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P ORTÉE DE LA SUBJECTIVISATION DE DALE : LE CLITIQUE LE

1 1 Le concept de marqueur discursif

1.14. Dale est-il un marqueur discursif ?

1.14.4. P ORTÉE DE LA SUBJECTIVISATION DE DALE : LE CLITIQUE LE

Comme on l’a déjà observé et d’après certains auteurs, les marqueurs discursifs seraient issus d’un processus de subjectivisation qui comporte des aspects de la grammaticalisation et de la dégrammaticalisation. Ce phénomène, selon les auteurs, comporte un certain degré de désémantisation des unités concernées, complète ou partielle. Le subjectivisation implique un changement métaphorico-métonymique de nature inférentielle discusivo-pragmatique. Concepción Company Company115 explique que, de façon voilée, un

sujet parlant A charge son message d’une appréciation subjective. Son interlocuteur B infère correctement le point de vue que A a voulu transmettre et suppose que la nuance subjective fait partie de la forme émise par le locuteur A. Avec le temps, cette inférence individuelle devient une inférence conventionnelle partagée par les membres d’une communauté linguistique. Le nouveau sens inféré devient alors une valeur standard cristallisée en grammaire. Or, dans la perspective de l’unicité du signe, ces nouvelles valeurs issues de la subjectivisation et conventionnalisation postérieure sont en réalité des nouvelles capacités référentielles des mots, toutes commandées par leur signifié unique et inchangeable. Rien n’oblige en fait à accepter un quelconque degré de « désémantisation ».

114 Luis Cortés, María Matilde Camacho, op. cit., p. 28. 115 Concepción Company Company, 2004b, p. 32.

D’après Concepción Company Company116, la subjectivisation entraînerait des restrictions syntaxiques dans les marqueurs résultants, d’où le fait que ces unités perdent toute – ou presque toute – capacité syntaxique normale. Les formes qui se sont chargées de « signifiés subjectifs pragmatiques » se départissent de leur syntaxe normale. Or, quelle est la syntaxe « normale » de dar ?

La structure syntaxique du verbe dar est la plus représentative des constructions bitransitives. Dans son emploi avec ce que la tradition grammaticale appelle un objet direct et un objet indirect, le verbe est généralement décrit comme faisant référence au transfert concret ou physique – aussi conçu comme « transfert de possession » – qu’une entité animée et personnelle – représentée par le sujet syntaxique – fait d’une entité inanimée – représentée par l’objet direct – à un destinataire, une autre entité animée et personnelle – évoquée par l’objet indirect. L’accomplissement de l’évènement donne comme résultat un changement de localisation de l’entité transférée – désignée par l’objet direct –, qui passe de l’entité représentée par le sujet à celle représentée par l’objet indirect. Tous les participants de l’événement subiraient un changement : l’entité transférée change de lieu ; l’entité que représente le sujet, en possession de l’entité objet du transfert éprouve la perte de celle-ci ; enfin, le récepteur de l’événement évoqué par l’objet indirect est l’entité affectée lors de la réception de l’objet transféré. Ce modèle comporte un agent, un thème ou une entité mobilisée et une entité réceptrice, un locus expérimentateur selon Rosa María Ortiz Ciscomani117.

Dans les constructions bitransitives de dar, l’objet indirect peut être dupliqué :

(85) De ahí deriva la necesidad, como lo advirtió y proclamó Jawaharlal Nehru, de darle a la mujer una educación tan esmerada, o más, que al varón.

Victoria Ocampo, Testimonios, Argentina, 1977, CREA.

Le substantif concret mujer, noyau du syntagme nominal en fonction de COI, constitue le référent lexical du COI pronominal le. Cependant, l’entité à laquelle le pronom atone renvoie peut se révéler plus abstraite, jusqu’à la perte de toute référence d’après la théorie explicative de Concepción Company Company.

Dans l’énoncé suivant, la référence du clitique le est plus abstraite et seulement récupérable contextuellement :

116 Concepción Company Company, 2004a, p. 1-27. 117 Rosa María Ortiz Ciscomani, 2006, p. 622-623.

(86) DANIEL: Ah, ¿nunca estás adentro?

RICARDO: ¿Yo en una oficina? ¡Por favor! Para cada silla hay cinco candidatos, cinco

marmotas... ¡Dejame en la calle!

DANIEL: ¿Ves? ¿Ves? En cambio yo le doy, le doy... ¡y no llego a fin de mes!.

