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Les statistiques collectées par les autorités judiciaires

Dans le document LA LUTTE CONTRE LA TRAITE ET (Page 105-114)

Des éléments de statistique ont été communiqués à la CNCDH par les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Il convient d’en faire une présentation chiffrée, avant de formuler quelques observations et hypothèses à leur propos.

Présentation chiffrée

Présentation des statistiques relatives aux infractions constatées par les forces de l’ordre (police et gendarmerie)

De janvier à mai 2015, 45 infractions de traite ont été constatées par les ser-vices de police et de gendarmerie. D’emblée, il apparaît que ce chiffre est très inférieur à celui relatif au proxénétisme (313 infractions relevées) et à celui relatif aux conditions de travail et d’hébergement indignes (100 infractions relevées).

Tableau 2. Nombre d’infractions relevées par les services de police et de gendarmerie sur le territoire national

Nombre d’infractions De janvier à mai 2015

1. Traite des êtres humains 45

2. Proxénétisme 313

3. Recours à la prostitution 32

4. Réduction en esclavage 1

5. Exploitation de la mendicité 25

6. Conditions de travail et d’hébergement indignes 100

7. Travail forcé 0

8. Réduction en servitude 0

9. Trafic d’organes 0

Total général 516

Source : ministère de l’Intérieur, bases de données des procédures enregistrées (DGGN, DGPN), traitements SSMSI

Le tableau no 3 établit que les unités de gendarmerie ont constaté 19 infractions de traite en 2012, 24 en 2013, puis 49 en 2014. Comme précédemment, ces chiffres sont très inférieurs à ceux relatifs au proxénétisme et aux conditions de travail et d’hébergement indignes. Ils montrent néanmoins une augmentation constante du nombre des infractions relevées de traite au cours de ces trois années.

Tableau 3. Nombre d’infractions relevées par les unités de gendarmerie sur le territoire national

Nombre d’infractions 2012 2013 2014

1. Traite des êtres humains 19 24 49

2. Proxénétisme 149 214 255

3. Recours à la prostitution 36 17 54

4. Réduction en esclavage 0 0 1

5. Exploitation de la mendicité 5 6 12

6. Conditions de travail et d’hébergement indignes 121 119 112

7. Travail forcé 0 0 0

8. Réduction en servitude 0 0 0

9. Trafic d’organe 1 0 0

Total général 331 380 483

Source : ministère de l’Intérieur, bases de données des procédures enregistrées (DGPN), traitements SSMSI

Les données relatives au nombre d’infractions constatées par les services de police ne sont malheureusement pas disponibles pour les années 2012-2014, en raison de l’installation, au cours de cette période, d’un logiciel (LRPPN) intégrant les codes « natinf » et qui ne permet de produire des statistiques officielles que depuis le 1er avril 2015 1. Pourtant, il n’est pas exagéré de penser que les zones d’exercice de la police nationale sont tout autant, voire davantage, touchées par la délinquance relative à la traite des êtres humains, dès lors qu’elles couvrent principalement des territoires urbains et périurbains. Par conséquent, l’exploitation des données figurant dans les tableaux nos 2 et 3 aboutit nécessairement à une connaissance parcellaire et imparfaite de l’activité des services de police et de gendarmerie en la matière.

La CNCDH espère que les améliorations apportées à l’outil informatique résou-dront en grande partie ces difficultés pour l’avenir. À cet égard, il doit être relevé qu’un service a été créé au sein du ministère de l’Intérieur avec pour mission de produire la statistique officielle à partir des données issues des logiciels métiers (LRPGN et LRPPN). Cela devrait permettre de disposer de statistiques globales et fiables à compter de 2016 2. La CNCDH ne peut que s’en réjouir. Elle recommande néanmoins l’agrégation des codes NATINF – afin que tous les acteurs partagent la même approche de la traite et l’identifient de la même manière – ainsi que la définition d’indicateurs clairs et performants concernant la traite 3.

