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8.3 L’espace public jonché d’obstacles

8.4.3 L’utilisation fonctionnelle de l’espace public

L’espace public est l’un des lieux physiques permettant d’observer les rapports sociaux de sexe et de capacité (Bihr, 2011; Darmon, Hurtubise, & Quéniart, 2008;

Pfefferkorn, 2011; Saillant & Truchon, 2008; Vaginay, 2010). L’espace public a

longtemps été associé au masculin (Clair, 2016; Guillaumin, 1992; Lieber, 2002), et ce notamment dû à la séparation des sphères selon les groupes sociaux, les hommes occupent l’espace public alors que les femmes restent dans l’espace privé (Pfefferkorn, 2011). En ce qui concerne le handicap, l’espace public a longtemps été uniquement occupé par les "valides". Dans les années 1950, les premiers parents qui sont sortis dans l’espace public avec leur enfant en situation de handicap étaient la cible de commentaires (Vaginay, 2010). Le handicap fait depuis lors de plus en plus irruption dans cet espace (Albrecht et al., 2001). Le fait de participer à l’espace public permet d’une part de tester les valeurs sociales (Albrecht et al., 2001) et d’autre part pour le corps, dans ce cas le handicap du corps, d’être reconnus par la société (Saillant & Truchon, 2008).

Le choix méthodologique d’observer particulièrement des personnes ayant une trisomie 21 a été motivé par le fait qu’au premier regard, elles peuvent être catégorisées comme "handicapéꞏeꞏs". Ce choix était pertinent, car il a permis d’observer les interactions entre les groupes sociaux et comme le cite Lieber (2002, p. 52) en parlant spécifiquement du genre, « L’espace public est un lieu dans lequel les normes sexuées prennent corps. ». Et dans ces observations dans l’espace public, les interactions, en plus de définir la féminité et la masculinité (Lieber, 2002), définissent la validité et le handicap. La personne ayant une trisomie 21 n’est pas traitée comme les personnes valides dans l’espace public. Sa présence est remarquée, les regards sont insistants, elle interroge, les passantꞏeꞏs cherchent l’accompagnantꞏe, remettant ainsi en question sa capacité à être dans l’espace public de manière autonome, voire à être dans l’espace public tout court. Cet espace est certes public, mais semble être celui des "valides", la personne ayant une trisomie 21 semble ne pas appartenir à cet espace partagé par une pluralité de personnes.

Les participantꞏeꞏs utilisaient l’espace d’un point de vue fonctionnel, en général pour se déplacer entre deux lieux. À l’exception de Charly et Daniel qui appréciaient faire de détours dans leurs déplacements ou de Manuel qui appréciait se balader avec sa copine, les autres participantꞏeꞏs, et en particulier les femmes, n’utilisaient pas l’espace public autrement que de manière fonctionnelle. Lieber (2002, p. 55), en citant les préceptes des services de police français, relève « Les femmes se doivent, aujourd’hui comme au début du siècle, de marcher droit à leur but et de ne pas se faire remarquer lorsqu’elles se déplacent. ». Cette injonction semble aussi concerner les personnes ayant une déficience intellectuelle et en particulier les femmes, lorsqu’elles ont accès à l’espace public. L’utilisation de l’espace public ne se fait pratiquement qu’en journée. Effectivement, la nuit ne semble pas leur être accessible, elles ne participent pas aux activités nocturnes à l’exception de Lina qui sortait parfois avec des amies. Elle semblait toutefois peu rassurée d’utiliser les transports publics par exemple lors de ses rentrées, elle privilégiait, même si le coût était plus important, des transports de type taxi.

L’espace public semble, dans tous les cas, peu adapté aux personnes ayant une déficience intellectuelle, elles se retrouvent devant de nombreuses difficultés (se mouvoir, obtenir les informations, prendre contact, etc.). Ces enjeux peuvent rendre l’espace public ainsi inaccessible pour les personnes ayant une déficience intellectuelle ayant un « effet invalidant » sur les personnes concernées (Cordazzo & Ébersold, 2015). L’espace public semble ainsi appartenir plutôt aux

hommes qu’aux femmes d’une part (Lieber, 2002), et plutôt aux "valides" qu’aux

"handicapéꞏeꞏs.

Ce chapitre sur la vie publique des personnes ayant une déficience a mis en lumière des rapports de pouvoir tant dans les rapports sociaux de sexe que de capacité. L’analyse de la vie professionnelle a notamment dévoilé, en plus de la division sexuelle du travail, la séparation et la hiérarchisation entre le groupe social des valides et celui des personnes en situation de handicap confirmant ainsi le travail comme un enjeu des rapports sociaux. Puis, les points suivants traitant des activités de loisirs et de l’utilisation de l’espace public ont illustré le rapport de domination entre les "valides" et les "handicapéꞏeꞏs". Concernant les activités, ce sont les "valides" qui les gèrent, les organisent et les animent. La nature de l’activité est quant à elle influencée par le genre. Finalement, l’analyse de l’utilisation de l’espace public met en avant son inadaptation aux personnes ayant une déficience intellectuelle, il n’est pas pensé pour ces dernières. La plupart du temps, elles utilisent cet espace de manière fonctionnelle pour des déplacements.

Dans ce chapitre, l'analyse du travail démontre que ce phénomène social met les groupes sociaux en opposition. De ce fait, il est un enjeu des rapports sociaux de sexe, mais aussi de capacité, j'y reviendrai plus en détail dans la conclusion générale. Puis, en abordant les thématiques des activités et de l’espace public, j’ai aussi pu mettre en lumière la gestion et l’organisation par le groupe social dominant, les "valides", des activités, du temps et même de l’espace du groupe social dominé, les "handicapéꞏeꞏs". Ce rapport de domination en lien avec la capacité coexiste et se coconstruit avec celui de sexe. L’exemple de l’utilisation de l’espace public est emblématique : elle est genrée et influencée par le handicap. Nous verrons dans le prochain chapitre la manière dont les rapports sociaux de sexe et de capacité se déclinent dans la vie sexuelle et affective des personnes ayant une déficience intellectuelle.

La vie affective et sexuelle surveillée et contrôlée

Si la vie affective et notamment les relations de couple des participantꞏeꞏs ont fait l’objet d’observations tout au long de la recherche, la vie sexuelle a, quant à elle, était discutée lors des entretiens informels. Effectivement, cette thématique de plus en plus discutée dans les sciences sociales s’est difficilement laissé observer, car elle est de l’ordre de l’intime. Cependant, les données récoltées permettent de poursuivre l'analyse des rapports sociaux de sexe et de capacité dans les domaines de la vie affective et sexuelle.

Dans la première partie du chapitre, je m’intéresse à l’amour notamment en questionnant l’expression normée des sentiments. Mon propos se centre sur les relations de couple, en analysant la perception du couple par les personnes ayant une trisomie 21, puis en exposant les différentes normes qui influencent ces relations. Le dernier point de cette partie propose une analyse des questions de genre et de handicap à propos des relations amicales des personnes observées.

La sexualité et son contrôle sont ensuite discutés, dans la section suivante j’analyse notamment les effets des rapports sociaux de sexe et de capacité. Puis, la dernière thématique abordée est celle des projets d’avenir des personnes observées. Je mets en lumière la manière dont les projets sont remis à plus tard, un plus tard qui semble être conditionné par le manque d’autonomie des personnes concernées.

9.1 Quand les rapports sociaux s’immiscent dans