIGENCES HISTORIQUES DU SALUT-LIBÉRATION
Analyse thématique des homélies de Mgr Oscar A. Romero, 1977-1980
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Tome I
Thèse présentéeà la Faculté des Études Supérieures de l’Université Laval
pour l’obtention
du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DES SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
NOVEMBRE 2001
Oscar Romero est l'une des figures les plus marquantes de l'Église latino-américaine. Durant les trois années où il est à la tête de I'archidiocèse de San Salvador, il prononce une série d'homélies qui deviennent la parole la plus libre et la plus autorisée du pays sur les questions se rapportant aux droits humains et à la justice sociale. Son assassinat, au début de la guerre civile, en fait un personnage incontournable de !Église contemporaine. Son oeuvre, un classique, constitue un condensé des principaux thèmes de la théologie de la libération de cette époque.
Les homélies d'Oscar Romero en plus d'être une chronique incontournable des événements de ces années tragiques, manifestent un point de vue original quant à l'engagement politique du chrétien face aux exigences de l'histoire. L'originalité de cette théologie provient d'un heureux mariage entre la tradition sociale de !Église et les pratiques pastorales de libération. Romero discerne les enjeux historiques en rapport avec le Salut, mettant en lumière les lois et les limites qui régissent ces deux mondes et les exigences mutuelles qui en découlent.
L'objectif de cette recherche est d'arriver à une certaine synthèse de la pensée d'Oscar Romero quant aux exigences historiques du Salut-Libération. La méthode du Voir-Juger-Agir ou des trois médiations de Clodovis Boff, a été utilisée comme outil d’interprétation.
Après avoir exposé les conditions d’élaboration et l’aspect formel des homélies, la méthodologie employée et le contexte historique du El Salvador de la fin des années soixante-dix, notre analyse herméneutique de la pensée romérienne fut abordée selon l’ordre thématique suivant : l’Anti- règne, l’Histoire du Salut-Libération, le Christ pauvre et opprimé, le Christ Libérateur et Sauveur, l’Église Peuple de Dieu, la Fonction prophétique du chrétien et finalement les Exigences historiques du Salut-Libération qui découlent des différents thèmes abordés.
Oscar Romero est l'une des figures les plus marquantes de l'Église latino-américaine. Durant les trois années où il est à la tête de l'archidiocèse de San Salvador, il prononce une série d'homélies qui deviennent la parole la plus libre et la plus autorisée du pays sur les questions se rapportant aux droits humains et à la justice sociale. Son assassinat, au début de la guerre civile, en fait un personnage incontournable de !Église contemporaine. Son oeuvre, un classique, constitue un condensé des principaux thèmes de la théologie de la libération de cette époque.
Les homélies d’Oscar Romero en plus d’être une chronique incontournable des événements de ces années tragiques, manifestent un point de vue engagé quant à la dimension politique de la foi face aux exigences de l'histoire. L'originalité de cette théologie provient d'un heureux mariage entre la tradition sociale de l’Église et les pratiques pastorales de libération. L’archevêque de San Salvador discerne les enjeux socio-politiques en rapport avec le Salut chrétien, mettant en lumière les lois et les limites qui régissent ces deux mondes et les exigences mutuelles qui en découlent. La question fondamentale étant de révéler à chaque époque la pertinence historique d’une foi que les angoisses de la réalité interpellent avec insistance. Ces interprétations romériennes des évangiles appartiennent en propre à l'histoire de l'Église contemporaine. Celles- ci nous révèlent l’identité et la fonction que l’Église exerce en ce monde.
La question principale de cette thèse se lit comme suit: Quelles sont les exigences historiques du Salut-Libération ? Cette question qui a servi de base interprétative à ce discours religieux, constitue notre angle d’approche principal. C’est elle qui oriente l'ensemble des sous-questions qui président à la rédaction de chaque chapitre. Le but de cet effort herméneutique est d’arriver à saisir le sens du Salut-Libération chez Oscar Romero. La question principale repose sur le lien indissociable entre ces deux termes. Le Salut du monde dépend de l’Incarnation et celle-ci s’exerce dans un sens libérateur jusqu’à la croix. C’est pourquoi, il n'existe pas de libération authentique qui ne participe au Salut et inversement il n'y a pas de Salut véritable qui ne soit que transcendance. Le thème central de cette thèse cherchera donc à déterminer les liens intrinsèques qui unissent le Salut personnel via la conversion à Jésus-Christ d’une part et, la libération historique via la transformation des structures d’autre part. En quoi notre Salut dépend-il de nos
sens nos efforts de libération permettront-ils effectivement l’émergence d’une nouvelle conscience solidaire et acquerront-ils un caractère de permanence historique ? C'est de cette rencontre entre l'immanence et la transcendance, et du lien indissociable qui les unit, qu'apparaît ce terme contemporain de Salut-Libération que nous définirons tout au long de ce travail.
Après avoir exposé les conditions d’élaboration et l’aspect formel des homélies, la méthodologie employée et le contexte historique du El Salvador de la fin des années soixante-dix, notre analyse herméneutique de la pensée romérienne fut abordée selon l’ordre thématique suivant : l’Anti- règne, l’Histoire du Salut-Libération, le Christ pauvre et opprimé, le Christ Libérateur et Sauveur, l’Église Peuple de Dieu, la Fonction prophétique du chrétien et finalement les Exigences historiques du Salut-Libération qui découlent des différents thèmes abordés.
En conclusion, nous présenterons certains éléments prospectifs de la pensée romérienne susceptibles de nous aider à révéler les enjeux actuels en regard du Salut-Libération et à appréhender le travail pastoral dans un pays développé comme le nôtre. Nous envisagerons par la suite quelques pistes de recherches pouvant découler des questions soulevées par cette thèse.
Cette thèse de doctorat est dédiée à tous ceux qui travaillent avec le peuple, souvent au risque de leur vie, pour Γinstauration de la justice sociale, du respect des droits humains et d’un modèle de développement respectueux de Γenvironnement, des cultures ancestrales et des communautés.
Ce travail n’aurait pas été possible sans l’appui des communautés religieuses du Québec qui m’ont permis de participer à plusieurs rencontres internationales et d’étudier pendant plus d’une année à l’Institut Supérieur des Jésuites de Belo Horizonte au Brésil. J’aimerais remercier plus particulièrement la Compagnie de Jésus, les Capucins, les Pères des Missions Étrangères, les Pères de Sainte-Croix et la Congrégation Notre-Dame, sans qui cette thèse n’aurait probablement jamais vu le jour.
Sur le plan des alliances, mon appartenance à des réseaux de base comme le CAPMO 1 et la Coalition Romero 2 au Québec, à CEBES 3 et au SICSAL 4 au niveau continental, a été déterminante dans ma façon d’appréhender les problématiques latino-américaines à partir de mes échanges avec des gens qui oeuvrent à la transformation sociale que ce soit à partir de la base, de leur chaire universitaire ou épiscopale. L’expérience sur le terrain, pendant près de quatre ans, auprès des pauvres et de ceux qui travaillent à leur libération, a transformé définitivement ma perception de la réalité et du nouveau sujet historique qui en émerge grâce à ses efforts d’organisation. J’entretiens avec l’Amérique latine un rapport organique et c’est ce qui colore tout spécialement ma façon d’aborder le sujet de cette thèse où les énoncés théologiques ont d’abord subi l’épreuve du terrain.
En terminant, je tiens à remercier mon directeur de recherche, Marcel Viau, pour sa patience et son ouverture d’esprit au cours de toutes ces années d’études et la collaboration généreuse du Père Joao Batista Libanio qui m’a guidé et conseillé dans la rédaction de cette thèse.
1 Carrefour d’animation partorale en monde ouvrier.
2 Formé de plusieurs groupes comme Développement et Paix, le CAPMO, l’Entraide missionnaire, Γ ACAT, le Comité Chrétien pour les droits humains en Amérique latine, etc.