Présentation des statistiques relatives aux condamnations prononcées par les juridictions pénales

Le tableau no 4 comptabilise la fréquence d’apparition des infractions listées dans les condamnations définitives figurant au casier judiciaire, et ce quel que soit leur ordre d’apparition dans le jugement ou l’arrêt. Une ligne de ce

1. Cela est indiqué par le ministère de l’Intérieur dans sa réponse au questionnaire de la CNCDH.

2. Idem.

3. C. Soullez (ONDRP), Audition du 26 mai 2015.

tableau est spécifiquement réservée à la traite des êtres humains, c’est-à-dire aux infractions définies à l’article 225-4-1 du code pénal. Il s’agit du « champ spécifique » de la traite.

Huit autres lignes sont dédiées aux infractions réprimant des faits d’exploitation qui constituent, au sens de l’article 225-4-1 précité, les finalités de la traite des êtres humains (proxénétisme, réduction en esclavage, soumission à du travail ou à des services forcés, réduction en servitude, prélèvement d’organes, exploi-tation de la mendicité, conditions de travail ou d’hébergement contraires à la dignité). L’ensemble de ces neuf lignes délimite le « champ large » de la traite.

Curieusement les atteintes et agressions sexuelles n’y sont pas intégrées, alors même qu’elles figurent à l’article 225-4-1 du code pénal. Afin de pouvoir dis-poser de connaissances plus fines et exactes, il conviendrait d’améliorer l’outil informatique et d’envisager une évolution de la configuration des codes NATINF.

Les deux dernières lignes du tableau recensent les infractions connexes et ne relevant pas du champ large de la traite. Potentiellement, il peut s’agir de toutes les autres infractions figurant soit dans le code pénal soit dans un autre code ou une autre loi.

Tableau 4. Recensement des infractions liées à la traite des êtres humains Unité de

compte

Groupe 2009 2010 2011 2012 2013 %.2013

Infractions

Conditions de travail et

d’hébergement indignes 153 103 122 101 107 8 %

Exploitation de la mendicité 6 30 13 18 8 1 %

Traite des êtres humains 0 23 27 28 127 9 %

Proxénétisme 912 926 827 1 049 1 154 81 %

Recours à la prostitution 21 21 18 23 24 2 %

Trafic d’organes 0 0 0 0 0 0 %

Réduction en esclavage 0 0 0 0 0 0 %

Réduction en servitude 0 0 0 0 0 0 %

Travail forcé 0 0 0 0 0 0 %

Ensemble – champ large TEH 1 092 1 103 1 007 1 219 1 420 100 % Infractions hors champ large

connexes aux infractions (ensemble) 494 410 407 503 450 Infractions hors champ TEH

connexes aux infractions TEH 0 48 50 51 174

Source : DACG/casier judiciaire

En 2013, 1 420 infractions relevant du champ large de la traite ont été inscrites dans les condamnations figurant au casier judiciaire, dont :

– 1 154 sont relatives au proxénétisme, soit 81 % ;

– 127 sont relatives à la traite des êtres humains, soit 9 % ;

– 107 sont relatives aux conditions de travail et d’hébergement indignes, soit 8 % ; – 24 sont relatives au recours à la prostitution, soit 2 % ;

– 8 sont relatives à l’exploitation de la mendicité, soit 1 %.

Il doit être noté qu’au sein du champ spécifique de la traite une nette progression apparaît entre 2012 et 2013, dès lors que pour l’année 2012, seules 28 infractions ont été recensées, ce qui ne constitue que 2,29 % du total de 1 219.

De plus, les données relatives aux infractions connexes apportent quelques éléments de compréhension relatifs notamment aux modes opératoires. Dans sa réponse à la CNCDH, la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) précise utilement que :

– les 450 infractions connexes aux 1 420 infractions relevant du champ large de la traite sont principalement l’association de malfaiteurs (85), le travail clan-destin (49), l’habitat insalubre ou indigne (33), les infractions à la législation des étrangers et à leur travail (47) et les agressions et atteintes sexuelles (25) ; – les 174 infractions connexes aux 127 infractions de traite sont principalement des infractions réprimant des faits d’exploitation (proxénétisme, réduction en esclavage, soumission à du travail ou à des services forcés, réduction en servitude, prélèvement d’organes, exploitation de la mendicité, conditions de travail ou d’hébergement contraires à la dignité), plus rarement des infractions de nature différente. À cet égard, aucune donnée chiffrée précise n’a été communiquée à la CNCDH, qui doit donc se contenter de ces approximations.

