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Penser ensemble les rapports sociaux de sexe et de capacité

Si des études ont mis en lumière les discriminations résultant des catégories de genre et de handicap séparément, peu d’études les ont articulées (Masson, 2013;

Ravaud & Ville, 2003). Ce point permet de faire la synthèse des analyses et théories proposées à ce sujet. Cette synthèse permet de comprendre les axes d’analyses mobilisés dans ce travail.

Wendell (1989), à travers la Feminist Theory of Disability, relevait que l’explication et la définition du handicap par un modèle biomédical, dans laquelle les personnes en situation de handicap étaient perçues comme victimes de la nature ou d’un accident, devaient sembler suspect aux féministes, elles qui rejetaient déjà l’explication de l’oppression des femmes pour des raisons naturelles, des raisons liées au corps (Masson, 2013). Être biologiquement femme ou être biologiquement handicapéꞏe est un désavantage, car le contexte social en fait un désavantage (Wendell, 1989). Wendell (1989) analyse le handicap dans une logique constructiviste tout en utilisant des concepts féministes (Garland-Thomson, 2005). Garland-Thomson (2002) quant à elle propose, comme le titre de l’une de ses contributions l’indique, d’intégrer le handicap (et notamment l’ability/disability system), pour transformer les théories féministes en Feminist Disability Studies (Garland-Thomson, 2005). Rohrer (2005) dans le Full-Inclusion Feminism souhaite que plus qu’appliquer les théories féministes au handicap, ces dernières incluent complètement le handicap. Par ailleurs, les études féministes ont passé sous silence le handicap, le constat est le même du côté des mouvements sociaux du handicap, ils n’ont pas intégré les questions féministes (Brasseur, 2016). Les femmes en situation de handicap ont longtemps été invisibilisées en tant que femmes dans les mouvements sociaux pour le handicap et en tant que personnes en situation de handicap dans les mouvements féministes (Lloyd, 2001).

4.3.1 Des rapports sociaux qui partagent de nombreux points communs Si pour tout un chacun l’individu reste soit homme soit femme ou soit "valide" soit

"handicapéꞏe", les études genre défendent la reconnaissance d’une pluralité de

sexes sociologiques (Boyancé, 2012) et les Disability Studies celle d’un continuum des variations humaines (Masson, 2013). En démontrant que le handicap, comme le genre est construit socialement (Brasseur, 2016; Masson, 2013; Wendell, 1989), elles défendent le caractère variable de ces catégorisations (Bereni et al., 2011; Masson, 2013). « si le handicap est aux incapacités ce que le genre est au sexe […] cette relation est une relation du social au biologique » (Masson, 2013, p. 113). De ce fait, elles remettent en cause « cette idée d’"état de nature" » (Masson, 2013, p. 113) et s’intéressent plutôt à la signification culturelle ainsi qu’aux conséquences de ces catégorisations (Masson, 2013). Une telle signification culturelle de la déficience intellectuelle permet : de comprendre le handicap comme un système d’exclusion et de stigmatisation ; de relever des attitudes discriminatoires ; d’appréhender le handicap comme une catégorie sociale à analyser (Garland-Thomson, 2005).

Je m’intéresse à deux catégories de groupes sociaux, l’une mettant en tension le groupe des hommes et celui des femmes (Hirata, Laborie, Le Doaré, & Senotier, 2000) et l’autre ceux des "valides" et des "handicapéꞏeꞏs. Pour l’un comme pour l’autre, la relation entre les groupes est antagonique et les rapports sociaux entre les groupes relèvent d’un rapport hiérarchique, de pouvoir, de domination (Hirata et al., 2000). Ces groupes entretiennent des relations sociales concrètes et partagent des espaces d’interactions (Hirata et al., 2000). C’est justement la multitude de ces interactions qui établit les règles d’une société (Hirata et al., 2000).

Le caractère dichotomique de ces systèmes produit une différenciation et une hiérarchisation entre les catégories (Delphy, 2013). Les catégories homme et

"valide" valent plus alors que celles de femme et "handicapée" sont dévalorisées, discriminées (Díaz Castillo & Muñoz Borja, 2005). Ces hiérarchisations produisent des rapports de pouvoir et de domination (Dorlin, 2005b; Masson, 2013; Salbreux, 2013). S’ils peuvent passer inaperçus aux yeux des populations (Héritier, 1996), les rapports sociaux de sexe et de capacité sont ancrés et déterminent des comportements stéréotypés (Boyancé, 2012; Masson, 2013).

