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L’injonction à la vie d’adulte, entre autonomie et dépendance . 154

7.3 Un choix de lieu de vie orienté

7.4.1 L’injonction à la vie d’adulte, entre autonomie et dépendance . 154

intellectuelle en particulier sont encore souvent considérées comme d’éternels enfants (Bodin & Douat, 2015). Bien que toutes et tous ayant passé l’âge de 18 ans, âge qui représente symboliquement l’entrée dans l’âge adulte, les personnes observées semblent parfois encore considérées comme des enfants, et ce par exemple dans le discours ; en parlant d’elles comme « enfants » ou alors en les opposants à l’autre groupe, les "valides", qui sont qualifiéꞏeꞏs des adultes.

Ces personnes, en raison de leur appartenance à la catégorie dominée

"handicapéꞏe" de par leur déficience intellectuelle, sont ainsi perçues comme des enfants, comme des êtres irresponsables alors que la catégorie « adulte renvoie à la responsabilité de l’individu » (Santamaria, 2013, p. 187). Pour la population sans handicap, le statut d’adulte ne s’acquiert pas non plus automatiquement à l’âge de la majorité, cela s’apparente plus à un processus durant lequel les jeunes passent différentes étapes comme la décohabitation d’avec les parents, la fin des études, le premier emploi, la mise en couple, voire la parentalité (Bodin & Douat, 2015; Cordazzo & Ébersold, 2015). Ces étapes peuvent être considérées comme des « moments marqueurs du passage à l’âge adulte, dont la valeur symbolique est unanimement reconnue » (Cordazzo & Ébersold, 2015, p. 50). Ces étapes sont pourtant difficilement accessibles pour des personnes ayant une déficience intellectuelle, comme cela est démontré dans les différents chapitres de cette analyse. Ce passage à l’âge adulte, ainsi que la définition même de l’âge adulte sont ainsi pensés à travers les normes du groupe dominant, les "valides". La question de l’accessibilité à cet état d’adulte se pose pour les personnes ayant une trisomie 21. Effectivement, Joselin et Scelles (2014, p. 145) supposent que cet état ne leur est pas tout à fait « socialement et culturellement accessible » et qu’elles se retrouvent ainsi dans un « état liminal » (Joselin & Scelles, 2014, p.

145).

Les personnes en situation de handicap, celles avec une déficience intellectuelle en particulier peuvent être exclues « d’expériences socialisatrices, […], nécessaires à la « vie adulte » ordinaire » (Bodin & Douat, 2015, p. 108), leur socialisation semble décalée, elle est faite en école spécialisée, en institution spécialisée, dans des associations spécialisées, etc. et donne l’impression de vivre une vie à côté de la vie des personnes valides (Bodin & Douat, 2015).

Afin d’être considérées comme des adultes, les personnes ayant une trisomie 21 se voient imposer une norme d’autonomie à atteindre, alors même que le handicap est défini par une restriction de participation (Bodin & Douat, 2015).

Elles sont ainsi tributaires des normes valides en termes de transition à l’âge adulte. Ne pouvant parfois pas passer ces étapes, ou en tout cas pas de la même manière qu’unꞏe jeune adulte sans déficience, elles se retrouvent bloquées dans un statut d’éternel enfant. Paradoxalement, elles et ils subissent des injonctions à être adultes, les professionnelꞏleꞏs, les familles attendent notamment qu’elles et ils deviennent le plus autonomes possible.

La recherche d’autonomie est identifiée comme un enjeu fort pour le passage à l’âge adulte, cette injonction se ressent dans les différentes trajectoires de vie : professionnelle, personnelle, affective, d’habitation, etc. Les personnes ayant une trisomie 21, hommes et femmes se voient imposer cet objectif d’autonomie correspondant au mode de vie des "valides". Leur quotidien est rythmé par ce travail d’acquisition ; elles doivent être autonomes dans leur lieu de vie, dans leur déplacement, sur leur lieu de travail. Des objectifs sont travaillés aux quotidiens avec les parents, avec les professionnelꞏleꞏs. Leur parcours est ainsi orienté vers cette recherche d’autonomie, les dépossédant parfois de leurs choix (Bodin &

Douat, 2015). Être autonome permettrait de se rapprocher du mode de vie des

"valides", du groupe dominant et ainsi de se distinguer, des autres, « trop handicapéꞏeꞏs » pour être autonomes.