3 Communautés ecclésiales de base du El Salvador.
TOME I
Avant-propos... I Table des matières... Π Introduction ...VU
Première partie :
Conditions d’élaboration, méthodologie et contexte historique—... 1
1 - Conditions d’élaboration du discours homilétique ... ... 3
1.1 - Qu’est-ce qu’une homélie pour Romero ? ... 3
1.2 - Le médiateur ...4 1.3 - L’exégèse ... 5 1.4 - Le contexte...6 1.5 - L’institution...7 1.6 - L’authenticité... 9 1.7 -La durée... 9 1.8 - L’auditoire... 10
1.9- Structure des homélies ... 12
2 - Méthodologie... 18
2.1- Traduction Justifications préliminaires ... 19
2.2 - Méthodes d’interprétation...22 2.3 - Médiation socio-analytique... 29 2.4 - Médiation herméneutique...31 2.5 - Médiation pratico-pastorale... 33 2.6 - Méthode thématique...36 3- Contexte historique... 40
3.1 - Les acteurs sociaux à partir de 1960... 41
3.1.1- Les Américains... 41
3.1.2- Les militaires... 42
3.1.3 - La société civile... 43
3.1.4- L’Église catholique et son option préférentielle pour les pauvres... 45
3.2 - Archevêque de San Salvador...53
3.2.1 - Rutilio Grande...54
3.2.2 - La conversion...56
3.2.3 - Pasteur et prophète... 58
3.2.4 - Une renommée internationale... 61
3.2.5 - Dans la tourmente... 62
3.2.7 - Un peuple crucifié... 67
Conclusion... 71
Seconde partie : niveau herméneutique... 73
4 - L'Anti-règne... ... 76 4.1- Le Péché... 77 4.1.1 - Le Péché originel...79 4.1.2 - Le Péché personnel... 81 4.1.3 - Le Péché structurel... 87 4.2- L'idolâtrie...־... 97
4.2.1 - Qu’est-ce qu’un idolâtre ?... 100
4.2.2 - L’individualisme...102 4.2.3 - La richesse... 104 4.2.4 - Le pouvoir... 107 4.2.5 - La luxure... ,... 112 4.2.6 - Conséquences de l’idolâtrie... 116 4.2.7 - Mise en garde...118 4.3 - La mort... 121
4.3.1 - La mort est toute puissante...122
4.3.2 - Conséquence de la pauvreté...124
4.3.3 - Homicide... 126
4.3.4 - Lieu d’un combat... 127
4.4 - Le mystère du Mal...129
4.4.1 - L’esprit du Mal...131
4.4.2 - Son projet... 134
Conclusion... 136
5 - L’Histoire du Salut-Libération... ...139
5.1 - La Pédagogie divine de l’Alliance... 140
5.1.1 - L’Exode... 144
5.1.2 - Le Décalogue... 151
5.1.3-L’Exil... 156
5.2 - L’unité de l’histoire...159
5.2.1 - L’unité du corps et de l’esprit...161
5.2.2 - Le salut historique...166
5.2.3 - Le Salut-Libération à l’œuvre dans Γhistoire... 174
5.3 - La Nouvelle Alliance réalisée en Jésus-Christ... ... 180
5.3.1 - L’Amour, loi de la Nouvelle Alliance... 182
Conclusion... 1&9
6 - Le Christ pauvre et opprimé... 191
6.1 - Marie de Nazareth... 195
6.1.1-Théotokos... 197
6.1.2 - Marie, femme du peuple...201
6.1.3 - Mère de l’Église... ...205
6.2 - L’Incarnation, Kénose du Christ... 208
6.2.1 - La raison de T Incarnation...212
6.3 - L’Épiphanie...216
6.4 - Vie publique de Jésus... 219
6.5 - L’attente messianique... 222
6.5.1 - Les faux messianismes... 223
6.5.2 - Le Dimanche des Rameaux... 228
6.5.3 - Le Christ s’identifie avec le peuple... 232
6.6 - L’Agneau de Dieu... 236
6.6.1 - La Passion... 239
6.6.2 - Le Mystère pascal... 242
6.7 - La Résurrection... 245
6.7.1 - Insertion dans l’histoire... 248
6.7.2 - Conscience dans l’agir... 252
Conclusion...256
TOME II 7 - Le Christ Libérateur et Sauveur... 261
7.1-Le Christ Roi... 263
7.1.1 - Le Christ, un Roi messianique...264
7.1.2-Le Christ, véritable Roi et Pasteur de tous les peuples...266
7.1.3 - Le Christ-Roi, clé et orientation de notre histoire... 272
7.2 - Jésus-Christ Libérateur... 278
7.2.1 - Nature de la libération chrétienne...280
7.2.2 - Le Peuple en croix...283
7.2.3 - La Bonne Nouvelle de la Libération... 288
7.2.4 - Le Pain de la Libération...291
7.2.5 - La Véritable Souveraineté... 294
7.2.6 - L’Intégralité de la Libération...295
7.3 - Présence christique dans l’histoire... 302
7.3.1 - Le Christ dans l’histoire... 303
7.3.2 - Une Présence qui éclaire le monde... 304
7.3.3 - Une Présence étemelle... 306
7.3.4 - La Glorification du Fils de Dieu... 306
Conclusion...308
8 - L’Église, Peuple de Dieu... ··—...—...— --- 311
8.1 - La Véritable Religion...316
8.1.1- L’Église, communion des hommes avec Dieu... 317
8.1.2- Festin de Dieu avec les hommes... 321
8.1.3 - Jésus est le Maître de la véritable religion...322
8.2 - Le Corps du Christ dans l’histoire... 325
8.3 - Les communautés ecclésiales de base... 333
8.4 - Le Peuple de Dieu...339
8.4.1 - Dimension communautaire du Salut-Libération... 343
8.4.2 - Le Peuple oint pas l’Esprit...344
8.4.3 - Le Projet de Dieu pour sauver le peuple... 345
8.5 - La Communion des saints et des martyrs... 347
8.6 - L’Église persécutée... 353
Conclusion... 361
9 - La fonction prophétique du chrétien... 366
9.1 - Qu’est-ce qu’un Prophète ?... 367
9.1.1 -Le Prophète, présence de Dieu dans la société... 369
9.1.2 - Le Christ nous a confié une mission prophétique... 372
9.1.3 - L’Église, communauté prophétique...373
9.2 - La communication en tant qu’acte prophétique... 375
9.2.1 - La Parole de Dieu dans le monde d’aujourd’hui...382
9.2.2 - La Semence de la Parole de Dieu... 384
9.2.3 - La Parole Nouvelle... 385
9.3 - Dimension politique du message... 389
9.3.1 - La mission de l’Église... 394
9.3.2 - L’éducation libératrice... 397
9.3.3 - L’Église et les organisations politiques populaires...398
9.4 - Dimension eschatologique... 404
9.4.1 - La Parousie... 408
9.4.2 - L’Église eschatologique... 410
9.4.3 - La Perspective étemelle... ... 411
9.4.5 - Une communauté en attente active du retour du Christ... 416
9.5 - La Transcendance de la Liberté chrétienne...418
9.5.1- Vocation à la liberté... 421
9.5.2 - L’exigence de la libération...422
9.5.3 - Un service de libération personnelle, communautaire et transcendant...426
Conclusion... 429
10 - Les exigences historiques du Saiut-Libération... ... 433
10.1 - Praxis de Libération... 434
10.2 - La tyrannie en tant qu’incarnation du Mal...436
10.3 - Le Projet du Salut-Libération... 441
10.4 - Le Jésus historique... 446
10.5 - Le Christ Transcendant... 451
10.6 - L’ecclésiologie de la Libération... 454
10.7 - L’actualisation de la fonction prophétique... 459
Conclusion...467
Conclusion générale... 470
Le témoignage de vie de certains hommes et de certaines femmes apparaît hors de Γ ordinaire. Par delà les mots, l’orientation fondamentale de toute leur existence les situe dans un rapport de transcendance vis-à-vis de P histoire. Même si les événements contribuent pour une grande part à l’émergence des héros et des grands hommes, leur réponse face à l’adversité a fait d’eux les précurseurs du genre humain en ce qu’ils nous révèlent le meilleur dont nous sommes capables.
Oscar Romero, petit homme frêle et au doute permanent sur lui-même, était habité d’une immense foi en Dieu et d’un amour indéfectible envers son peuple pour qui il avait la plus haute estime. En cherchant à les guider au milieu des méandres de l’histoire, il devint un apôtre de la non-violence qui possédait une grande perspicacité dans !’interprétation sociale et herméneutique des événements. Il apprit de son peuple que !’exploitation et la misère représentent les plus grandes formes de violence qui soient. La violence que les puissants exercent sur les pauvres pour défendre le fruit de leur iniquité, n’est en fait que la conséquence logique d’un système de prédation de l’homme par l’homme. La violence subversive, dont les médias nous abreuvent, n’apparaît ici que comme l’expression du désespoir populaire devant l’indifférence des élites.
