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Les territoires ashkénazes de la diaspora

CONTEXTE NATIONAL

II.1 Les territoires ashkénazes de la diaspora

Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’histoire des persécutions du peuple juif, ajoutée à celle du développement économique de ce territoire entre Europe et Asie a dessiné au fil des siècles un espace de vie juive de premier ordre tant sur le plan démographique qu’intellectuel. Il nous serait en effet plus facile pour décrire ces espaces de renvoyer le lecteur aux écrits des poètes et romanciers juifs qui, d’Issac Babel à Dina Rubina154,

ont montré l’évolution de la vie publique, sociale et religieuse et de la population juive. Il nous appartient toutefois de souligner quelques points essentiels de la répartition spatiale des Juifs en ex-URSS occidentale.

II.1.1 La Zone de Résidence, « l’espace forcé » des Ashkénazes

Assignés à résidence dans cette marche occidentale de l’empire, les ashkénazes ont donc organisé leur espace de vie dans ces limites imposées qui constituaient de fait le cœur de la communauté juive (cf. Tableau 21). Très tôt, une mobilité interne s’institua dans la zone de résidence. Les Juifs quittèrent l’espace du village -shtetl- pour celui de la grande ville. Dès 1897, les Juifs constituaient une communauté numériquement importante dans les grandes localités de la Zone de résidence, telles Berditchev où ils comptaient pour 78% de la population totale, Vitebsk pour 52,4%, Minsk pour 52.3%, Kichinev pour 45,9% ou Vilno (Vilnius) pour 40% [Kappeler, 1994 :340, Rozenblum, 1982 :49].

Tableau 21 - Distribution géographique des Juifs russes (1897)

Région Nombre de juifs Pourcentage de la

population totale

Ukraine, Bessarabie 2 148 059 9,3

Lituanie, Biélorussie 1 410 001 14,1

"Pologne russe" 1 316 576 14,1

Totale de la Zone de résidence 4 874 636 11,5

(93,9% des Juifs de Russie)

Russie intérieure, Finlande 208 353 0,34

Caucase 58 471 0,63

Sibérie, Russie, Asie Centrale 47 941 0,35

Total (Russie) 5 189 401 4,73

Source: Simon R. J., 1997, In the golden land: A Century of Russian and Soviet Jewish

immigration in America, Westport: Praeger, p.5

Globalement, ce regroupement de la population juive dans les ghettos des villes qui leur autorisaient la résidence créa un espace d’une incroyable intensité intellectuelle où se sont

Une immigration massive à l’identité plurielle

forgés les grands courants de pensée du judaïsme ainsi que ceux qui ont amené au sionisme politique.

Les aspirations révolutionnaires notamment dans cette Russie pré-1917 se faisaient de plus en plus jour dans les communautés ashkénazes. L’agitation intellectuelle qu’elles suscitaient vit se créer une scission entre le monde des révolutionnaires et celui des religieux. Pour ces derniers, les idées marxistes155 qui germaient dans les rangs de la communauté

symbolisaient l’acculturation contre laquelle ils luttaient avec véhémence. Ils repoussaient de toutes leurs forces cette voie qui menait « vers un judaïsme très édulcoré » [Minczeles, 1993 :236]. Ce climat de renégociation de l’identité juive, de questionnements de l’esprit juif recomposa ce monde des ghettos dont émergèrent les intellectuels qui ont impulsé et guidé les premiers pas du retour en Terre sainte (cf. infra). C’est par ces routes divergentes qu’au fil des décennies le groupe ashkénaze s’est quelque peu éloigné de sa religion, et c’est ce qui explique qu’aujourd’hui nous parlions de Juifs assimilés, russifiés.

Parallèlement à ces agitations intra-communautaires, la première Guerre Mondiale et la Révolution de 1917 ont fortement contribué à établir les bases de la géographie spatiale des ashkénazes. Très rapidement, les Juifs ont poursuivi le passage du shtetl à la ville par une émigration massive vers les centralités urbaines de l’URSS, franchissant par là même la frontière orientale désormais abolie. Moscou, qui leur avait été interdite pendant de longues années, fut l’un de leurs pôles majeurs d’implantation. Sa population juive passa de 8 473 personnes en 1897 à 131 000 en 1926 et atteint à la veille de la Seconde Guerre mondiale les 400 000 personnes.

Cette croissance de population juive s’est réalisée dans les mêmes proportions à Leningrad (de 17 251 Juifs en 1897 à 175 000 avant la Seconde Guerre mondiale), à Kiev et à Odessa.

Cette dynamique a été interrompue par la Seconde Guerre Mondiale et par la Shoah qui ont décimé les populations établies dans les grandes villes d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie. Plus de deux millions de personnes ont péri dans les camps d’extermination, et au lendemain de cette guerre la population juive ne comptait plus que deux millions de personnes. Les populations juives -essentiellement les jeunes- qui avaient pu échapper à la déportation avaient trouvé refuge en Asie Centrale principalement. Cette migration forcée a donc constitué une première mise en contact des ashkénazes avec les communautés ancestrales d’Orient et a été à l’origine des premières véritables implantations ashkénazes en Orient soviétique.