La catégorie sociale "handicap" varie selon le type de handicap, son impact, son apparition, sa perceptibilité ou encore sa prévalence (Rohrer, 2005). En plus de ces éléments, il s’agit de prendre en compte les autres variables avec lesquelles il interagit simultanément, comme la race, la classe, le genre, l’âge ou encore l’orientation sexuelle (Rohrer, 2005). Comme catégorie d’analyse, le handicap est alors défini par les Feminist disability studies comme « un vecteur social construisant l’identité et une forme d’incarnation interagissant avec l’environnement matériel et social »7 (Garland-Thomson, 2005, p. 1559).

Pourtant des similitudes peuvent être perçues dans le genre et le handicap. Des caractéristiques ayant entre autres historiquement défini le masculin et le féminin (Díaz Castillo & Muñoz Borja, 2005) comme le corps marqué, les sexualités, les êtres asexuéꞏeꞏs et l’infantilisation sont aussi des questions soulevées pour les personnes déficientes intellectuelles. Wendell (1989) affirmait, il y a trente ans déjà, qu’une théorie féministe du handicap était nécessaire, le handicap et le genre analysant des formes d’oppression des corps. De plus, les critères

7 En anglais dans le texte, traduction personnelle

d’appartenance aux catégories de genre, comme celles du handicap sont définies par des caractéristiques corporelles. Des aspects communs aux catégories de genre et celles de handicap peuvent être identifiés, Díaz Castillon & Muñoz Borja (2005) citent le « corps marqué », les relations de pouvoir et la sexualité. Si pour les catégories de genre, le corps la différenciation se fait notamment sur la base des organes sexuels, pour les personnes en situation de handicap, elle se fait par le critère de « perfection anatomique » (Díaz Castillo & Muñoz Borja, 2005).

Concernant la relation de pouvoir, dans les deux catégorisations, les dominantꞏeꞏs se doivent de garder le contrôle qui leur a appartenu alors que l’on reconnait aux dominéꞏeꞏs les processus de résistances exercés (Díaz Castillo &

Muñoz Borja, 2005). Les relations de pouvoir sont présentes dans toutes les relations humaines. Sachant que la masculinité est définie à travers la célébration de la force, la non-vulnérabilité, la présence dans l’espace public, etc., l’homme en situation de handicap, relégué à l’espace privé, à la situation de vulnérabilité, est alors désavantagé par rapport à un homme valide, voire par rapport à une femme valide, sa position de dominant est remise en question (Díaz Castillo &

Muñoz Borja, 2005). Les hommes en situation de handicap ne peuvent « que difficilement se conformer aux normes de masculinités hégémoniques » (Brasseur, 2016, p. 297). Le stéréotype sexiste de la supposée passivité des femmes est alors renforcé pour les femmes en situation de handicap (Díaz Castillo & Muñoz Borja, 2005). Celles-ci peuvent difficilement répondre aux modèles de la femme indépendante qui concilie travail et famille (Brasseur, 2016).

Relevons aussi que les personnes avec handicap, hommes ou femmes, sont infantilisées et perçues comme asexuées, sans besoins et puissance sexuels.

(Díaz Castillo & Muñoz Borja, 2005). Díaz Castillon & Muñoz Borja (2005) se demandent alors si la définition du masculin et du féminin est la même pour les personnes en situation de handicap que pour les personnes valides, si les hommes et les femmes en situation de handicap ne les définissent pas avec des caractéristiques différentes de celles liées à la virilité, de reproduction, protection, conquêtes, etc.

4.3.2 Des systèmes d’oppression qui s’articulent …

Des études se sont déjà intéressées à l’articulation de différents systèmes de catégorisation (handicap, genre, race, classe, etc.). Certainꞏeꞏs démontrent que les hommes et les femmes en situation de handicap partagent la même expérience de dévaluation, d’isolement, de marginalisation et de discriminations, mais à celle-ci s’ajoute celle du genre pour les femmes (Gerschick, 2000;

Mehrotra, 2006). Les femmes en situation de handicap vivent ainsi dans une société prônant les modèles d’une part de mâle dominant et d’autre part de valide dominant, leur expérience d’oppression due au handicap interagit donc avec le sexisme, le racisme ou encore le classisme (Wendell, 1989).

West & Fenstermaker (2006), bien que n’abordant pas la catégorie de handicap, mais celles de genre, race et classe, soulèvent l’oppression cumulative vécue par les personnes se trouvant « à l’intersection des trois systèmes de domination » (p. 109) et cherchent à comprendre comment « ces catégories opèrent simultanément » (p. 114). Garland-Thomson (2002) considère le genre, le handicap, tout comme la race, l’ethnicité, la sexualité, la classe, etc. comme des

systèmes de représentation qui se construisent, se conjuguent et se contredisent mutuellement. Gerschick (2000) soulève une interrogation intéressante, les théories du genre présument que l’individu a la capacité d’apprendre, de comprendre et de répondre aux attentes du genre, qu’en est-il des personnes avec une déficience intellectuelle ? Comprennent-elles les différents aspects du handicap et ceux du genre ?