Romero a centré ses énergies sur l’espoir qu’avait la population de s’en sortir d’une manière non-violente. En encourageant les efforts d’organisation du peuple et en dénonçant la répression dont celui-ci était victime, il fut un véritable prophète pour tous ceux qui aspiraient aux changements. Par delà les exigences de justice chrétienne enseignée par la doctrine sociale de l’Église, Oscar Romero a voulu indiquer à son peuple le chemin du Salut et de la libération, en lui démontrant dans ses homélies que l’une ne va pas sans l’autre, qu’il faut à la fois se libérer du péché pour entrer dans le Royaume de Dieu et sauver le peuple de toutes formes d’esclavage pour le conduire à sa vocation d’enfant de Dieu et de libérateur du genre humain. La force de son argumentation réside principalement dans le lien qu’il parvient à établir entre les concepts clés de la Théologie de la Libération naissante et les anciennes
formes de piété populaire d’une part et, entre les récits bibliques et la réalité socio-politique, d’autre part.
Les homélies d'Oscar Romero, en plus d'être une chronique incontournable des événements de ces années tragiques, manifestent un point de vue engagé quant à la dimension politique de la foi face aux exigences de !'histoire. L'originalité de cette théologie provient d'un heureux mariage entre la tradition sociale de l'Église et les pratiques pastorales de libération. L’archevêque de San Salvador discerne les enjeux socio-politiques en rapport avec le Salut chrétien, mettant en lumière les lois et les limites qui régissent ces deux mondes et les exigences mutuelles qui en découlent. La question fondamentale étant de révéler à chaque époque la pertinence historique d’une foi que les angoisses de la réalité interpellent avec insistance. Ces interprétations romériennes des évangiles appartiennent en propre à l'histoire de !Église contemporaine. Celles-ci nous révèlent l’identité et la fonction que l’Église exerce en ce monde.
La question principale de cette thèse se pose comme suit: Quelles sont les exigences historiques du Salut-Libération ? Cette question qui a servi de base interprétative à ce discours religieux, constitue notre angle d’approche principal. C’est elle qui oriente l'ensemble des sous-questions qui président à la rédaction de chaque chapitre. Le but de cet effort herméneutique est d’arriver à saisir le sens du Salut-Libération chez Oscar Romero. La question principale repose sur le lien indissociable entre ces deux termes. Le Salut du monde dépend de l’Incarnation et celle-ci s’exerce dans un sens libérateur jusqu’à la croix. C’est pourquoi il n'existe pas de libération authentique qui ne participe au Salut, et inversement il n'y a pas de Salut véritable qui ne soit que transcendance. Le thème central de cette thèse cherchera donc à déterminer les liens intrinsèques qui unissent le Salut personnel via la conversion à Jésus-Christ d’une part, et la libération historique via la transformation des structures d’autre part. En quoi notre Salut dépend-il de nos efforts de libération, d’une solidarité effective en faveur des opprimés ? Et à l’inverse : en quel sens nos efforts de libération permettront-ils effectivement l’émergence d’une nouvelle conscience solidaire et acquerront-ils un caractère de permanence historique ? Comment Romero perçoit-il
l’importance de la conversion et de la rémission des péchés dans cette lutte fratricide qui s’amorce ? C'est de cette rencontre entre l'immanence et la transcendance, et du lien indissociable qui les unit, qu'apparaît ce terme contemporain de Salut-Libération que nous définirons tout au long de ce travail.
Après une brève présentation de l’objet de notre étude, les homélies d’Oscar Romero de 1977 à 1980, nous entendons exposer notre méthodologie et situer historiquement le contexte d’élaboration des homélies. Ensuite, nous aborderons la partie herméneutique qui constitue le cœur de cette thèse. Chacun de ces chapitres de cette section vise à systématiser la sotériologie d'Oscar Romero à l'aide des questions suivantes :
I - Qu’est-ce qu’implique la présence de !’Anti-règne dans l’histoire ?
II - Comment !’interprétation romérienne de l'Histoire du Salut-Libération influence-t-elle sa vision de l’histoire du El Salvador ?
III- Comment la récupération du Jésus historique et de son mystère d’incarnation infiuence-t- elle sa notion du Salut-Libération ?
TV- En quoi le Christ ressuscité participe-t-il présentement à la transformation de l’histoire ? V - Qu'est-ce que !Église Peuple de Dieu pour l'archevêque de San Salvador ?
Quel est son rôle et sa mission, par-delà sa fonction sacramentelle ? VI - Quelle est la fonction prophétique du chrétien ?
VII - Quelles sont les exigences historiques du Salut-Libération selon la vision de Romero ?
Mais avant tout, dans la première partie de ce travail, nous situerons l’objet de notre étude que sont les homélies d’Oscar Romero dans le contexte de Γavant-guerre civile au El Salvador. Pour ce faire, nous procéderons en quatre temps :
1) Nous tenterons d’abord d’établir la nature réelle de cet objet, les homélies d’Oscar Romero, par le biais des conditions d’élaboration de ses discours homilétiques.
2) Nous exposerons les outils de recherche qui ont rendu possible l’analyse de cette matière abondante constituée d’un corpus de plus de 2500 pages en espagnol. Notre méthode comporte cinq étapes : la traduction, la médiation socio-analytique, herméneutique et pratico- pastorale et finalement, le classement par thème.
3) Nous aborderons brièvement le contexte historique du El Salvador des années ’60 et ’70. 4) Nous arrivons à ce qui constitue le cœur de cette thèse, à savoir la dimension herméneutique de la pensée d’Oscar Romero, en regard des exigences historiques du Salut- Libération.
Si nous reprenons un à un ces éléments, la traduction constitue l’élément caché de cette thèse. L’immersion totale dans F univers symbolique de notre auteur nous a permis, en plus d’une présence de quatre ans dans plusieurs pays du sous-continent, d’arriver à cerner l’ampleur du personnage et des images auxquelles faisait référence un tel discours en ce qui concerne des sujets aussi concrets que les droits humains, la pauvreté, !’analphabétisme, !’organisation populaire, les communautés ecclésiales de base, la répression, les disparitions arbitraires, la mortalité infantile, etc.. La traduction, comme nous l’exprimons dans nos justifications préliminaires, grâce à l’effort titanesque que nous y avons consacré, près de deux années, est ce qui a permis l’émergence d’une problématique originale qui s’est efforcée de saisir toute la richesse du sens offert et ce, avec toutes les nuances dont Romero était capable. Sous un langage accessible et direct, ce dernier nous conduit aux portes d’un mystère insondable, d’une Présence à l’œuvre dans l’histoire et d’un Règne en train de se réaliser. Nous n’avons donc pas cherché à imposer nos propres questions à la matière, elles en ont émergé de façon naturelle parce qu’elles appartenaient déjà à son réservoir de sens.
La question préliminaire à ce travail fut d’abord une écoute attentive de l’oeuvre afin de découvrir ce qu’elle avait à nous dire. Ce fut là notre première préoccupation, à savoir : Qu’est-ce que Romero peut bien nous apprendre concernant l’agir des croyants ? Quel sens attribue-t-il à la foi comme inspiratrice de l’engagement social ? Quels liens établit-il entre les luttes de libérations populaires et le Salut en Jésus-Christ ? Il ne s’agit pas là de questions futiles puisqu’elles engagent l’existence entière de millions d’hommes et de femmes, de par leur caractère de totalité. En effet, celui qui croit en Dieu ou qui s’engage dans un mouvement révolutionnaire le fait entièrement, il y engage tout son être, allant même parfois jusqu’à donner sa vie pour que ses enfants aient droit à un avenir meilleur. La convergence de ces deux dimensions existentielles, l’une historique et l’autre transcendante, apparaît à la base de
notre curiosité intellectuelle dans un effort de réunion des dimensions de foi et de justice comme caractéristique première de la fonction prophétique du chrétien.
Dans un souci de travailler avec des outils d’analyse appropriés, nous avons choisi d’emprunter à Clodovis Boff sa méthode d’interprétation en trois temps qui fonctionne à partir des médiations suivantes :
La médiation socio-analytique correspond, pour la Théologie de la Libération, à la connaissance de la réalité au moyen de diverses données statistiques des sciences sociales et économiques, aux indices de développement, de même qu’aux facteurs historiques qui ont conduit à la cristallisation d’une situation donnée que Ton cherche à transformer par notre effort pastoral. Notre approche entend se limiter à une présentation, au chapitre 3, du contexte historique, où se sont produits les événements qui ont donné naissance à cette pensée originale.