Le tableau no 5 recense les condamnations liées à la traite des êtres humains. Il permet de ne pas surévaluer le volume des condamnations à partir du dénom-brement des infractions recensées dans le tableau précédent. Ainsi, en 2013, 53 condamnations étaient relatives à une ou plusieurs infractions de traite, tandis que 728 condamnations relevaient du champ large de la traite.

Tableau 5. Recensement des condamnations liées à la traite des êtres humains

Unité de compte

Groupe 2009 2010 2011 2012 2013 %.2013

Condamnés

Personnes différentes concernées

champ large TEH 680 659 597 707 728 100 %

Personnes différentes concernées

champ spécifique TEH 0 11 16 22 53 7 %

Source : DACG/casier judiciaire

Dans sa réponse à la CNCDH, la DACG indique utilement que pour 70 % de ces condamnations (37 sur 53), l’infraction de traite était accompagnée d’une infraction de proxénétisme.

Le casier judiciaire ne permet pas de relier entre elles les condamnations pro-noncées dans une seule et même affaire. Il est cependant possible d’évaluer approximativement le nombre d’affaires correspondant au recensement des infractions réalisé plus haut (voir le tableau no 4) en supposant que les condam-nations prononcées le même jour par une même juridiction concernent une seule et même affaire. C’est ce que se propose de faire le tableau no 6.

Tableau 6. Recensement des affaires liées à la traite des êtres humains Unités de

compte

Groupe 2009 2010 2011 2012 2013 %.2013

Affaires

Affaires différentes concernées

champ large TEH 408 395 355 401 420 100 %

Affaires différentes concernées

champ spécifique TEH 0 7 7 18 21 5 %

Source DACG/casier judiciaire

Il ressort de ce tableau qu’en 2013 le nombre total d’affaires s’élève à : – 420 en ce qui concerne le champ large de la traite des êtres humains regrou-pant 1 420 infractions et 728 condamnations ;

– 21 en ce qui concerne le champ spécifique de la traite des êtres humains regroupant 127 infractions et 53 condamnations.

Le tableau no 7 établit le rapport des infractions et des personnes condamnées par affaire.

Tableau 7. Rapport des infractions et des personnes condamnées par affaire

Groupe 2009 2010 2011 2012 2013

Nombre de personnes

par affaire du champ large TEH 1,7 1,7 1,7 1,8 1,7

Nombre de personnes

par affaires du champ spécifique TEH 1,6 2,3 1,2 2,5

Nombre d’infractions du champ large

par affaire du champ large 2,7 2,8 2,8 3 3,4

Nombre d’infractions TEH

par affaire du champ spécifique TEH 3,3 3,9 1,6 6

Nombre total d’infractions

par affaire du champ large TEH 3,9 3,8 4 4,3 4,5

Nombre total d’infractions

par affaire du champ TEH 10,1 11 4,4 14,3

Source : DACG/casier judiciaire

En 2013, une affaire relevant du champ large de la traite recouvre en moyenne 1,7 personne et 3,7 infractions. Dans le champ spécifique de la traite, ces ratios sont respectivement de 2,5 et 6.

Si l’on retient également les infractions hors champ large de la traite, on compta-bilise pour une affaire 4,5 infractions hors champ. Toutefois, pour chaque affaire du champ spécifique de la traite il y a 14,3 infractions hors champ.

Enfin, les tableaux no 8 et 9 permettent de cerner quelques aspects du profil des personnes condamnées, par le biais d’informations sur leur nationalité et leur genre.