La répartition spatiale des Juifs a ensuite évolué au rythme de l’expansion économique de l’Union soviétique. L’installation dans les grandes villes du pays qui leur avait permis d’accéder à un niveau d’éducation parmi les plus élevés a fait d’eux une élite intellectuelle -principalement scientifique- et une force de travail d’une grande utilité pour l’effort national soviétique.

II.1.2 Vers une dispersion sur la totalité du territoire de l’ex-URSS

A partir de cette période, une double dynamique migratoire s’est mise en place. Au sein des espaces de l’ancienne Zone de Résidence, la population juive a poursuivi sa concentration dans les villes les plus importantes de leur ancien périmètre de résidence où elle

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pouvait accéder à des emplois qualifiés ; et depuis ces lieux elle a diffusé vers les grands espaces urbains du territoire de l’ex-URSS.

En 1993, les villes de Kiev, Odessa et Dnepropetrovsk regroupaient près de la moitié de la communauté juive d’Ukraine. De nombreux Juifs de Dnepropetrovsk (l’ex-Ekaterinoslav de la Zone de Résidence) rencontrés en Israël occupaient des postes d’ingénieurs dans les industries lourdes de cette ville. Dnepropetrovsk, ville millionnaire, abritait les fleurons du VPK (complexe militaro-industriel) comme l’usine d’Ioujmach (50 000 emplois), la plus grande usine de missiles du monde [Brunet, 1996 : 383]. Certains de ces ingénieurs juifs, ayant connaissance « d’informations relevant du « confidentiel défense », n’ont été autorisés à émigrer qu’à partir de 1995 [de Tinguy, 1998 :15].

Plus au nord, la Biélorussie présente une population juive essentiellement implantée dans la capitale, Minsk (27 000 en 1993, soit près des deux tiers de la communauté biélorusse). Après la seconde Guerre Mondiale, la population juive décimée par la Shoah156 s’était

regroupée dans la capitale du pays et s’y était maintenue jusqu'à la libéralisation de l’émigration des années quatre-vingt. Seul l’axe historique Gomel/Vitebsk (ville natale de Chagall) présentait, de par sa position dans la sphère économique de la capitale, une communauté juive conséquente.

Par ailleurs, l’expansion de la minorité juive s’est poursuivie au rythme du développement urbain et économique de l’URSS. L’immense Russie, dans sa vision toute « christallerienne » de l’espace comme l’a souligné Roger Brunet [1996 : 242] a développé tout un réseau de villes dans lequel les Juifs qualifiés mais aussi marchands se sont installés témoignant ainsi de l’importance dans leur communauté de la hiérarchisation et de la réussite des développements urbains. Ainsi, conformément à la géographie des activités concentrées sur un sixième du pays, les Juifs se sont répartis dans les aires métropolitaines majeures de la Russie.

Au début des années quatre-vingt-dix, l’aire métropolitaine de Moscou regroupait l’essentiel de la communauté avec plus de 200 000 Juifs, et celle de St-Pétersbourg en rassemblait plus de 100 000 autres. Ces deux métropoles regroupaient avec les villes gravitant dans leurs zones d’attraction plus de 47% des 655 950 Juifs de Russie [Gur-Gurevitz, 1995 :107]. A coté de ces capitales régionales, c’est dans le triangle industriel délimité par les villes de Nijni-Novgorod, Ekaterinbourg et Saratov, situé au cœur de la zone de peuplement de la Russie que la présence juive est la plus forte. Plus à l’est la population ashkénaze s’est égrenée sur l’axe du transsibérien dans ces terres hostiles dont à l’extrémité du chemin -sur les rives de l’Amour- se trouve cet Eldorado promis aux Juifs, le Birobidjan. Les grandes cités sises au-delà de l’Oural abritent chacune les plus importantes communautés juives de Sibérie et d’Extrême orient : Omsk (6 000 Juifs), Novosibirsk (11 000), Krasnoïarsk (5 000), Irkoutsk (35 000) et Khabarovsk (11 000) [Gur-Gurevitz, 1995 :167].

A l’échelle de la Russie, cette similitude entre les grands foyers de peuplement russe et ceux de la communauté juive ashkénaze est confirmée. Sur la liste des douze premières villes de Russie nous retrouvons huit des douze premières villes juives du pays. Cette douzaine de villes accueille près de 60% de la population juive de Russie. Les seules discordances stables semblent localisées dans le sud de la Russie : actuellement, Derbent et Naltchik apparaissent

156 Selon A. Nove et J. Newth [1991], en 1939, le pays comptait 375 000 Juifs, vingt ans plus tard ils n’étaient plus que

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aux cinquième et huitième rang des villes juives du pays tandis qu’à l’échelle globale ces villes n’appartiennent pas aux vingt premières villes russes (cf. Tableau 22). Cette différence s’explique par la situation géographique de ces villes qui s’intègrent dans un autre monde juif, celui des Juifs des montagnes (cf. infra).