Pour la conceptualisation intersectionnelle, le genre n’est jamais la seule oppression, il se conjugue avec des « oppressions issues d’autres axes de la domination » (Masson, 2015, p. 189). Pour cette approche, « tous les membres de la société sont façonnés, et ce de manière interreliée, par chacun des différents systèmes de différenciation et de hiérarchisation sociale » (Masson, 2015, p. 192) produisant alors des inégalités d’accès aux ressources sociales, à l’exercice du pouvoir et à la jouissance de privilèges. La pensée intersectionnelle,

« inséparable de la politique féministe » (Masson, 2015, p. 172), est un savoir militant permettant de prendre en compte les « expériences qu’ont de l’oppression les femmes de groupes sociaux marginalisés » (Masson, 2015, p. 172), en articulant le genre à d’autres systèmes de domination : classe, race, orientation sexuelle, etc.. Les recherches portant sur l’intersectionnalité pour les femmes en situation de handicap portent notamment sur des objets comme la santé sexuelle et reproductive, la maternité, l’emploi, la violence, etc.. Si sur l’axe du genre, les femmes sont en position subalterne, les femmes entre elles ne sont pas positionnées au même niveau sur d’autres axes (handicap, race, classe, etc.) (Masson, 2015).

Masson (2015, p. 176) prend ainsi en considération le capacitisme comme un axe de domination sociale: « une structure distincte de différenciation et de hiérarchisation sociale, fondée sur une normalisation de certaines formes et fonctionnalités corporelles produisant des corps able-bodied — c’est-à-dire valides, capables — et l’exclusion des corps non conformes et des personnes qui les habitent. ». Les femmes en situation de handicap se retrouvent alors marginalisées dans deux mouvements qui devraient les représenter. De plus, certains droits et accès (à la sexualité, à la maternité, etc.) s’avèrent compliqués pour les femmes en situation de handicap, car elles sont à l’intersection du capacitisme et du patriarcat (Masson, 2015). Pour ces raisons, ces dernières commencent à se mobiliser en tant que femmes en situation de handicap. La perspective intersectionnelle permet donc de réfléchir à ces positions subalternes, femmes et en situation de handicap, s’ajoutant à d’autres formes de discrimination comme l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, la classe, etc. (Masson, 2015).

Peu de recherches féministes s’intéressent à la question du handicap, alors même que les questions liées au corps et à la corporéité sont centrales dans ce champ (Masson, 2013). Alors que l’imbrication des systèmes de différenciation et de hiérarchisation sociale devient une problématique de plus en plus thématisée, l’analyse de « l’oppression fondée sur le handicap » (Masson, 2013, p. 111) reste largement marginale, et ce aussi dans le champ de l’intersectionnalité. Bien que les études et théories articulant le genre et le handicap peuvent prendre différentes formes, toutes cherchent à faire reconnaitre le capacitisme ou l’oppression sur la base du handicap ou des incapacités comme un des systèmes de hiérarchisation permettant l’analyse du genre (Masson, 2013).

4.3.3 Les Feminist Disability Studies

Partant du constat qu’elles ont des thématiques, des questions communes, les Feminist Disability Studies tentent de mettre en commun les Disability Studies et les théories féministes. Il ne s’agit pas de transférer les théories féministes, plus anciennes, aux Disability Studies, mais bien de s’inspirer de certains concepts, méthodologies ou encore perspectives (Garland-Thomson, 2002). En s’intéressant à l’explication culturelle des particularités corporelles, les études féministes s’intéressent à la manière dont les systèmes de représentation du genre, de la race, de l’ethnie, des capacités, de sexualités, de classes se construisent, se conjuguent et se contredisent (Garland-Thomson, 2002). Les théories féministes, pour leur part, n’intègrent que rarement le handicap dans leur réflexion, il ne le reconnait pas comme pouvant influencer la catégorie femme.

Alors qu’elles travaillent sur des questions proches du handicap comme les techniques de reproduction, la place des corps différents, les particularités de l’oppression, l’éthique du care, elles n’y font que rarement référence (Garland-Thomson, 2002). Les Feminist Disability Studies se veulent un travail académique critique avec un angle politique aspirant à faire entendre des voix et des expériences peu, voire pas représenté (Garland-Thomson, 2005).