La médiation herméneutique, l’analyse de la pensée d’Oscar Romero en regard du Salut- Libération et des exigences historiques qui en découlent, étant le but de notre effort, nous y avons consacré l’essentiel de cette thèse, à savoir les chapitres 4 à 10 qui nous conduiront par un mouvement de cercles concentriques à cerner la vision de notre auteur en ce qui concerne la place du Salut-Libération dans l’histoire et les défis que nous adressent les signes des temps comme promesse ou négation du Règne de Dieu sur la Terre.
Au chapitre 4 qui porte sur « L’Anti-règne », nous présenterons ce qui constitue le pôle négatif de la réalité, ce que Romero se voit forcer de dénoncer comme étant la présence du péché généralisé d’une société qui fonctionne selon des critères idolâtriques qui provoquent la mort pour établir ou maintenir un règne contraire à la justice voulue de Dieu.
Au chapitre 5, nous étudierons le sens que Romero attribue à « L’Histoire du Salut- Libération » en tant que pédagogie employée par Dieu pour nous sauver. L’archevêque de San Salvador établit un rapport direct avec T histoire contemporaine de son pays. Cette dernière
devient, selon lui, le théâtre du Salut ou de la damnation des individus et des peuples. À partir du paradigme de l’esclavage constitué par la situation des Hébreux en Égypte, Romero nous invite à nous libérer de tous nos esclavages qui nous retiennent prisonniers de nos peurs et de notre égoïsme. La Nouvelle Alliance apportée par Jésus-Christ constitue, à ses yeux, la garantie de notre Salut-Libération.
Au chapitre 6, c’est l’idée que nous avons de Jésus-Christ qui sera mise à l’épreuve de la réflexion. Romero insiste sur le caractère historique de la vie de Jésus de Nazareth et du choix que Celui-ci a fait de naître et de vivre parmi les pauvres et les exclus de son peuple. Il reconnaît dans l’agir prophétique de Jésus en faveur des plus faibles et des victimes d’un système corrompu, la raison principale de sa mise à mort.
Au chapitre 7, c’est le Christ ressuscité de la foi qui sera remis en perspective avec la situation d’injustice et d’exploitation des peuples du Tiers-Monde, En effet, si «Le Christ pauvre et opprimé » a été mis à mort, ce n’est certainement pas pour venir légitimer les systèmes de domination qui continuent de mettre à mort le Serviteur Souffrant de Yahvé.
Cette ré-appropriation de l’identité du Jésus historique et du Christ ressuscité, réalisée à partir d’une conjoncture conflictuelle, nous permet d’appréhender sous un nouveau jour les buts et la mission sociale et transcendante de l’Église, Peuple de Dieu. Cette récupération du sens, au niveau symbolique et existentiel pour l’Église de San Salvador, constituera le kairos de tout un peuple qui s’est mis en marche à la suite de son pasteur et qui l’a très souvent précédé sur le sentier de l’évangélisation et du martyre. Au chapitre 8, nous observerons les différents aspects qui ont donné forme et consistance à cette nouvelle manière d’être Église, appelée de tous ses vœux par le concile Vatican H, comme étant véritablement Peuple de Dieu. Romero interprète très clairement le rôle du chrétien et de son Église comme une fonction de rénovation de l’histoire à partir des critères de l’Évangile et des charismes qui lui sont propres.
Au chapitre 9, nous relèverons l’importance primordiale de la fonction prophétique comme critère d’authenticité du chrétien et du Peuple de Dieu qui constituent, aux yeux de l’archevêque, les porteurs du sens véritable de l’histoire. Afin d’éviter les écueils de la perdition comme société et comme civilisation, nous devons garder le cap sur la fidélité aux évangiles et à Dieu, en ayant à l’esprit le sens libérateur, historique et transcendant du projet du Règne. Ce chapitre sur le prophétisme inclut également la dénonciation de tout ce qui entrave l’instauration d’un Règne de justice et de paix parmi les hommes.
Au chapitre 10, en refermant la boucle en quelque sorte, nous étudierons la façon originale dont s’imbriquent l’une à l’autre les notions de !’Anti-règne et de l’Histoire du Salut- Libération, du Christ pauvre et opprimé et du Christ Libérateur et Sauveur, de l’Église, Peuple de Dieu et de la fonction prophétique du chrétien afin d’en arriver à saisir : « Les exigences historiques du Salut-Libération », dans la pensée d’Oscar Romero. En fait, il s’agit, croyons- nous, d’une véritable cosmogonie romérienne, d’une manière originale d’appréhender le monde, à partir du regard de foi en Jésus-Christ qui entend nous situer devant la trame conflictuelle de l’histoire en tant que sujet de son interprétation et de sa transformation.
En conclusion, nous présenterons certains éléments prospectifs de la pensée romérienne susceptibles de nous aider à révéler les enjeux actuels en regard du Salut-Libération et à appréhender le travail pastoral dans un pays développé comme le nôtre. Nous envisagerons par la suite quelques pistes de recherches pouvant découler des nouvelles questions soulevées par cette thèse.
Conditions d’élaboration, méthodologie et contexte historique
À la lecture des homélies d’Oscar Romero, l'aspect symbolique de l'ancien discours chrétien, où le Ciel et ]Enfer sont présents, impressionne le lecteur peu habitué à ce genre de prédication sans doute plus familier à nos aïeux. Ce qui nous frappe a priori, c'est l'aspect libérateur ou révolutionnaire de son message, où la spiritualité et l'engagement politique du chrétien se trouvent réunis en une synthèse originale et puissante. C'est cette synthèse du discours pré-conciliaire avec celui de la Théologie de la Libération qui est renversant. Comment, par exemple, peut-il associer la tradition du scapulaire avec la persécution réelle que subit son Église lorsqu'il dénonce l'injustice d'un système fondé sur une structure de péchés ? Chez lui, le Ciel, la Terre et l'Enfer semblent coexister dans une même réalité symbolique. C'est alors que les textes bibliques s'éclairent d'une toute autre lumière, d'une actualité qui se confronte non seulement à !'intelligence de notre foi, mais également à notre façon d'incarner l'Évangile en ce monde et aux exigences incontournables qu’il renferme.
Premièrement, nous observerons les conditions d’élaboration d’un tel discours religieux en établissant un certain rapport de comparaison entre la pratique homilétique dans les pays développés et celle d’Oscar Romero, en tenant compte des critères comme l’exégèse biblique, l’auditoire et la durée. Ensuite, nous présenterons brièvement la structure des homélies.
Deuxièmement, avant d'entreprendre l'analyse et l'interprétation théologique d'un tel discours religieux, il nous apparaît nécessaire de spécifier les moyens de recherche proprement dit, de situer la fonction première du discours théologique et de sa méthode. Qu'implique le fait d'effectuer la théologie d'un tel discours ? Il faudra décrire les outils d'analyse que nous utiliserons au cours de cette recherche. Parce que la théologie, en tant que réflexion sur la foi, doit savoir se distancier de son objet, en l'occurrence le discours religieux contenu dans les homélies d'Oscar Romero, Cette distanciation apparaît nécessaire si nous voulons faire la théologie de la pensée romérienne, c'est du moins la mise en garde que Clodovis Boff fait à tout théologien qui désire demeurer crédible à l'intérieur de sa démarche critique.
moyens de contrôler tous les pas jusqu'à son objet, à la différence des discours religieux qui se caractérisent par un rapport immédiat et direct au vécu. Es collent à leur objet. Es ne construisent pas l'instrument théorique (méthode) qui leur permet de tenir ce qu'ils disent à distance de leur dire 1.
Notre méthodologie comporte six étapes qui possèdent pour double fonction d’établir une certaine distanciation vis-à-vis de ce discours religieux et de nous l’approprier le plus intégralement possible, ceci dans le but d’entreprendre le travail d’analyse thématique, tout en nous évitant de demeurer prisonniers de l’immédiateté de cette parole de foi.
Finalement, l’étude du contexte historique de la société salvadorienne de la fin des années soixante-dix nous permettra de situer la parole libératrice d’Oscar Romero, au cœur de l’action qui a fait de lui un agent de transformation socio-ecclésiale, et un grand prophète de notre temps.
1 BOFF, Clodovis, Théorie et Pratique, La méthode des théologies de la libération, Paris, Cerf, collection «COGITATIO FIDEI », no 157, 1990, p.l24.