Les personnes ayant une trisomie 21 ainsi que leur entourage personnel et professionnel mettent alors en place des stratégies pour devenir autonomes, pour être « quelqu’un qui fait tout seul » selon Manuel. L’autonomie peut être définie comme l’« accès à l’indépendance et comme réalisation de soi » (Bodin & Douat, 2015, p. 99) . Le souhait est de se préparer à une vie la plus « normale » possible, sous-entendue la plus proche de celle que mène les "valides" (Bodin & Douat, 2015). Pour devenir le plus autonome possible, un encadrement professionnel ou personnel est mis en place (Bodin & Douat, 2015). Cet environnement éducatif, qui encourage la personne en situation de handicap à être autonome vise à avoir un effet capacitant (Ébersold, 2013). L’objectif est par exemple d’apprendre à utiliser des moyens de transport, apprendre à se lever à l’heure (Galy, 2013). La personne ayant une trisomie 21 devient ainsi autonome, capable de vivre une vie proche de celle des "valides", et parfois parmi les "valides", et non plus à l’écart (Galy, 2013). Cette autonomie s’acquiert à l’aide d’une personne aidante, très souvent des femmes. Pourtant cette aide, qu’elle soit fournie par des personnes de l’entourage personnel ou professionnel, est aussi un marqueur du rapport social. C’est à travers la relation de dépendance à l’autre que la personne ayant une trisomie 21 cherche à devenir autonome, et c’est aussi cette relation de dépendance qui marque le rapport de pouvoir vis-à-vis de l’autre, aidant.

Dans tous les cas, les personnes observées lâchaient parfois prise et acceptaient de ne pas maîtriser toutes les situations et ne connaissaient pas toujours toutes les finalités d’une situation. Manuel, pour sa part, ne cherchait pas à comprendre le tournus des éducatrices, elles venaient, elles partaient, mais lui ne ressentait pas le besoin de comprendre mieux cette situation. Le lâcher-prise semble alors une stratégie mise en place pour vivre cette relation de dépendance. Elles refusent aussi parfois des apprentissages, à l’image de Telma qui ne souhaite pas apprendre à utiliser les transports publics et préfèrent être véhiculée en taxi ou par ses parents. Ce lâcher-prise, ce refus d’apprendre marquent aussi une forme d’emprise sur leur quotidien, une forme de résistance au modèle de l’individu autonome.

Les personnes observées ne semblent pas remettre en question cette dépendance à l’autre, permettant l’accès à une certaine autonomie ou plutôt d’accès à une vie proche de celles des "valides", en ayant un lieu de vie, un travail, des amiꞏeꞏs et des relations amoureuses. La dépendance peut prendre plusieurs formes allant du besoin d’aide pour s’habiller, pour mettre ses chaussures comme Tristan ou pour apprendre à utiliser un transport public. Les personnes semblaient

habituées à avoir besoin d’aide, à être soutenues pour les actes de la vie quotidienne. Les observations n’ont pas permis de déceler des formes de résistance ou de contestation de cette la dépendance. Peut-être qu’elles n’existent simplement pas, les personnes s’y sont résolues ou alors elles ne se sont simplement pas laissé voir. Du point de vue du genre, les différences entre les hommes et les femmes demeurent peu visibles. Les observations n’ont pas permis de définir si les formes de dépendance, ou les activités pour lesquelles les personnes sont dépendantes varient en fonction du sexe. Ce sont plutôt les capacités qui influencent la dépendance à l’autre, plus la personne est en situation de handicap plus elle a besoin de l’autre dans la réalisation de ces activités quotidiennes, plus elle est dépendante.

La personne en situation de handicap vit ainsi, étant donné sa déficience et donc de sa dépendance à l’autre, dans une relation asymétrique (Garrau & Le Goff, 2010), elle peut être stigmatisée. La dépendance peut être « perçue comme le signe d’une anormalité » (Garrau & Le Goff, 2010, p. 3) marquant encore plus la séparation entre les deux groupes, elles sont perçues comme assistées et passives (Duvoux, 2009). Cette première partie de discussion a permis de discuter la question de la dépendance à l’autre, et ce en termes de rapports sociaux. Le prochain point permet de poursuivre mettant en discussion les éléments de terrain et les apports théoriques sur la thématique de la famille.