Tant les spécialistes des Disability Studies que ceux et celles des théories féministes ne connaissent le plus souvent pas l’autre champ. Toutefois, certaines analyses du genre prennent en considération, le système de ability/disability, produisant des sujets à travers le marquage des corps, au même titre que la race, l’ethnie, la sexualité, la classe (Garland-Thomson, 2002; Masson, 2013). Partant du postulat que le corps doit être valide/capable, ce système démontre un continuum des variations humaines, allant du normal à l’anormal et prenant en compte les capacités sensorielles, motrices et cognitives (Masson, 2013). Le handicap et le genre sont deux concepts envahissant tous les aspects de la culture : ses institutions, les identités sociales, les pratiques culturelles, les positions politiques, etc. (Garland-Thomson, 2002). Le fait d’intégrer le handicap dans la réflexion de ces multiples systèmes de domination ne masque pas les autres systèmes comme la race, le genre, l’ethnie ou la classe, mais clarifie la manière dont ces systèmes fonctionnent ensemble. Ces systèmes opèrent dans une structure de relations qui accorde du pouvoir, des privilèges et un statut. Le système ability/disability produit une différenciation entre les individus légitimant une inégale distribution des ressources, de statut et du pouvoir. Ce sont les multiples interactions entre le corps et le monde qui concrétisent le handicap. Les Feminist disability studies rejettent l’hypothèse dominante qui associe le handicap avec quelque chose qui va mal chez quelqu’un. Pour ce faire, les Feminist disability studies s’appuient sur plusieurs prémices fondamentales de la théorie critique : « (a) les représentations structurent la réalité (b) les marges définissent le centre (c) le genre (ou le handicap) est une façon d’expliquer les relations de pouvoir (d) l’identité humaine est multiple et instable (e) toutes les analyses et évaluations ont des implications politiques »8 (Garland-Thomson, 2002, p. 77).

8 En anglais dans le texte, traduction personnelle

Ce chapitre conclut la partie théorique de cette thèse. Après un premier chapitre développant la notion de handicap, permettant ainsi de la définir et de la contextualiser, les deux chapitres suivants se sont intéressés aux rapports sociaux, le premier en adoptant un grand-angle sur la sociologie des rapports sociaux et le deuxième en s’intéressant particulièrement à ceux de sexe et de capacité. Ce dernier chapitre a notamment permis de faire le parallèle entre le handicap et le genre afin de pouvoir les traiter ensuite tous deux en tant que rapport social. Comme nous l’avons vu, les rapports sociaux de sexe et de capacité ont de nombreux points communs et notamment le fait d’être des processus de bicatégorisation, basée sur des données biologiques (sexe et capacité) des êtres humains. Chacun des rapports sociaux divise les individus en deux groupes sociaux asymétriques aux relations antagoniques. Ces similitudes sont importantes pour cette recherche, car elles me permettent de mettre le handicap et le genre en parallèle et de les étudier tous deux comme des rapports sociaux. Les apports théoriques proposés dans les deux chapitres sur les rapports sociaux mettent en avant le besoin de penser leur articulation : comment est-ce qu’ils coexistent ? comment se co-construisent-ils ?

Au terme de cette partie théorique et avant de présenter la problématique et le dispositif méthodologique de cette thèse, je conclus cette partie théorique en mettant en avant quelques postulats qui ont permis de construire la partie empirique de cette thèse.

 Le handicap est entendu comme une condition sociale stigmatisée. Les personnes ayant une trisomie 21 de par leur déficience intellectuelle notamment sont perçues comme "handicapéꞏeꞏs".

 Le handicap comme le genre sont des systèmes de représentation produisant des discriminations. Tous deux peuvent être analysés en tant que rapport social : l’un de capacité (handicap), l’autre de sexe (genre). Ils sont deux rapports sociaux parmi tant d’autres.

 Les processus oppressifs sont considérés comme les différentes formes que prennent les rapports sociaux, ils sont, dans cette thèse, mobilisés pour l’observation et la construction de l’analyse.

 Les enjeux renvoient à différents phénomènes sociaux (p. ex : le travail et la sexualité) qui opposent les groupes sociaux. Différents enjeux sont relevés tout au long de l’analyse, certains prennent plus d’importance que d’autres selon le contexte. Ils sont abordés dans les analyses, mais sont particulièrement mobilisés dans la conclusion. Les enjeux sont les objets qui me permettent d’analyser l’articulation des rapports sociaux.

 Pour penser l’articulation des rapports sociaux, les concepts d’intersectionnalité et de consubstantialité sont envisagés comme complémentaires.

La problématique et le dispositif méthodologique

Après une première section explicitant la problématique de cette recherche, ce chapitre présente le dispositif méthodologique ce qui me permet de justifier certains choix méthodologiques et décrire les stratégies mises en place pour limiter les risques de la recherche par observation.