Tableau 8. Principales nationalités des personnes condamnées entre 2009 et 2013

Nationalité Condamnés % Dont pour traite %

Française 1547 45,90 % 9 8,80 %

Roumaine 500 14,80 % 22 21,60 %

Bulgare 223 6,60 % 8 7,80 %

Chinoise 148 4,40 % 0 %

Inconnue 104 3,10 % 6 5,90 %

Nigériane 95 2,80 % 31 30,40 %

Brésilienne 73 2,20 % 4 3,90 %

Algérienne 72 2,10 % 0 %

Marocaine 57 1,70 % 0 %

Hongroise 40 1,20 % 1 1,00 %

Camerounaise 39 1,20 % 0 %

Turque 33 1,00 % 1 1,00 %

Albanaise 26 0,80 % 5 4,90 %

Portugaise 24 0,70 % 0 %

Allemande 20 0,60 % 0 %

Polonaise 20 0,60 % 2 2, 00 %

Tunisienne 20 0,60 % 0 %

Tchèque 19 0,60 % 0 %

Russe 19 0,60 % 1 1,00 %

Ghanéenne 16 0,50 % 0 %

Espagnole 15 0,40 % 0 %

Britannique 12 0,40 % 0 %

Ivoirienne 11 0,30 % 1 1,00 %

Belge 10 0,30 % 0 %

Dominicaine 10 0,30 % 0 %

Italienne 10 0,30 % 1 1,00 %

Autres 208 6,20 % 10 9,80 %

Total 3 371 100 % 102 100 %

Source : DACG/casier judiciaire

Dans le champ large de la traite, la part des Français domine à hauteur de 45,90 % des condamnés, loin devant les Roumains (14,80 %), les Bulgares (6,60 %), les Chinois (4,40 %) ou les Nigérians (2,80 %).

La part des Français est en revanche très faible dans le champ spécifique de la traite, dès lors qu’elle ne s’élève qu’à 8,80 %, bien derrière les Roumains (21,60 %) et surtout les Nigérians (30,40 %).

Tableau 9. Genre des personnes condamnées entre 2009 et 2013

Sexe Condamnés % Dont traite %

Masculin 2 429 72 % 58 57 %

Féminin 942 28 % 44 43 %

Ensemble 3 371 100 % 102 100 %

Source : DACG/casier judiciaire

Dans le champ large de la traite, 28 % des personnes condamnées sont des femmes. Elles sont 43 % dans le champ spécifique de la traite. Ces chiffres doivent être mis en relation avec le fort taux de Nigérians condamnés pour traite (voir le tableau no 8). Cette délinquance, qui pourrait impliquer les « mamas » nigérianes, connaît un fort taux de féminisation.

Observations de la CNCDH

La lecture des tableaux révèle à l’évidence la faiblesse des constats, des poursuites et, en cas de poursuites, des condamnations en matière de traite. En l’absence d’explications par les ministères concernés, et faute d’éléments objectifs et fiables en sa possession, la CNCDH doit se contenter d’émettre des hypothèses.

En premier lieu, les données statistiques relatives au constat des infractions de traite des êtres humains par les services de police et de gendarmerie révèlent d’une part en creux – comme cela a déjà été mis en évidence par la recherche académique 4 et le Réseau européen des migrations 5 – que les victimes potentielles de traite ne s’auto-identifient pas en tant que telles et qu’elles ne dénoncent que très rarement les faits dont elles font l’objet.

D’autre part, ces mêmes données statistiques confortent, également en creux, les constats du GRETA 6 et ceux de la CNCDH dans le présent rapport 7, quant à l’insuffisance des moyens consacrés par la France à l’identification des victimes potentielles de traite. C’est ainsi que certaines formes d’exploitation (travail forcé, réduction en servitude, réduction en esclavage) ne font l’objet d’aucun constat de la part des forces de l’ordre (les chiffres sont nuls), alors pourtant qu’elles ne sont pas inexistantes, comme l’a notamment révélé l’affaire Siliadin contre France jugée par la Cour européenne des droits de l’homme 8. Cela est confirmé par l’absence totale de poursuites et de condamnations. L’extrême indigence de ces données statistiques, comparées à l’importance de celles relatives au proxénétisme et au recours à la prostitution, révèle indirectement le « biais sexué dans l’appréhension de la traite », qui conduit à justifier, au nom de la lutte contre la traite, toute forme de lutte contre la prostitution, au lieu d’identifier et de réprimer l’exploitation comprenant également le travail forcé, la servitude, l’esclavage et les pratiques qui y sont analogues 9.