Alberto Daneri, Matar las preguntas, Argentina, 1977, CREA.

Pour autant qu’on puisse récupérer le référent de le grâce au contexte extralinguistique – le doy al trabajo –, on est selon l’auteur à mi-chemin du procès de déréférentialisation caractéristique de la subjectivisation pragmatique, comme le révèle le fait que le ne peut pas être remplacé sans changer le sens de l’énoncé. L’annulation serait complète dans l’exemple 71 déjà cité :

PICHICHI : ¿Te tomas dos? ¿No será peligroso?

LOLI : ¡Y dale! Es que uno solo apenas me hace efecto. Me harto de dar vueltas en la

cama.

La déréférentialisation résulte du fait que les formes subjectivisées ne parlent pas du monde :

[L]a cancelación y aislamiento sintáctico son una consecuencia natural de un proceso de subjetivización, ya que el hablante o conceptualizador al emitir un enunciado subjetivo no está interesado en hablar del mundo, sino que sólo esta interesado en hablar de cómo él ve el mundo, de aportar sus propias valoraciones sobre el evento. En consecuencia el hablante no necesita sintaxis, o la necesita mínimamente, porque no es necesario hacer explícitos los aspectos descriptivos y referenciales requeridos por las entidades, y por tanto es prescindible toda la sintaxis que sería necesaria para hablar de esas entidades.118

Dans cette perspective, le procès de subjectivisation que subit la forme dale est tel que le clitique le a complètement perdu sa capacité référentielle. Selon Rena Torres Cacoullos119,

118 Concepción Company Company, 2004b, p. 42.

119 « Lorsque le assume cette fonction d’intensificateur verbal, il révèle trois principes de la grammaticalisation :

divergence, décatégorisation et rétention. La divergence, c’est-à-dire la grammaticalisation d’une forme – ou des formes rattachées par leur étymologie dans certains contextes seulement, se manifeste dans la variation synchronique des emplois de le : avec decir ‘dire’, il reste un pronom dont le référent est humain, tandis que avec correr ‘courir’, il s’agit d’un affixe intensificateur. La décatégorisation, soit la perte des marqueurs optionnels de catégorialité et d’autonomie discursive, apparaît dans la dépronominalisation : le perd sa concordance de nombre et ne fait plus référence aux participants nominaux. La rétention, soit la persistance de traits de signification provenant de la construction source, se présente lorsque le fonctionne comme locus deictique de l’activité verbale, et de façon plus manifeste encore avec les verbes de mouvement. » [« In taking on this verbal-intensifier function, le evidences three principles of grammaticization, divergence, decategorialization, and retention [...]. Divergence, the grammaticization of a form or etymologically related forms in one context but not in others, shows up in synchronic variation in the uses of le : with decir ‘say, tell’ it remains a pronoun referring to a human, while with correr ‘run’ it is an intensifying affix. Decategorialization, the loss of optional markers of categoriality and discourse autonomy, shows up in depronominalization: le loses number agreement and no longer refers to nominal participants. Retention, the persistence of features of meaning from the original source construction, shows up in the use of le as a deictic locus of the verbal activity, most clearly with motion verbs

ce datif – que l’on trouve également dans les formes ándale, échale, pásale, etc. – aurait comme fonction d’intensifier la signification du verbe dans son emploi pragmatique. C’est au moyen du verbe plus le clitique, en tant que marqueur de subjectivité, que le locuteur estime l’événement dans sa globalité et également en tant que marqueur d’intersubjectivité, car il s’adresse au destinateur du message pour établir avec lui un rapport socioaffectif et pour l’impliquer dans l’événement. La forme dale dans l’exemple précédent illustre le dérangement du locuteur face à l’insistance et à l’obstination de son interlocuteur, ce qui constitue une marque explicite d’intersubjectivité.

1.14.4.1. « GRAMMATICALISATION » DU CLITIQUE LE

La grammaticalisation affecte ainsi le pronom objet indirect le, comme résultat de l’extension des emplois dudit datif en passant par des référents non humains et par une perte de concordance objective. Le n’aurait plus de référence ni anaphorique ni cataphorique mais rendrait compte d’un participant pragmatique : le locuteur et/ou son interlocuteur. Concepción Company Company120 signale que ces datifs invalident l’argument syntaxico-grammatical afin de focaliser sur une entité pragmatique, un récepteur réel, l’interlocuteur, exhorté par le locuteur à s’incorporer activement à l’événement, ou afin de focaliser le locuteur lui-même, qui apporte ses appréciations de l’évènement considéré globalement. Le déplacement, conclut-elle, est métaphorique.

