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Élargir la reconnaissance du statut de réfugié pour les victimes de traite

Dans le document LA LUTTE CONTRE LA TRAITE ET (Page 173-178)

La protection aujourd’hui octroyée aux victimes de traite par les autorités fran-çaises peut prendre deux formes :

– la protection subsidiaire susceptible d’être octroyée en raison des risques de traitements inhumains ou dégradants qu’encourt la victime en cas de retour dans son pays d’origine (article L. 712-1 du CESEDA) 67 ;

64. Cons. const., 13 août 1993, no 93-325 DC ; Cons. const., 22 avril 1997, no 97-389 DC.

65. CE, 12 janvier 2001, Mme Hyacinthe, AJDA, 2001, p. 589 : « Considérant, d’une part, que la notion de liberté fondamentale au sens où l’a entendue le législateur lors de l’adoption de la loi no 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives englobe, s’agissant des ressortissants étrangers qui sont soumis à des mesures spécifiques réglementant leur entrée et leur séjour en France, et qui ne bénéficient donc pas, à la différence des nationaux, de la liberté d’entrée sur le territoire, le droit constitutionnel d’asile qui a pour corollaire le droit de solliciter le statut de réfugié, dont l’obtention est déterminante pour l’exercice par les personnes concernées des libertés reconnues de façon générale aux ressortissants étrangers. »

66. CNCDH, La Traite et l’Exploitation des êtres humains en France, op. cit., p. 242

67. Article L. 712-1 du CESEDA : « Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié et pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir l’une des atteintes graves suivantes : a) La peine de mort ou une exécution ; b) La torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; c) S’agissant d’un civil, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence qui peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle et résultant d’une situation de conflit armé interne ou international. »

– le statut de réfugié, reconnu en raison de l’appartenance des victimes à un groupe social, au sens de l’article 1A (2) de la Convention de Genève de 1951 68. Dans son avis sur la récente réforme du droit d’asile 69, la CNCDH s’inquiète de la définition, par un simple renvoi à la directive précitée no 2011/95/UE du 13 décembre 2011, des motifs de craintes de persécution tenant à l’appartenance à un certain groupe social (article L. 711-2 du CESEDA) 70. Or la jurisprudence française, très hésitante, révèle une application incertaine de ce motif de recon-naissance du statut de réfugié 71, notamment lorsqu’il s’agit de l’appliquer à des victimes de traite des êtres humains 72.

La reconnaissance du statut de réfugié aux victimes de traite : les évolutions jurisprudentielles

1. La protection subsidiaire a dans un premier temps été accordée aux personnes victimes de traite des êtres humains, en raison du risque de traitements inhumains et dégradants encouru pas les requérants en cas de retour dans le pays d’origine (CNDA, 23 octobre 2009, no 642112/09000931 ; CNDA, 1er octobre 2010, no 10001027 ; CNDA 29 juillet 2011, no 10020534) ;

2. En 2011, la CNDA est allée plus loin dans la protection accordée, en reconnaissant le statut de réfugié à des victimes de traite (CNDA, 29 avril 2011, no 10012810). Pour la première fois, les requérantes, en l’espèce des Nigérianes « originaires de l’ÉTAT d’Edo, victimes de trafic d’êtres humains et désireuses de s’en extraire de manière active », ont été considérées comme appartenant à un groupe social au sens de l’article 1A (2) de la Convention de 1951.

Ce même statut a ensuite été reconnu à d’autres victimes de traite, comme des femmes soumises à la prostitution victimes de réseaux au Kosovo (CNDA, 15 mars 2012, no 11017758), puis en Ukraine (CNDA, 12 juillet 2012, no 11026228) et à nouveau au Nigeria (CNDA, 24 mars 2015, Mlle Joy A. B).

68. « Toute personne […] qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve en dehors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »

69. CNCDH, 20 novembre 2014, Avis sur le projet de loi relatif à la réforme de l’asile, JORF no 005 du 7 janvier 2015, texte no 57, parag. 12.

70. Article L. 711-2 du CESEDA : « Les actes de persécution et les motifs de persécution, au sens de la section A de l’article 1er de la Convention de Genève, du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, sont appréciés dans les conditions prévues aux paragraphes 1 et 2 de l’article 9 et au paragraphe 1 de l’article 10 de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection. S’agissant des motifs de persécution, les aspects liés au genre et à l’orientation sexuelle sont dûment pris en considération aux fins de la reconnaissance de l’appartenance à un certain groupe social ou de l’identification d’une carac-téristique d’un tel groupe. Pour que la qualité de réfugié soit reconnue, il doit exister un lien entre l’un des motifs de persécution et les actes de persécution ou l’absence de protection contre de tels actes. Lorsque l’autorité compétente évalue si un demandeur craint avec raison d’être persécuté, il est indifférent que celui-ci possède effectivement les caractéristiques liées au motif de persécution ou que ces caractéristiques lui soient seulement attribuées par l’auteur des persécutions. »

71. Sur cette question voir A. Le Pors, Le Droit d’asile, PUF, 2011, pp. 56-58. ; D. Alland et C. Teitgen-Colly, op. cit., no 246, pp. 348-351, no 281-287, pp. 418-432.