En deuxième lieu, les faibles taux de constats, de poursuites et de condamna-tions pour traite des êtres humains laissent présumer que les différents acteurs institutionnels (magistrats, policiers, gendarmes) appréhendent mal les limites

4. Pour une présentation synthétique de ces travaux, voir E. Eerz, « Women as Victims and Survivors in the Context of Transnational Human Trafficking for Commercial Sex Exploitation », Revue internationale de droit pénal, vol. 81, p. 556 ; E. Panloup, « La coopération entre les services d’enquête et les acteurs sociaux : une arme pour lutter contre la traite des êtres humains », Les Cahiers de la sécurité et de la justice no 29 (2014), p. 31.

5. Voir Commission européenne, Identification des victimes de la traite des êtres humains dans les procé-dures d’asile et de retour. Étude du réseau européen des migrations, mars 2014, p. 21.

6. GRETA, Rapport 2013, op. cit., parag. 125-137, pp. 36-39.

7. Voir infra, troisième partie, chapitre 1, pp. 133-143.

8. CEDH, 26 juillet 2005, affaire précitée Siliadin contre France.

9. Voir M.-X. Catto, « État des lieux de la lutte contre la traite des êtres humains en France », Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 17 février 2013. Adde S. Hennette-Vauchez, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Dalloz 2015, no 457, p. 358.

de l’incrimination définie à l’article 225-4-1 du code pénal, dont le champ d’application a au demeurant été étendu par la loi no 2013-711 du 5 août 2013.

La définition de l’infraction étant complexe 10, il est très vraisemblable que les praticiens choisissent par commodité de retenir les qualifications dont ils sont plus familiers, comme notamment les conditions de travail ou d’hébergement indignes ou le proxénétisme. À ce dernier propos, les données statistiques relatives aux infractions sanctionnées dans les condamnations définitives figurant au casier judiciaire sont très parlantes :

2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 Total proxénétisme

aggravé 319 225 305 711 592 627 75 669 512 494 530 473 686 719 Total proxénétisme

simple 501 436 370 373 388 371 395 423 457 418 396 354 363 435 Total 820 661 675 1 084 980 998 1 100 1 092 969 912 926 827 1 049 1 154 Il n’est pas exagéré de penser qu’un nombre non négligeable d’enquêtes et de poursuites déclenchées du chef de proxénétisme pourrait l’être sur le fon-dement de la traite. L’existence de doublons au sein du code pénal 11 ne fait qu’entretenir la confusion et contribue à rendre peu visible une infraction dont on a déjà souligné qu’elle est peu lisible. Ce constat est renforcé par celui du cloisonnement opérationnel de certains services d’enquête saisis qui, confrontés à des faits pouvant le cas échéant relever de la traite, les appréhendent unique-ment à travers le prisme de leur domaine de compétence ou de spécialisation en éludant les questions relatives à la traite 12. Au-delà de la complexité de la loi, la faiblesse des données statistiques trouve donc également un élément d’explication dans le manque d’expérience des magistrats et enquêteurs et leur méconnaissance des spécificités des dossiers de traite 13.

Afin d’illustrer ce dernier propos, il convient de mentionner, à titre de com-paraison, que la police nationale a constaté entre août 2014 et juillet 2015, 10 539 infractions relatives aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers et 3 562 infractions relatives à l’aide, à l’entrée, à la circulation et au séjour des étrangers 14. Ces chiffres s’élèvent respectivement à 1 060 et 172 pour les constats réalisés par la gendarmerie 15. Or il a été plusieurs fois relevé dans le présent rapport que les questions de traite sont fréquemment diluées dans la politique d’immigration, une certaine confusion étant au demeurant entretenue par les dispositions du CESEDA 16. Même si, à première vue, le trafic illicite de migrants (notion englobant une série d’infractions définies aux articles L. 622-1

10. Pour plus de détails, voir supra.

11. Voir supra.

12. M. Poulain (US/CGT), Audition du 24 septembre 2015 ; M. Cessieux (SAF), Audition du 24 septembre 2015, qui regrettent que la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) a, dans l’affaire des coiffeuses du 57 boulevard de Strasbourg, orienté son enquête exclusivement pour établir des faits de conditions de travail indignes, domaine dans lequel les services de cette direction disposent incontestablement de beaucoup d’expérience.