Dans un premier temps, nous chercherons à établir les conditions d’élaboration d’un tel discours, en l’occurrence, les homélies d’Oscar Romero. Avant de nous avancer davantage dans notre démarche, il nous apparaît judicieux d’identifier la nature de l’objet de cette étude. L’approche que nous entendons suivre nous permettra de définir cette matière tout en précisant les particularités qui la distinguent des autres objets appartenant au même genre littéraire. Les facteurs généraux qui conditionnent la création et la réceptivité d’une homélie sont les suivants : le médiateur, l’exégèse, le contexte historique, Γinstitution, l’authenticité, la durée, l’auditoire qui la reçoit et finalement, la structure des homélies. Ces différents éléments nous aiderons à repérer les conditions d’élaboration, d’élocution et de réception des homélies. Nous présentons par la suite la structure interne des homélies afin de préciser quelle partie de celles-ci nous entendons aborder.
1.1 - Qu’est-ce qu’une homélie pour Romero ?
Homélie vient du grec homilía, qui signifie réunion À la longue, ce mot a fini par désigner un «entretien familier» sur l’Évangile. On a donc donné le nom d’homélie à ce qui était le centre de la réunion. Ce qui spécifie l’homélie, c’est sa fonction au service de la célébration du sacré que l’Écriture nous révèle. Ce gerne littéraire, ou plutôt oral, s’élabore toujours autour de deux axes principaux : l’un fait référence au message révélé par l’Écriture, tandis que le second doit faire allusion à la vie quotidienne des fidèles, aux conjonctures qui influencent leur manière de vivre et de penser. L’homélie se construit donc sur le rapport dialectique qui existe entre l’axe historique et l’axe exégétique. C’est pourquoi le rôle du prédicateur ne se limite pas seulement à l’ordre moral ou éthique, il est également un herméneute qui tente de révéler le sens des Écritures qui contiennent la volonté divine pour les hommes et les femmes dans leur agir individuel et collectif. Il doit savoir pour cela reconnaître les signes des temps, qui au-delà de l’aspect statistique des sciences du social, nous indiquent quels sont les courants à l’oeuvre et dans quelle direction ceux-ci prétendent nous conduire.
Le style homilétique se distingue de la prédication missionnaire qui se veut la première annonce de la Parole de Dieu à des non-croyants et dont leur conversion demeure le but. Il s’agit d’une prédication kérigmatique qui a pour thème l’annonce de la mort et de la Résurrection de Jésus-Christ. Il diffère également de la catéchèse qui est l’enseignement systématique de la doctrine chrétienne. Celle-ci a pour fonction de préparer les nouveaux convertis à vivre selon les critères de cette dernière. L’homélie, quant à elle, se veut une actualisation de la Parole de Dieu dans la réalité de la communauté des croyants. Elle porte autant sur la vie sociale et économique que sur les principes religieux ou moraux. L’homélie a pour tâche d’édifier la communauté chrétienne 2
La réussite d’une homélie dépend de plusieurs facteurs qui demeurent apparentés à notre conception de la Révélation, du rôle actuel de l’Église et de son engagement ou non- engagement au sein de l’histoire. Le choix de notre sujet implique une vision engagée et consciente des conflits présents au sein des réalités historiques. Comme nous le verrons ultérieurement, nous n’entendons pas exposer, dans ce travail, une vision dichotomique entre l’Histoire du Salut et l’histoire profane.
1.2 - Le médiateur
Entre la parole et la communauté ecclésiale se situe le médiateur, le prédicateur qui doit connaître autant la totalité du message que la totalité de l’histoire 3. Celui qui prêche, est imprégné consciemment ou non de toute son histoire personnelle, de son passé et du présent que ses sources d’information lui fournissent, ainsi que de ses options personnelles. Romero est issu d’un milieu modeste, son entrée au séminaire, ses études théologiques à San Salvador puis à Rome, ainsi que ses diverses fonctions au sein de l’Église l’amèneront à s’éloigner de ses origines et à devenir en quelque sorte étranger au sort de son peuple. Imbu de morale chrétienne et d’une théologie cléricale, il s’évertuera pendant la majeure partie de sa vie adulte à défendre l’orthodoxie de la pratique religieuse.
2 Voir FLORISTAN, C., Teoría y praxis de la acción pastoral, Salamanca, Espagne, 1991, p.541.-561.
3 Voir ELLACURÍA, Ignacio, Conversion de la Iglesia al Reino de Dios, Para anunciarlo y realizarlo en la historia, San Salvador, (El Salvador), UCA editores, colección «Teología latinoamericana », no 5, 1985, p. 267,
Ce n’est que bien plus tard, une fois devenu évêque de Santiago de Maria qu’il découvrira le sort déplorable réservé aux paysans et aux petits salariés de son pays. Romero s’ouvre enfin les yeux sur une réalité sociale conflictuelle qu’il aimait mieux auparavant masquer par son travail de réconciliation même si on ne peut donner par charité ce qu’on doit par justice. Son éveil à la réalité funeste qui l’entourait et l’émergence de sa très vive conscience sociale, trouvera sa concrétisation définitive à l’occasion des funérailles d’un prêtre et ami assassiné par un escadron de la mort. Ce Jésuite, comme nous allons le voir au chapitre 3, fut éliminé en raison de son engagement au service de l’organisation de la classe paysanne et il constitua dès lors, aux yeux de l’archevêque, le critère ultime de discernement de la réalité qu’il devait suivre.
En tant qu’archevêque, Oscar Romero est appelé, par ses fonctions, à être le guide et le pasteur de 2 millions de catholiques, séparés par les plus cruels écarts sociaux fondés sur un système d’injustices institutionnalisées. Il apparaît à ce titre comme un ecclésiastique qui a fait le choix existentiel de marcher avec son peuple. Il est celui qui parvint à incarner, à l’intérieur du processus historique de libération, le projet rédempteur de Dieu en surpassant l’étemelle dichotomie entre transcendance et immanence.
1.3 - L’exégèse
L’homélie est le moment où le lien doit être fait entre la Révélation des Écritures saintes et la vie actuelle de la communauté. L’homélie dépendra dans un premier temps de l’exégèse littéraire et herméneutique que nous faisons ou à laquelle nous avons recours dans notre effort de préparation. Quelle vision préalable avons-nous du Christ glorieux et du Jésus historique ? Lequel l’emporte sur l’autre dans notre conception de l’Histoire du Salut ? Quelles sont les conséquences pour l’homélie de notre interprétation des Écritures ? L’interprétation qui est faite présuppose des options préalables, conscientes ou non, chez le sujet qui prépare et prononce cette homélie. L’exégèse à ce titre ne serait pas exempte de tous soupçons. Elle possède, elle aussi, sa part de contenu idéologique par la vision qu’elle véhicule de l’Histoire sainte.
Celle-ci, sans dépouiller les Écritures de toute transcendance, doit au contraire nous permettre d’en révéler toute la profondeur et la richesse de sens. Nous entendons exposer plus avant ce qui constituera la moelle de notre analyse, à savoir la dimension historique du Salut- Libération comme conséquence d’une Église désireuse de s’incarner au coeur de la tourmente du monde actuel tout en demeurant fidèle à l’Esprit de son Fondateur. Cette interprétation nous conduit directement au lieu à partir duquel se prépare et est reçue l’homélie, le contexte historique.
1.4 - Le contexte
Il faut noter qu’une homélie demeure toujours située dans l’histoire au coeur d’une réalité qui affecte ses conditions d’élaboration, de même qu’elle est orientée socialement et culturellement. Qu’il le veuille ou non, le prédicateur appartient à son époque, à sa génération, à sa classe sociale. En tant qu’intellectuel de Dieu, il participe aux courants d’opinions qui influencent sa société et qui l’influencent en retour. De plus, le caractère moral de toute homélie lui interdit de se cantonner dans un angle mort de l’histoire au risque de perdre toute crédibilité et signification pour les fidèles qui reçoivent son message. C’est pourquoi il doit demeurer attentif aux signes des temps s’il veut faire mouche dans l’esprit des auditeurs.
L’option de Mgr Romero ne fait pas de doute après la mort de Rutilio Grande, le 12 mars 1977. Fidèle à cette option pour les victimes de l’histoire, l’archevêque de San Salvador s’entoure d’une équipe de professionnels pour juger de manière critique et objective les dimensions conflictuelles de la réalité sociale : droits humains, éducation, réforme agraire, mortalité infantile, indice de malnutrition, etc.. Il sait également écouter les témoignages pathétiques de son peuple. Son courrier devient l’ultime recours des situations désespérées qu’engendrent la misère et l’oppression. C’est là qu’il va puiser les matériaux qui vont donner puissance et relief à sa prédication. Romero entend se situer de façon consciente devant l’histoire afin de la juger à la manière d’un projet, selon les critères du Règne de Dieu. L’époque que nous étudions, correspond, en fait, à un moment de transparence historique que nous décrit Pablo Richard :
Les processus révolutionnaires sont les moments privilégiés de l’histoire, lorsque celle-ci devient plus dense et davantage transparente, lorsqu’elle nous révèle sa totalité, son caractère conflictuel, son dynamisme et sa densité. C’est cela l’histoire de la libération, l’histoire concrète des pauvres et des opprimés qui est la médiation fondamentale de la rencontre avec Dieu, de la découverte de sa Présence, de sa Révélation et de son Salut 4
C’est par la médiation socio-analytique au chapitre 3 que nous entendons nous rapprocher du contexte historique des homélies d’Oscar Romero. C’est toutefois la quête des critères de ce Règne contenu dans l’œuvre de Romero qui demeure l’objectif fondamental de cette thèse.