7.4.2 La famille comme facilitatrice de la participation

Les observations effectuées ont rapidement mis en exergue le rôle central joué par les familles dans la vie quotidienne des personnes ayant une trisomie 21. Les parents en général, les mères en particulier, sont très présentꞏeꞏs dans la vie quotidienne et endossent un certain nombre de casquettes durant le parcours de vie de leur enfant, notamment à travers la prise en charge du quotidien de ces dernières et derniers. La fratrie était très présente dans les discours, mais peu dans les observations directes, cela s’explique peut-être par la tranche d’âge choisie. En effet, observer des adultes ayant une trisomie 21 fait que la plupart des membres de la fratrie était aussi des adultes, ne vivant plus sous le même toit. Les parents étant pour la plupart encore en bonne santé, les frères et sœurs n’étaient que peu sollicitéꞏeꞏs pour l’accompagnement ou la prise en charge de leur frère ou de leur sœur en situation de handicap. La méthodologie utilisée, centrant la récolte des données sur les personnes ayant une trisomie 21, a permis d’analyser le rôle dans la famille en prenant comme point central la personne en situation de handicap. Les discours des différents membres de la famille ont pu être entendus, mais surtout les personnes ayant une déficience intellectuelle ont-elles aussi pu s’exprimer. La littérature mobilisée renseigne sur le vécu de la famille, par exemple sur ce que signifie d’avoir un enfant, un frère ou une sœur en situation de handicap, mais peu sur ce que représente la famille pour les personnes en situation de handicap, sur ses relations envers sa propre famille.

L’arrivée d’un enfant en situation de handicap dans une famille plonge cette dernière dans une grande complexité, la famille ne maîtrise pas les multiples conséquences (Di Duca, 2006). Certains parents ont ainsi revu certains de leurs plans d’avenir, comme ceux de Lina qui sont allés jusqu’à revoir l’architecture de leur maison pour qu’elle puisse accueillir une personne en situation de handicap

adulte. De plus, les parents doivent avoir une vision réaliste de l’avenir et des possibilités de vie pour leur enfant (Jourdan-Ionescu et al., 2000). Dans la plupart des cas, l’un des deux parents, toujours la mère, a réduit son pourcentage de travail ou à même arrêter son travail rémunéré pour se consacrer à la vie de famille et aux nombreux besoins de leur enfant ayant une déficience intellectuelle.

L’arrivée d’un enfant dans un foyer est synonyme d’une charge de travail supplémentaire, la majoration de cette charge, lorsque l’enfant est en situation de handicap, peut s’élever jusqu’à quatre heures supplémentaires par jour (Squillaci Lanners & Lanners, 2008). Cette charge peut conduire à l’épuisement de l’aidantꞏe, à des problèmes de santé (Joël, 2013). Ce travail, s’il est parfois partagé dans le couple, est souvent pris en charge par les mères, elles gèrent ce travail gratuit et non reconnu (Kergoat, 2014, p. 113). Les parents prennent soin de leur enfant, même une fois l’âge adulte atteint, ces différentes activités du

« prendre soin », le care : il s’agit de la prise en charge, de l’assistance, des soins, etc. (Brugère, 2015; Thomet & Belser, 2010). Ce travail est principalement fourni par les familles et les femmes en particulier (Bonnet, Cambois, Cases, & Gaymu, 2011; C. Dionne, Rousseau, Drouin, Vézina, & McKinnon, 2006; Scrinzi, 2016;

Thomet & Belser, 2010). Comme le dit Banens (2013, p. 49) « Le care est féminin », les femmes assument de loin la plus grande responsabilité dans ces activités du care, et lorsqu’il s’agit du domaine privé, par exemple avec les mères, ce travail n’est pas rémunéré (C. Dionne et al., 2006). Les recherches sur le care ont permis de rompre avec cette idée que les femmes « auraient été

« naturellement » disposées à prodiguer du care à des êtres « naturellement » faibles (enfants, malades, personnes âgées ou handicapées. . .). » (Winance, Damamme, & Fillion, 2015, p. 169).

Les parents rencontrés lors de ces observations, les mères en particulier prennent soin de leur enfant, ces activités peuvent aller de l’aide à l’habillage, à l’enseignement de l’utilisation des transports publics, à la gestion financière, les exemples sont multiples. Le lieu de vie a une influence sur ce care et surtout sur la ou les personnes pourvoyeuses de care. Un certain nombre de participantꞏeꞏs vivaient toujours dans la maison familiale et étaient alors dépendantꞏeꞏs de cette aide qui était fournie par leurs parents, d’autres vivants en institution étaient dépendantꞏeꞏs de l’aide fournie tantôt par leurs parents, tantôt par des professionnelꞏleꞏs.

Les pourvoyeurs et pourvoyeuses de soin sont alors dans une relation asymétrique avec les personnes ayant une trisomie 21, il s’agit d’une relation de dépendance de l’unꞏe, "handicapéꞏe", envers l’autre, "valide". Cette relation de dépendance peut être le jeu d’un rapport social de domination (Brasseur, 2016).

Effectivement, les pourvoyeurs et pourvoyeuses de soin pouvant « en arriver à s’arroger le droit de définir les besoins des vulnérables » (Brugère, 2015, p. 65).