13. Pour un constat identique, voir S. Petit-Leclair, « Eurojust et la lutte contre la traite des êtres humains », Les Cahiers de la sécurité et de la justice no 29, 2014, p. 23.

14. ONDRP, Bulletin mensuel. Criminalité et délinquance enregistrées en juillet 2015, p. 16.

15. Ibid., p. 17.

16. Voir supra.

et s. du CESEDA) se distingue assez nettement de la traite, la frontière entre ces deux notions peut s’avérer, en théorie et en pratique, extrêmement poreuse 17. En effet, lorsque la victime de traite est étrangère, les auteurs sont souvent pour-suivis et condamnés du seul chef de délit d’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger 18. Bien plus, le fait que la victime étrangère ait été recrutée à l’étranger puis ramenée en France est parfois considéré comme l’élément constitutif de la traite, ce qui traduit une confusion évidente avec le trafic de migrants 19. De même, il est important de préciser que si le passeur n’est pas en principe auteur de faits de traite, ce dernier peut néanmoins se faire

« passeur », notamment en transférant ou transportant des personnes d’un État à un autre 20. Le désir de migrer étant un ressort extrêmement puissant de la traite des êtres humains 21, l’immigration illégale n’est parfois que la « face cachée de la traite » 22. Il est donc urgent que les agents de la police aux frontières (PAF) et les gendarmes soient sensibilisés aux spécificités de la traite de manière à disposer d’une expertise solide leur permettant de traiter ce type de dossier dans les meilleures conditions d’efficacité. Cela ne pourra que contribuer à la réduction du chiffre noir de la traite des êtres humains et donc à une connais-sance plus fine de ce type de délinquance.

En troisième lieu, les chiffres issus de l’exploitation du casier judiciaire montrent, ainsi que l’a déjà relevé la CNCDH 23, que la politique pénale en matière de traite manque encore d’ambition à ce jour. Les auditions conduites dans le cadre de la préparation du présent rapport ont d’ailleurs mis en évidence une politique malthusienne de certains parquets qui, pour des raisons d’opportunité politique et sociale ou encore pour des raisons d’efficacité policière, semblent répugner à retenir la qualification de traite 24. À cela s’ajoutent les difficultés de preuve de l’infraction de traite 25, qui peuvent faire hésiter certains parquets à déclencher des poursuites sur le fondement de l’article 225-4-1 du code pénal. En outre, quand des poursuites sont déclenchées, les autorités judiciaires sont parfois confrontées à des difficultés d’exécution des demandes d’entraide pénale inter-nationale 26, ainsi qu’au coût (en moyens, en temps, en ressources matérielles, en personnel…) que peut engendrer la réalisation d’actes d’instruction. Du fait de ces obstacles pratiques non négligeables, bien souvent, seuls les aspects

17. R. Kordalivand, op. cit., pp. 139-143.

18. GISTI, « Traite et exploitation : les droits des victimes étrangères », Les Cahiers juridiques, 2012, p. 11 ; B. Bourgeois, « Sur quels terrains judiciaires peut-on défendre les intérêts des victimes de la traite ? », La Semaine juridique, éd. gén., supplément au no 19-20, 6 mai 2013, p. 29.

19. M. Poulain (US/CGT), Audition du 24 septembre 2015 ; M. Cessieux (SAF), Audition du 24 septembre 2015.

20. J. Vernier, Étude de la CNCDH, op. cit., p. 64, et G. Colas (Secours catholique/Collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains »), Audition du 7 septembre 2015.

21. B. Lavaud-Legendre, « Les femmes soumises à la traite des êtres humains adhèrent-elles à l’exploita-tion ? Une mauvaise formulal’exploita-tion pour un vrai problème, étude réalisée auprès de Nigérianes sexuellement exploitées en France », APC, no 34, 2012, p. 104.

22. J.-M. Fauvegue, « La face cachée de l’immigration illégale : la traite des êtres humains », Cahiers de la sécurité et de la justice no 9 (2009), p. 118.

22. J.-M. Fauvegue, « La face cachée de l’immigration illégale : la traite des êtres humains », Cahiers de la sécurité et de la justice no 9 (2009), p. 118.

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