1.5 -L’institution
L’Institution possède également une histoire qui la fait remonter aux origines mêmes de la société et de notre civilisation. C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que l’Église catholique d’Amérique latine est la mémoire vivante de cinq siècles de colonisation. Elle est de ce fait, l’une des principales colonnes qui sous-tendent ces sociétés. L’Amérique latine est le continent où aujourd’hui vivent la majorité des catholiques du monde entier. De plus, lorsque l’Église s’exprime au nom de l’Évangile, son autorité s’étale sur vingt siècles d’histoire. Elle représente à la fois !’immuabilité et la continuité de l’essence de la civilisation chrétienne. C’est du moins à ce titre que la doctrine de la Sécurité Nationale l’entendait alors.
Oscar Romero, en tant qu’archevêque de San Salvador, représente !’institution ecclésiale. Lorsqu’il s’exprime, c’est toute !’institution qui s’exprime à travers lui. Sa parole possède donc l’autorité et le poids de toute l’Église de son archidiocèse. Se référant souvent aux textes du Magistère et des Conférences des évêques latino-américains de Medellin et de Puebla, il sait y puiser la force morale que lui confère !’institution. Ce faisant, il incarne ses principes universels de l’Église catholique au coeur de la dimension tragique de l’histoire. Il lui donne le visage concret du peuple crucifié du El Salvador. L’archidiocèse de San Salvador est le plus important du pays, il regroupe près de la moitié des clercs et possède de loin, de par son poids démographique et ses ressources, le plus d’influence sur l’opinion publique de cette
4 RICHARD, Pablo, “Teología en la teología de la liberación”, dans ELLACURÍA, Ignacio et SOBRINO, Jon (dir.), Mysterium Liberationis, Conceptos fundamentales de la teología de la liberación, Tome I, San Salvador, (El Salvador), UCA editores, 1990, p. 214.
Nous pourrions ici discerner deux types d’institutions ecclésiales, deux manières d’exercer le magistère d’autorité, les deux étant simultanément présentes au El Salvador. D’une part, une Église qui se conforme et s’accommode des réalités sociales environnantes et qui se contente d’en tirer bénéfice en taisant tout ce qui pourrait déranger la conscience de ses fidèles. Cette conception de l’Église d’où découle le concordat historique entre l’Église et l’État, reflète souvent l’image d’une Église qui prétend s’identifier davantage aux réalités étemelles et immuables, tout en assurant sa sécurité foncière sur la Terre. Cette vision bénit les structures sociales en place comme appartenant à l’ordre immuable voulu par Dieu. Elle apparaît comme une négation des conflits sociaux et un chien de garde du statu quo. D’autre part, il a existé, de tout temps, une Église prophétique et engagée qui ose mettre le doigt dans la plaie conflictuelle de l’histoire. Cette manière d’être plus audacieusement au service du Peuple de Dieu n’est malheureusement pas l’adage de la majorité des diocèses d’Amérique latine. Leonardo Boff explique ainsi le support que l’Église hiérarchique peut apporter aux luttes de libération populaire.
Le champ religieux joue un rôle de premier plan en ce qui concerne l’élaboration d’une vision du monde conforme aux intérêts libérateurs des groupes populaires et opposée à ceux de la classe dominante. L’intérêt religieux de la base est d’auto- légitimer sa recherche de libération et de contester la légitimité ainsi que le caractère naturel de la domination dont elle souffre. Le champ ecclésiastique peut se prêter à cette entreprise, selon certaines conditions concrètes, internes et externes, soit parce que l’Église comprend la justice de ces luttes, soit parce qu’elle les tient pour conformes aux idéaux évangéliques 5.
La définition même de !’institution ecclésiale qu’Oscar Romero mettra de l’avant dans sa pastorale d’ensemble, selon les critères promulgués par le Concile Vatican Π d’une Église Peuple de Dieu, influencera de manière catégorique ses prises de positions. Dans un pays à majorité catholique comme le El Salvador, toucher au peuple, porter atteinte à ses droits, c’est s’attaquer à l’Église elle-même. Cette dernière ne se définissant plus a priori comme une institution qui cherche à défendre ses privilèges mais plutôt comme l’ensemble du peuple des croyants.
1.6 - L’authenticité
L’authenticité ou la crédibilité du message dépend de la correspondance entre le message et le messager. On ne peut exiger des autres ce que l’on ne s’impose pas à soi-même. Ainsi, celui qui prononce l’homélie est non seulement chargé de l’autorité que lui confère son appartenance à !’institution, il est aussi redevable devant son auditoire de l’authenticité, de la correspondance de son message avec ses options de vie. Fidèle à cela, Romero ne se contente pas de prêcher son option pour les pauvres, mais il se met concrètement à visiter et à recevoir son peuple le plus humble. Sa vie privée demeure une ascèse matérielle qu’il cultiva dès ses premières années de séminaire. Lors de sa nomination au poste d’archevêque, la haute bourgeoisie salvadorienne lui offrit une luxueuse demeure dans un quartier huppé de San Salvador. Conscient de la dette morale qu’entraînait une telle offre, il la déclina, préférant aller vivre dans une chambre modeste de l’hôpital des cancéreux.
L’authenticité de sa personne transmet également un message unique à cette époque de l’histoire du El Salvador. L’archevêque doit en effet suppléer les médias de communications sociales qui apparaissent soumis à la censure du régime militaire. Il est le seul à prononcer une parole de vérité à ce niveau médiatique; vérité historique qui se base sur les faits, en ce qui concerne la situation des droits humains et vérité évangélique en ce qui a trait à la volonté divine qui est constamment bafouée par l’injustice et les atteintes aux libertés fondamentales. Son engagement jusqu’au don ultime en a fait, s’il est nécessaire de le rappeler, l’exemple même de l’authenticité d’une Église engagée au coude à coude avec son peuple à la transformation de la société. Sachant sa vie menacée lors des dernières semaines de son existence, il refusa d’abandonner son peuple à son sort. Il préféra assumer jusqu’au bout les conséquences de cette parole de vérité dont il s’est fait le héraut et selon l’expression consacrée : «La voix des sans voix».
1.7 - La durée
Une homélie dure en moyenne dix minutes. Oscar Romero, pour des raisons historiques augmente ce temps à plus d’une heure et, elles vont atteindre jusqu’à deux heures au cours des derniers mois de sa vie. H est étonnant de constater que ces véritables cours magistraux sont suivis avec attention et assiduité par le peuple salvadorien. Il faut dire que sa parole est
accueillie comme une véritable bonne nouvelle au milieu de la propagande de méfiance et de terreur diffusée par les masses médias. Sa prédication agit comme un baume sur les angoisses et les appréhensions de ses ouailles. Plusieurs témoins de l’époque, aujourd’hui réfugiés au Québec, nous affirmèrent que les homélies dominicales de Romero constituaient pour eux une source intarissable d’espérance à laquelle le peuple s’abreuvait pour persévérer dans ses efforts de résistance et de lutte au milieu d’un environnement politique qui avait chaque jour davantage le visage de la mort et l’odeur du sang.
Contrairement aux arguments qui circulent dans l’Église du premier monde et qui considèrent les homélies comme un temps presque fastidieux qui ne doit être ni trop long, afin de ne pas lasser le public, ni trop engagé, afin de ne pas heurter les sensibilités de ce dernier, les homélies d’Oscar Romero brisent tous les records de durée, d’intérêt suscité et d’auditoire rejoint. Les critères de durée et de réserve à une morale privée sont abolis pour le cas que nous étudions ici. L’intérêt est tel que ses homélies sont publiées chaque semaine dans le bulletin de l’archidiocèse et que celui-ci s’envole en quelques heures.
