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Les opérations cognitives dans la grammaticalisation

1 1 Le concept de marqueur discursif

2. D AR ET LES VERBES SUPPORTS

2.1. Les opérations cognitives dans la grammaticalisation

Comme on l’a déjà présenté dans le chapitre consacré aux marqueurs discursifs, la grammaticalisation est ordinairement définie comme un processus qui aboutit à la création de formes grammaticales ou à la création d’unités linguistiques de contenu plus abstrait à partir de formes lexicales pleines.

Dans l’optique de la grammaire cognitive, la grammaticalisation d’une unité linguistique répond à des mécanismes cognitifs et, selon des auteurs comme Joan Bybee et John Haiman123, à la fréquence d’emploi de cette unité dans de nouveaux contextes. Selon

Haiman, la grammaticalisation serait le résultat d’un procès cognitif général d’habituation, de « ritualisation », pas seulement propre aux faits linguistiques mais appartenant aussi à des mécanismes cognitifs de caractère général. Face à un stimulus récurrent, un organisme ne répond pas de la même façon. Dans le cas des phénomènes linguistiques et en ce qui concerne plus particulièrement la récurrence d’un lexème, l’habituation donne comme résultat, selon l’auteur, sa dégradation sémantique ou « blanchissement ».

Parmi les conditions nécessaires à la grammaticalisation, Béatrice Lamiroy124 signale

la fréquence d’emploi, la valeur lexicale des mots, les différents niveaux de stratification des unités grammaticalisées dans la langue et la typologie des langues. La fréquence d’emploi d’une unité serait proportionnelle à sa moindre spécificité lexicale, car la généralité sémantique d’un lexème l’habilite à apparaître dans des contextes très divers. L’auteur

123 Selon Joan Bybee (2010, p. 109), « [les] mécanismes de changement requièrent la répétition et sont entraînés

par un emploi plus fréquent: segmentation, réduction phonétique, autonomie accrue, généralisation à de nouveaux contextes (via l’analogie), routinisation et inférence pragmatique. Ce sont les mécanismes de base du changement qui peuvent agir sur tout élément en cours de grammaticalisation. » [« [The] mechanisms of change require repetition and are driven by increased usage : chunking, phonetique reduction, increasing autonomy, generalization to new contexts (via analogy), habituation, and pragmatique inference. These are the basic mechanisms of change that can act on any grammaticalizing material »]. La traduction est de notre fait. Voir aussi John Haiman, 1994, p. 3-28.

observe que, selon Martin Haspelmath125, il se produit du point de vue cognitif une

banalisation ou « routinisation » de l’élément grammaticalisé, ce qui facilite sa mémorisation. Il existe également une condition sémantique, selon laquelle tous les éléments lexicaux ne se prêtent pas aux procédés de grammaticalisation. Certaines unités sont préférées en tant que « concepts source », étant donné l’emploi généralisé et fréquent qui les rend susceptible de manipulations conceptuelles ultérieures. Ainsi, les concepts source évoquent quelques-unes des expériences humaines les plus élémentaires et s’obtiennent à partir des états physiques, du comportement ou de l’environnement immédiat de l’homme. Ces champs expérientiels fournissent des points de repère concrets lors de l’évocation d’associations. Selon José Luis Cifuentes Honrubia126, les concepts source les plus signalés en espagnol sont les suivants :

• Les parties du corps humain comme cara, espalda, cabeza et les phénomènes naturels tels que cielo y tierra.

• Termes relatifs à l’être humain, tels que persona, padre, madre et hijo. • Verbes dynamiques tels que ir, venir, llegar, dar, dejar, coger.

• Verbes de position comme estar, sentarse, permanecer.

• Verbes qui expriment des opérations langagières, comme decir. • Activités basiques telles que hacer, acabar.

Certains lexèmes sont aptes à la grammaticalisation non à cause d’une généralité ou d’une indéfinition significative, mais en raison de leur référence à des notions basiques, irréductibles, qui touchent à l’existence, au mouvement dans l’espace, aux états psychologiques ou sociaux, perspectifs et événementiels127. Les chercheurs qui s’alignent sur

ces principes observent que les concepts source aptes à la grammaticalisation, notions élémentaires de l’expérience humaine, sont indépendants du point de vue culturel – on pourrait parler de concepts universels – car ils sont généralement conçus de la même façon par des communautés linguistiques différentes.

Il existerait également une condition de type structurel, que Paul Hopper et Elizabeth Traugott128 appellent « stratification » (layering) et qui rend compte du fait qu’il existe dans la

langue différentes strates de formes hétérogènes concurrentes dans leur façon de signifier. Du

125 Martin Haspelmath, 1999.

126 José Luis Cifuentes Honrubia, 2003, p. 30.

127 Voir Joan Bybee, Revere Perkins et William Pagliuca, 1994, p. 10. 128 Voir Paul Hopper et Elizabeth Traugott, 1993, p. 124.

point de vue diachronique, il se produirait une « spécialisation » ou « obligatorification »129 lorsqu’une des formes devient la forme obligatoire – les formes en français ancien ne

pas/point/goûte/mie et les formes obligatoires en français actuel ne pas/point, par exemple –

et de « persistance » quand deux formes coexistent – ir dans él va a casa et él va a cantar. La dernière condition évoquée par Béatrice Lamiroy concerne la typologie des langues, car quelques symptômes de la grammaticalisation peuvent se manifester dans certains types de langue et pas dans d’autres. La coalescence, par exemple, ne peut se produire que dans des langues synthétiques.