Il s’ensuit que le marqueur discursif dale est formé d’un clitique apparemment dépourvu de référent, qui ne peut pas se constituer comme un argument verbal, adossé à la forme de deuxième personne de l’impératif du verbe dar. Le verbe, selon la théorie de la grammaticalisation, aurait perdu son signifié d’origine et, selon l’auteur, sa capacité de prendre des arguments – « locus » destination, récepteur ou patient. C’est à partir de la désémantisation de dar que le, en tant que locus destinataire, perd sa fonction référentielle pour acquérir une valeur de récepteur pragmatique.

Contrairement à cette conception selon laquelle les formes subjectivisées perdent leur contenu sémantique et leurs traits syntaxiques, on fera ici l’hypothèse que dale, en tant qu’outil pragmatique, explicite des aspects descriptifs plus abstraits, d’autre nature, récupérables dans la situation de communication. Le fait que la forme dale se trouve « figée »

[...] »], Rena Torres Cacoullos, 2002, p. 318. D’après l’auteur, le clitique serait donc un élément qui garde une certaine signification. La traduction est de notre fait.

dans la deuxième forme de tutoiement de l’impératif et qu’elle n’admet pas une autre conjugaison résulte du fait que, dans cet emploi, le locuteur demande à l’interlocuteur avec qui il a un rapport de familiarité – parfois dele véhicule un rapport plus formel – la réalisation de quelque chose. La syntaxe n’est pas « annulée », pas plus que les composants du syntagme n’ont vu s‘alléger ou disparaître leur contenu sémantique.

Le rôle de ce clitique dans la fonction pragmatique du syntagme est expliqué autrement par Justino Gracia-Barrón dans son analyse sur le pronom le anumérique121.

D’après l’auteur, le signifié de le fait de la forme un « socle-relais » constitué de deux pôles ; le premier pôle présupposé est le verbe, sans lequel le n’a pas d’existence ; le deuxième pôle est l’être bénéficiaire ou destinataire, « une notion prédicative d’incidence interne destinée à recevoir le sens actualisé de [l’]énoncé » dont le verbe est le noyau de prédication.

Or, le premier pôle étant indispensable, le deuxième n’est pas forcément identifié dans l’énoncé :

[L]e second [pôle notionnel] peut rester au stade d’implication non résolu. C’est ce qui arrive dans les énoncés du type : “¡y dale!”, “¡métele!”, ¡córrele!”, “¿qué le vamos a hacer?”, ... où le sens de l’expression est versé vers un élément contextuel qui restera au stade indéterminé.122

Dans la fonction pragmatique et extra-propositionnelle du syntagme, le référent de son constituant clitique, destinataire du procès indiqué, est laissé dans l’implicite. Cela n’implique pas, pour autant, une perte de contenu notionnel du verbe auquel la particule est adossée.

Selon ce que l’on postule dans cette thèse, le signifié de dar reste intact dans tous les emplois du verbe, y compris lorsqu’il semble s’éloigner de l’emploi prototypique du transfert. Sa syntaxe résulte du fait que dans cet emploi précis, l’impératif et la deuxième personne simple du tutoiement sont requis lorsque le locuteur sollicite la réalisation d’une action de la part de son interlocuteur dans un rapport de familiarité. De ce fait, sa capacité syntaxique n’est ni rigidifiée ni annulée. Il est possible que dale en tant que particule pragmatique conversationnelle soit issu d’un processus de subjectivisation. À un moment de l’histoire de la langue, le sujet parlant charge la forme d’une évaluation subjective qui a nécessairement des points communs avec d’autres nuances expressives de l’unité, et son interlocuteur active les mécanismes d’inférence nécessaires qui lui permettent de comprendre cette nouvelle capacité expressive. La connaissance de ces nuances constitue la compétence linguistique des sujets parlants. Or, ce qui sous-tend cette connaissance des capacités expressives d’un mot est son

121 Justino Gracia Barrón, 2002. 122 Ibid., p. 141.

signifié, car c’est lui qui commande les effets de sens qui s’établissent dans le discours et qui

peuvent s’élargir éventuellement selon les besoins des sujets parlants. Dans le cas de dale, c’est le signifié de dar – au même titre que celui du clitique le – qui commande ses emplois, comme outil pragmatique dans les emplois analysés plus haut ainsi que dans ses nombreux autres emplois.