1.8 - L’auditoire
Une homélie rejoint normalement quelques centaines de personnes tout au plus. Les homélies d’Oscar Romero, véritable phénomène médiatique, rejoignent quelques millions d’auditeurs grâce aux ondes de la radio diocésaine. Certains sondages de l’époque font état d’une cote d’écoute de plus de 70% de la population du El Salvador. Même ses détracteurs l’écoutent dans l’espoir de débusquer les failles ou les fautes d’orthodoxie présentes dans les homélies. Au cours des dernières semaines de son existence, les homélies de Romero sont retransmises via ondes courtes à toute l’Amérique latine et nous pouvons affirmer sans exagérer que son message dérange partout où il est entendu.
Contrairement à la réserve des auditoires des Églises du premier monde, le public du El Salvador ne demeure pas amorphe devant les paroles de son pasteur. Il réagit par des applaudissements aux points d’orgue de sa prédication. Les accents prophétiques sont ainsi accueillis et soulignés par le public. Romero attribue cela au sensus fidei de son peuple. Pour
lui, l’authenticité de son message est corroboré par les applaudissements du public. Ceux-ci témoignent également de l’intérêt soutenu des auditeurs. L’archevêque se défend d’agir ainsi par souci démagogique, afín de plaire à son auditoire, comme l’affirme ses détracteurs. C’est l’aiguillon de la vérité évangélique qui demeure son unique leitmotiv.
Par ailleurs, le Peuple de Dieu, qui assiste aux homélies, constitue lui-même un public engagé dans le processus de transformation historique que forment les diverses communautés ecclésiales de base, les membres d’organisations syndicales ou étudiantes, de coopératives agricoles, des intellectuels solidaires à la cause de la libération du peuple jusqu’aux combattants de la guérilla qui les écoutent à la radio. Tous ces gens se trouvent situés à un moment charnière de leur histoire, ils le sont consciemment et ce, malgré la puissance que leur opposent les forces du statu quo. Cet engagement historique à la réalisation du Règne de Dieu est ce qui leur permet, selon Ellacuria, d’être à même de recevoir l’Esprit de Jésus- Christ 6.
Ce peuple est également situé socialement par les situations d’injustices qu’il endure depuis des générations, par la répression sanguinaire qu’il subit et par toutes les formes de négation de sa dignité en commençant par ses droits de parole et d’organisation. De ce fait, entre cette majorité du peuple bâillonné et bafoué et leur archevêque, va s’établir un rapport dynamique en faveur des transformations historiques nécessaires à la vie et au bien commun de la nation.
Pour compléter ce « cercle communicationnel », l’interlocuteur que Romero a en face de lui, est le principal sujet de ses homélies. Il parle du peuple au peuple et de l’appel que Dieu leur fait de former un nouveau peuple et de construire une nouvelle société sur les bases de la justice sociale, de la solidarité et de leur foi en un Dieu de paix, d’amour et d’espérance.
Romero interprète cette réalité de mort et il la dénonce comme contraire au plan de Dieu. Le peuple en retour apporte de l’eau au moulin de son pasteur en lui racontant sa vie et ses misères, en s’organisant et en résistant. L’auditoire qui se trouve devant lui n’est nullement passif, il participe à l’élaboration de son discours homilétique.
Les commentaires de Romero visent à éclairer et à guider cette multitude en marche vers sa libération. Il réagit aux événements et les influence en retour. C’est ce qui l’amènera à dire que le peuple est son prophète et donc qu’il s’est fait lui-même l’auditeur de la réalité et des signes des temps que constituent pour lui la conscience émergente de la volonté populaire. Ce pasteur utilise une méthode inductive ou ascendante pour construire ses homélies. Il n’invoque pas des dogmes issus d’une doctrine abstraite qui doit s’imposer au réel par sa seule logique interne. Romero s’inspire des faits et des événements dans son interprétation des Écritures, la prière et l’Esprit Saint lui fournissant ensuite la synthèse originale que sont ses homélies.
1.9 - Structure des homélies d’Oscar Romero
Afin d’arriver à démontrer les ressorts de sa pensée théologique, il nous faut d’abord observer la structure interne de la matière de notre corpus, ceci dans le but d’arriver à une première sélection de la matière étudiée. Notre corpus de recherche est constitué des huit tomes des homélies de 1977 à 1980, 2452 pages en espagnol qui totalise une somme de près de 200 homélies ainsi que ses quatre lettres pastorales. Chacune des homélies pouvait facilement durer de 60 à 90 minutes, étant donné la quantité d’informations qu’il devait traiter et le sérieux qu’il mettait à enseigner le peuple sur les grandes vérités de l’Évangile en tant que réponse aux réalités de mort incarnées dans leur quotidien.
Ses homélies sont construites autour de deux axes principaux; le premier se concentre sur l’aspect théologique des lectures du jour, tandis que le second constitue un véritable journal des événements ecclésiaux et politiques de la semaine en ce qui a trait aux droits humains, aux droits d'association et à la persécution dont sont victimes les clercs et les laïcs, membres d'organisations syndicales, populaires ou ecclésiales. Ces commentaires sont toujours mis en perspective avec la Parole de Dieu. Ils constituent, à proprement parler, le versant historique de sa prédication qui est alors l'une des seules sources fiables d'informations en ce qui concerne les droits humains. Les enseignements théologiques et socio-politiques d'Oscar Romero sont diffusés à travers tout le pays sur les ondes de la radio YSAX, la radio du
Pour l’Église du El Salvador, il s'agit d'un nouveau type d'évangélisation, réalisé à partir du témoignage du peuple et de ses organisations. Romero remet en question les réactions répressives du pouvoir militaire devant la volonté populaire d'organisation et de revendication. Les homélies rendent compte du type d'actions que les communautés ecclésiales de base exercent via ce processus de conscientisation et d'émancipation. Elles cherchent à révéler les valeurs évangéliques qui y sont présentes. Les paroles de Mgr Romero se veulent d'abord une lecture de la réalité faite à partir de l'Évangile vu comme source d'espérance pour les pauvres. Nous n’entendons pas ici faire une analyse rhétorique de !’argumentation de l’auteur, mais simplement exposer sa structure, sa forme, telle qu’elle apparaît à l’évidence, ceci dans le but d’introduire le lecteur à !’architecture des homélies et de situer notre démarche critique. La forme fait ici référence à la structure organisationnelle de !'argumentation de l'auteur.
En ce qui concerne les homélies contenues dans les huit tomes, elles sont structurées en deux parties principales. L’aspect doctrinal qui est un long commentaire de la Parole de Dieu et deuxièmement, l’aspect conjoncturel qui se veut le jugement fait à partir des Écritures et de la Tradition sociale de l’Église sur les divers événements à portée politique de la semaine. Cette partie conjoncturelle est également un véritable journal des événements qui demeurent cachés au public par la censure. Romero dévoile à la fois la réalité, la volonté divine et le jugement de Dieu sur les événements. H éclaire ainsi l’esprit de son peuple sur plusieurs aspects, il invite également les Salvadoriens à agir en conformité avec ces trois dimensions qui s’éclairent réciproquement.
La première partie qui porte sur les commentaires de la Parole de Dieu, est subdivisée en trois points, chacun d'eux se référant autant que possible à la lre, 2e et 3e lecture du jour.
Si nous prenons au hasard l'exemple de l'homélie du 8 janvier 1978 7 :
« Le Christ, manifestation universelle du Salut », dont les trois lectures sont : Isaïe 60, 1-6, Éphésiens 3,2-3a.5-6 , et Matthieu 2,1-12.
7 Remarquez que les notes en bas de page se référant aux homélies d’Oscar Romero seront inscrites de la manière suivante tout au long de cette thèse à savoir dans l’ordre : le jour, le mois, l’année, la page et le tome. Ainsi le 8 janvier 1978 sera inscrit selon l’ordre français et espagnol : 08/01/78, p. 137, ΙΠ.
Celles-ci seront traitées comme suit :
1 ) L'universalité de l'appel du Christ. (Is 60,1-6)
2 ) L'égalité de tous les hommes, proclamée aujourd'hui par Saint Paul. (Éph 3,2-3a. 5-6) 3 ) La grande pensée de la transcendance est la lumière de Dieu qui pénètre jusqu'à la rénovation intime de chaque homme. (Mat 2,1-12)
À noter que chacune des homélies a un titre qui fait référence au sens global des trois points de l’exposé doctrinal. Chacun de ces éléments porte un sous-titre qui en révèle la teneur. Ceux-ci sont reliés entre eux afin de dégager le sens global qui les unit. Ils sont précédés d'une introduction et d'une conclusion qui introduit la seconde moitié des homélies qui traite de la conjoncture et qu’il nomme lui-même : « Événements de la semaine ».