Pour une pratique du care qui est émancipatrice, il s’agit que « Le pouvoir du

« prendre soin » ou du soutien est un « pouvoir avec » et non un « pouvoir sur ». » (Brugère, 2015, p. 67)

Au-delà du travail domestique et d’accompagnement de l’enfant dans le quotidien, les parents relèvent aussi l’énergie et l’organisation nécessaires pour se battre pour leur enfant ; se battre pour la qualité de vie de leur enfant, que leur enfant entre dans une école, qu’il ou elle ait des loisirs, qu’il ou elle trouve un travail, qu’elle ou il ait les meilleurs soins, des soutiens financiers nécessaires, etc. (C.

Dionne et al., 2006). Les parents s’engagent alors surtout pour le présent, mais aussi pour l’avenir de leur enfant, et pour celui d’autres enfants dans la même condition. Adami et Baudoin (2013, p. 158) relèvent d’ailleurs que « Les grandes avancées en matière de handicap sont souvent liées à l’engagement parental. ».

Les parents peuvent ainsi être perçuꞏeꞏs comme des alliéꞏeꞏs permettant de résister voire de négocier certaines formes de rapport de pouvoir.

Au passage à l’âge adulte, les membres de la famille et les parents en particulier sont souvent les acteurs et actrices qui permettent à la personne ayant une trisomie 21 d’être autonome. Selon la mère de Lucie, sa fille est autonome grâce à l’aide des autres, son autonomie se gagne au prix de sa dépendance envers les autres. L’autonomie se distingue de la pure individualité, la personne ayant une trisomie 21 est alors « un sujet porteur de droits et de qualités, mais personne ne voudrait être livré à lui-même, réduit à une pure « individualité » qui ne serait que solitude, fragilité, impuissance. » (Brugère, 2015, p. 59). Les personnes observées acquièrent leur autonomie grâce aux soutiens des autres, "valides", qui leur permettent d’augmenter leur pouvoir d’être et d’agir (Brugère, 2015).

Si la famille est un lieu révélateur des rapports sociaux de sexe, les familles avec un membre en situation de handicap sont aussi révélatrices des rapports sociaux de capacité. Effectivement, tous les membres ne font pas partie du même groupe social. Tout comme il peut y avoir des hommes et des femmes, les "valides" et les "handicapéꞏe" peuvent être représentéꞏeꞏs dans une même famille. Les rapports de pouvoir peuvent ainsi exister entre les membres d’une même famille, notamment à travers la relation de dépendance entre la personne en situation de handicap et celles pourvoyeuses de soin. Dans la famille, la différence est marquée, il y a une séparation entre un groupe de "valides" et souvent une individualité appartenant au groupe dominé des "handicapéꞏeꞏs".

La relation entre le pourvoyeur ou la pourvoyeuse de care est pourtant plus complexe. Si le care peut ainsi être fortement lié à la notion de dépendance, de personnes à charge, les Disability Studies ont notamment critiqué cette « idée de passivité des bénéficiaires du care, vus comme un poids pour les pourvoyeuses (femmes). » (Scrinzi, 2016, p. 113). En effet, les personnes en situation de handicap sont capables de décider et de contrôler leur vie (Winance et al., 2015), et la relation d’aide, celle de care doit être pensée au-delà du rapport de dépendance. Le care peut aussi conduire à l’empowerment des personnes receveuses ou pourvoyeuses (Winance et al., 2015). Le care est un enjeu des rapports sociaux très présent dans la sphère familiale des personnes ayant une trisomie 21, et pas uniquement dans les rapports sociaux de capacité. Le care renforce aussi les rapports sociaux de sexe au sein de la famille, car ce sont surtout les mères qui pourvoient ce travail peu reconnu et gratuit.

Mais la famille et ses différents membres sont dans leur ensemble touchés par le handicap, elle peut donc être associée au groupe dominé. Effectivement, le handicap de l’un des enfants semble être central dans la définition de la famille.

Leur rythme de vie, les activités et leurs relations sont influencés par le handicap, leur participation sociale est limitée (Piérart, Tétreault et al. 2014). La famille peut ainsi être stigmatisée, voire discriminée, par exemple en étant mise à l’écart, voire rejetée, car l’unꞏe de ses membres a une déficience intellectuelle.

De plus, dans la lutte pour les droits des personnes en situation de handicap, les familles sont très représentées. En effet, elles prennent la parole pour leurs membres, elles se regroupent en association, elles créent une sorte de « culture de la résistance commune » (Joselin & Scelles, 2014, p. 157). Tout en étant dominantꞏe, c’est-à-dire dans ce rapport social, "valides", les membres de la famille participent ainsi à la lutte pour les droits des personnes dominées. Elles y participent tantôt seules, par exemple en luttant pour que leur enfant entre dans une école ordinaire ou en reprenant certaines personnes qui stigmatisent leur enfant, ou alors en groupement, notamment dans des associations.