Dans une approche cognitiviste, la grammaticalisation est conçue comme le résultat des mécanismes cognitifs de la métaphore et la métonymie. D’après George Lakoff, la métaphore n’est pas une figure poétique présente dans la langue mais un processus mental qui rend compte de la façon dont l’esprit humain conceptualise un domaine d’expérience en termes d’autre130. Ainsi, le contenu notionnel appartenant à un domaine expérientiel concret

serait transféré à un autre domaine expérientiel plus complexe et abstrait. Il ne s’agit pas d’une substitution mais de la représentation d’un élément linguistique d’un domaine d’expérience différent de celui d’origine131. Ce transfert est possible grâce aux traits

notionnels partagés par les deux domaines, que Lakoff appelle le principe d’invariance. Selon ce principe, la structure inhérente au domaine cible prédomine sur celle du domaine source.

L’auteur offre une description de la métaphore véhiculée par le verbe to give dans des phrases to give someone a kick (« donner un coup à quelqu’un ») et to give someone

information (« donner une information à quelqu’un »). À l’instar de to give, dar s’emploie

pour évoquer le coup (dar(le) un puntapié a alguien) et le transfert d’information (dar

información a alguien) et de ce fait, la description des expressions anglaises semble pertinente

pour l’analyse des constructions espagnoles avec dar. Dans cette analyse, le verbe to give permet d’évoquer le coup et le transfert d’information grâce à la métaphore LES ACTIONS SONT DES DÉPLACEMENTS (ACTIONS ARE TRANSFERS). À partir du domaine cognitif « déplacement »,

considéré comme le domaine de départ du signifié du verbe, celui-ci peut être employé comme le résultat d’un processus métaphorique pour évoquer différents types d’actions.

Quant à la métonymie, il s’agit d’une opération d’interprétation induite par le contexte, c’est-à-dire l’association conceptuelle qui sert à évoquer une entité et permet l’évocation

129 Voir Paul Hopper et Elizabeth Traugott,1993, p. 116 . 130 Voir George Lakoff, 1993, p. 202.

131 José Luis Cifuentes Honrubia (op. cit., p. 28) signale la projection métaphorique du domaine cognitif

« espace » au domaine cognitif « temps » dans le cas du verbe de mouvement llegar : llegó el profesor llegó la

d’une autre entité du même domaine cognitif132. L’association se produit par des inférences

pragmatiques : les sens pragmatiques inférés par le contexte se répandent dans le discours des sujets parlants et finissent par devenir conventionnels. La phrase verbale to give someone a

kick est analysée par Francisco José Ruiz de Mendoza Ibáñez et Alicia Galera-Masegosa

comme une extension métonymique du genre CAUSE POUR EFFET opérée sur la métaphore LES ACTIONS SONT DES TRANSFERTS DE POSSESSION : le récepteur du coup «possède » (est affecté

par) les effets du coup ; les effets sont conçus comme une « possession » et, en conséquence, non momentanés.133

La métaphore et la métonymie, les deux opérations auxquelles répond la grammaticalisation selon le point de vue cognitiviste, impliqueraient alors un changement dans le signifié des éléments grammaticalisés, partant d’une notion plus concrète à une représentation plus abstraite. Cela impliquerait également l’existence de plusieurs signifiés ou

polysémie. On a signalé que, d’après Cifuentes Honrubia, parmi les catégories notionnelles

aptes à la grammaticalisation se trouve celle qui correspondrait à dar, considéré comme verbe dynamique. Les linguistes qui postulent la grammaticalisation qui le conduit à se comporter comme verbe « léger » ou verbe « support » dans certains contextes, considèrent que cette opération se produit à partir d’un signifié qui exprime le « transfert » ou le « transfert de possession ». À partir d’une notion plus concrète – le transfert d’entités concrètes – et à travers les opérations cognitives de la métaphore et/ou la métonymie, se créent d’autres signifiés moins concrets, parmi lesquels se trouve le transfert de « sentiments » et d’« émotions » comme c’est le cas de la locution dar amor :

(92) [D]e tanto dar servicio, y tanto dar amor, todo tu leño heroico se ha vuelto, encina, santo.

Gabriela Mistral, Desolación, Chile, 1922, CORDE.

Contrairement à cette lecture polysémique, l’hypothèse monosémique sur laquelle se fonde le présent travail ne permet pas de concevoir l’existence de plusieurs signifiés pour un

132 Mar Garachana Camarero ([1998] 2008, p. 196) explique que le connecteur temporel luego acquiert une

valeur consécutive par une opération cognitive métonymique du type LA PARTE POR EL TODO : « [E]l dominio

cognitivo asociado al concepto de consecuencia incluye, junto a los conceptos de causa y efecto, una idea de secuencia temporal (un antes y un después : toda consecuencia es posterior a su causa ; de manera que no es de extrañar que pueda inferirse un valor consecutivo a partir de un significado de posterioridad. Emplear un término que significa ‘más tarde, después’ con valor de ‘por lo tanto’ supone un proceso metonímico por el que nos referimos al dominio entero (la consecuencia) a partir de uno de sus constituyentes (la posterioridad temporal característica de las relaciones consecutivas). Se trata, pues, de una metonimia de tipo LA PARTE POR EL TODO. »

même signe. Ainsi, lorsque dar fait partie de constructions dans lesquelles il est considéré comme verbe « support », il s’agit du même signe avec le même signifié que les autres emplois du verbe, un signifié non pas concret mais renvoyant à une notion très élémentaire,

générale et abstraite dont la définition sera abordée ultérieurement.