Au fil des décennies c’est dans ces territoires urbains que les ashkénazes ont vécu au rythme des vagues antisémites et des rumeurs sur d’éventuelles autorisations de sortie. Néanmoins, la vie de ces milliers de Juifs ne fut pas qu’attente et discrimination. Une large frange de ces populations a intégré progressivement la société soviétique. Un indicateur de cette « sortie », que certains diront forcée, de la sphère du judaïsme réside dans l’évolution des mariages mixtes. Dans les années soixante les unions à l’extérieur du « groupe national » furent de plus en plus fréquentes. Aujourd’hui, la Russie demeure le pays d’ex-URSS où la population juive trouve le plus ses conjoints hors du groupe national. En 1988, plus de 70% des hommes juifs se sont mariés hors de leur groupe national et 62,8% des femmes, ce qui représente une croissance de 20% de ces unions mixtes par rapport à 1978 dans ce pays (cf. tableau 23).

Cette multiplication des mariages mixtes chez les Juifs, qui serait le reflet d’une dissolution de l’identité, prend d’autant plus de valeur à la lecture des pratiques suivant les groupes d’âge. Les moins de vingt ans présentent, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, de forts taux d’union mixtes, respectivement 84% et 71%157. Sans vouloir ici trouver

la preuve d’une russification des Juifs, il est toutefois remarquable que cette pratique du mariage mixte a conduit à une érosion démographique des Juifs en termes de groupe national158. Parmi les mariages mixtes en Russie, une nette préférence pour une affiliation des

naissances sous la nationalité du conjoint non-juif était de rigueur. Seulement 17% à 26% des enfants nés de couples mixtes en 1988 furent reportés comme Juifs au recensement de 1989 [Tolts, 1993 : 106-107].

157 Selon M. Tolts [1993], l’importance des mariages mixtes trouve également une explication dans le déficit de femmes

par rapport aux hommes dans les classes d’âge jeune. En 1979, la Russie comptait 892 femmes juives pour 1 000 hommes dans la classe d’âge 20-24 ans et en 1988, 874 pour 1 000.

158 Nove et Newth ont souligné que les massacres nazis ont accentué ce mouvement d’assimilation. L’extermination des

communautés juives de l’Ouest, soudées par une pratique forte du yiddish, a vidé la population d’une composante plus endogame que les populations de Moscou et Leningrad [1971 : 180-181]

Chapitre quatre

Tableau 22 - Grands foyers urbains et premiers établissements juifs de Russie Population totale

(1994)

Population juive estimée (fin 1993)

Rang de la ville dans la population russe

totale

Rang de la ville dans la population juive totale Moscou 8 793 000 200 000 1 1 St.-Petersbourg 4 883 000 100 000 2 2 Nijni Novgorod 1 425 000 12 000 3 4 Novosibirsk 1 418 000 11 000 4 8 Iekaterinbourg 1 347 000 14 000 5 3 Samara 1 223 000 12 000 6 5 Omsk 1 161 000 6 000 7 16 TCheliabinsk 1 125 000 9 000 8 12 Kazan 1 092 000 5 000 9 17 Oufa 1 092 000 5 000 10 26 Perm 1 086 000 5 000 11 23 Rostov/Don 1 023 000 10 000 12 10 Total 25 668 000 389 000

Part dans la population

totale (%) (a) 24 59

Source : GUR-GUREVITZ B., After Gorbachev, History in the Making : Its Effects on the Jews in the Former Soviet Union 1989-1994 , The Zionist Library & The Jewish Agency for Israel, Jerusalem, 1995, p.167 et RADVANYI J., 1996, La nouvelle Russie. L' après 1991: un nouveau "temps des troubles" , Paris: Masson/ Armand Colin (coll. U, série géographie 256), p.70.

(a) : Population urbaine totale en 1993: 108 900 personnes.

Tableau 23 - Part des mariages mixtes parmi les mariages juifs en Russie (1978 et 1988)

Groupe d' âge Hommes Femmes

1978 1988 1978 1988 moins de 20 ans 69,6 84,4 41,8 71,3 20-24 ans 57,8 73,6 42,8 61,1 25-29 ans 53,6 69,1 43,7 67,1 30-34 ans 64,8 72,6 51,4 69,5 35-39 ans 67,2 75,3 48,7 64,7 40-44 ans 66 77,5 53,6 68,4 45-49 ans 68,4 78,6 47,7 59,6 50-54 ans 70,5 77,7 38,1 57,9 55 et plus 50,8 69,9 27 40,6 Total 59,3 73,2 43 62,8

Source: Tolts, M., "Jews in the Russian republic since the Second World War:

the dynamics of demographic erosion" in International Population Conference, vol.3,

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