Par ailleurs, il arrive souvent à Romero de développer un thème évangélique pendant plusieurs semaines. Afin de démontrer l’unité de la volonté divine, il commence son homélie par un résumé doctrinal de sa prédication précédente. Ainsi, le Carême ou 1’Avent forme un ensemble liturgique que Romero s’emploie à démontrer. Selon Miguel Cavada Diez qui signe un mémoire de maîtrise à l’Université d’Amérique Centrale de San Salvador, UC A, sur les homélies de Romero :
La structure formelle des homélies de Monseigneur Romero est un modèle de prédication totale : exégèse de la Parole de Dieu et incarnation de cette Parole dans la réalité, catéchèse doctrinale, exhortation pastorale et jugement de la réalité. Tout cela fait de son enseignement une prédication prophétique s.
Nous reproduisons ici intégralement la systématisation de la structure des homélies telle que rapportée dans le mémoire de Cavada Diez, « Predicación y Profecía. Análisis de las homelias de Monseñor Romero ». Cette systématisation nous apparaît complète en soi. 8
8 CAVADA DIEZ, Miguel, Predicación y profecía, Análisis de las homilías de Monseñor Romero, Mémoire de maîtrise, San Salvador, Universidad Centroamericana José Simeon Canas (UCA), déc. 1993, p.8.
1. Introduction 1.1 Salutation
1.2 Contexte social de l’homélie 1.3 Contexte liturgique
1.4 Résumé des homélies antérieures 1.5 Définition de l’homélie
2. Explication de la Parole de Dieu : 2.1 Titre de l’homélie
2.2 Énoncé des trois réflexions
2.3 Développement de ces trois points
3. Incarnation de la Parole de Dieu dans la réalité : 3.1 Dans la réalité ecclésiale :
־ Église locale - Église Universelle
3.2 Dans la réalité politique, économique, militaire et sociale du pays : - Dénonciations
- Jugement des événements les plus importants de la semaine - Message des organisations populaires
- Appel à la conversion. 4. Conclusion
4.1 Résumé doctrinal de l’homélie 4.2 Invitation à la liturgie eucharistique 9.
Qu’est-ce qui ressort de la structure générale de ces homélies ?
Nous pourrions aisément quantifier le pourcentage du temps que Monseigneur attribue à chacun de ces points, le nombre de références qu’il fait au message fondateur contenu dans l’Évangile ou dans les textes du magistère de l’Église, en comparaison au temps qu’il consacre aux événements socio-politiques, à la réalité économique et culturelle de son pays, aux actions qu’il condamne ou qu’il supporte. Mais ce travail de quantification aboutirait sans doute au résultat que nous pouvons déjà présupposer dès la première lecture, à savoir que la proportion des événements dans les homélies d’Oscar Romero augmente au fil des mois pour en arriver à constituer environ 50% de son contenu objectif.
La structure générale des homélies citées plus haut nous permet d’entrevoir l’ampleur de l’oeuvre à systématiser. En ce qui nous concerne, notre analyse entend se limiter autant que
possible au second point des homélies : «À !’explication de la Parole de Dieu », qui représente environ les deux tiers de son oeuvre. Non pas que la troisième partie concernant « !’Incarnation de la Parole de Dieu dans la réalité nationale » soit obsolète mais plutôt parce qu’elle s’attarde à une multitude de détails historiques qui relèvent davantage du niveau conjoncturel qui sera l’objet de notre analyse du contexte historique au troisième chapitre.
Ayant largement traité de l'aspect historique et politique au cours de notre mémoire de maîtrise : « L'itinéraire pastoral de Mgr Oscar Arnulfo Romero 10 », l'objet de cette thèse entend se concentrer sur la première partie, plus théologique, de ses homélies. Celle-ci représente plus de 60% du corpus, soit 1600 pages. Cela nous permettra d'explorer une dimension plus universelle de la pensée théologique d'Oscar Romero. Universelle au sens qu’elle nous aide à discerner la volonté de Dieu contenue dans les Écritures et dans les nouvelles conjonctures que l’histoire ne cesse de nous présenter et non pas au sens de désincamer, sans lien apparent avec la réalité sociale. Cette approche ne saurait exclure cependant la médiation socio-analytique plus explicitement présente dans la seconde partie de ces homélies. Cela serait d’ailleurs impossible puisque Romero, dans la partie doctrinale de ses sermons, garde toujours à l’esprit cette relation intrinsèque entre !’interprétation des Évangiles et la lumière qu’ils projettent sur la réalité socio-politique. Cette dernière sera pour lui le critère ultime d’interprétation des Écritures Saintes, paradigme imposé par cette même réalité. Ainsi, il situe son analyse du côté des pauvres et des victimes de la répression. « Gloria Dei, Vivus Pauper! » , « La Gloire de Dieu c’est que le pauvre vive ! », comme il l’affirmera lui-même à l’occasion de la réception d’un doctorat honoris causa à Louvain le 2 février 1980 9 10 11.
Nous travaillerons donc sur l’aspect doctrinal, sur ce qui relève du message de foi universel au sens qu’il s’inspire et correspond à la doctrine et à la tradition de l’Église catholique située
9 7W p.42-43.
10 CARRIER, Yves L’itinéraire pastoral de Mgr Oscar Amulfo Romero, Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 1996, 210 p.
11 ROMERO, Oscar A. “La dimension Politique de la foi”, dans Oscar Romero, Assassiné avec les Pauvres,
dans le contexte «concret» du El Salvador de la fin des années soixante-dix. Dans cette partie, la réalité historique demeure la trame de fond implicite à cette interprétation, à cette herméneutique de la Parole de Dieu sur laquelle nous entendons concentrer nos efforts d’interprétation. Comme nous le verrons plus loin, !’interprétation des évangiles en dehors de tous liens avec la réalité conflictuelle que le péché engendre en ce monde, est pour Romero une impossibilité évangélique puisque la proclamation et l’annonce des Écritures se veulent d’abord une convocation du Peuple de Dieu à correspondre au projet divin d’achèvement de la Création au coeur même de l’histoire. La proclamation de l’Évangile apparaît comme un éclairage sans cesse renouvelé des diverses situations historiques auxquelles est confronté le Peuple de Dieu, et une interprétation de ces réalités qui permet d’y discerner la volonté divine pour réactiver l’Alliance entre Dieu et ses peuples.
Ce chapitre méthodologique a pour fonction de présenter les différentes étapes qui ont servi au traitement des données, à leur mise en ordre et à leur interprétation. Comme nous en avons fait mention dans F introduction, un effort considérable de traduction de l’œuvre de Mgr Romero a précédé le classement et !’interprétation des données. Pour ce qui a trait à la compréhension du texte proprement dit, nous avons choisi de fonctionner en deux temps à partir de la méthode en trois étapes de Clodovis Boff qui inclut les médiations socio- analytique, herméneutique et pratico-pastorale. Le second temps, qui précède l’acte herméneutique proprement dit, est constitué d’une méthode de classement par thème afin d’aborder le sujet traité avec un maximum de cohérence.
La médiation socio-analytique s’intéresse à la connaissance de la réalité et des problématiques diverses qui la traversent. À l’aide des outils d’analyse fournis par les sciences sociales, politiques et économiques, elle tentera de cerner les causes des problèmes qui affectent une communauté ou l’ensemble d’une société. À noter que ces données théoriques pourront être corroborées par une bonne connaissance du terrain, résultant de nos propres expériences.
La médiation herméneutique réalisée en lien avec les Écritures dans une perspective libératrice, recherche les aspérités de la justice et de la volonté divine susceptibles de nous aider à construire l’histoire et la société dans le sens de ce Règne à venir. La praxis du Salut- Libération découle d’un regard critique sur la réalité interprétée comme objet de transformation et non plus comme une fatalité historique.
La médiation pratico-pastorale que constitue l’agir théologique ou pastoral, ne saurait être séparée d’une spiritualité engagée qui lui fournit son inspiration et son unité, sa fidélité et son courage, sa vérité et sa durée. C’est justement parce qu’elle fait appel à !’intelligence du cœur, à l’intellectus amoris, nous dit Ignacio Ellacuria, que cette pratique ne cesse d’engendrer un dynamisme de vie et ce, dans les pires conditions d’adversité. Rappelons que, pour les chrétiens, dès le point de départ, avant même d’employer la médiation socio-analytique, le regard de foi et d’amour est déjà présent comme préalable à cette interprétation du réel.