72. Voir notamment CNDA, 29 avril 2011, no 10012810 qui ne se fonde pas sur la définition du groupe social donnée par la directive, CE, 25 juillet 2013, no 350661, qui la retranscrit de manière erronée.

3. Si cette dernière décision confirme la volonté du juge de l’asile de reconnaître le statut de réfugié aux victimes de traite, il convient tout de même de relever que la définition du groupe social est appréhendée de manière extrêmement limitative en raison de :

– l’exigence imposée aux victimes d’avoir tenté de ou réussi à s’extraire du réseau ;

– l’insistance sur l’origine géographique précise des requérantes. En effet, des Nigérianes victimes de traite provenant d’une autre région et ayant tenté de s’extraire du réseau ne se sont pas vu accorder le statut de réfugié (CNDA, 20 avril 2015, Madame Violet Godwin).

De plus, la définition de l’appartenance à un certain groupe social que donne l’article 10.1, d, de la directive no 2011/95/UE du 13 décembre 2011 est sujette à caution car trop restrictive selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) 73, autorité que la Convention de Genève investit de la mission d’interpréter ses stipulations (article 35-1 74). Pour la CNCDH, l’enjeu qui s’attache à la définition claire de ce motif de reconnaissance du statut de réfugié – notamment pour les craintes de persécution liées à des faits de traite – impose d’intégrer dans le CESEDA la définition du HCR et non celle de la directive précitée 75.

73. UNHCR, Principes directeurs sur la protection internationale : « L’appartenance à un certain groupe social » dans le cadre de l’article 1A (2) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, HCR/GIP/02/02 Rev. 1°, 8 juillet 2008 ; UNHCR, Position du HCR relative à l’application de l’article 1A (2) de la Convention de 1951 ou Protocole de 1967 aux victimes de la traite en France, publiée à l’occasion de deux décisions récentes de la Cour nationale du droit d’asile, 12 juin 2012.

74. Article 35-1 de la Convention de Genève de 1951 : « Les États contractants s’engagent à coopérer avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ou toute autre institution des Nations unies qui lui succéderait, dans l’exercice de ses fonctions, et en particulier à faciliter sa tâche de surveillance de l’application des dispositions de cette Convention. »

75. Voir HCE/fh, Avis sur le projet de loi no 2182 relatif à la réforme de l’asile, no 2014-1114-INT-014.

Les recommandations du HCR en matière de protection internationale pour les victimes de TEH

Comme le notent les Principes directeurs sur le groupe social, les États ont adopté deux approches dominantes pour définir un certain groupe social conformément à la Convention de 1951 : l’approche des « caractéristiques protégées » et l’approche de la « perception sociale ». Le HCR, estimant qu’il était nécessaire de concilier ces deux approches, a adopté une seule définition standard prenant en compte les deux approches de manière alternative : « Un certain groupe social est un groupe de personnes qui partagent une caractéristique commune autre que le risque d’être persécutées, ou qui sont perçues comme un groupe par la société. Cette caractéristique sera souvent innée, immuable, ou par ailleurs fondamentale pour l’identité, la conscience ou l’exercice des droits humains. » Les Principes directeurs sur le groupe social indiquent donc clairement que, selon le HCR, l’une des deux approches suffit pour répondre à la définition du groupe social.

L’approche de la « perception sociale » exige uniquement que les membres du groupe partagent une caractéristique commune qui rende ce groupe reconnaissable ou le mette en marge de la société

La France a adopté l’approche de la « perception sociale » pour identifier certains groupes sociaux au sens de la Convention de 1951. Le Conseil d’État, dans sa décision Ourbih, a, quant à lui, fixé deux

critères pour définir un certain groupe social : 1) L’existence de caractéristiques communes à tous les membres du groupe et qui définissent le groupe aux yeux des autorités du pays et de la société en général ; et 2) Le fait que les membres du groupe soient exposés à des persécutions. La CNDA a quant à elle précisé dans plusieurs affaires et avant de revenir plus récemment sur cette jurisprudence, que la protection de la Convention de 1951 était réservée aux membres du groupe qui entendaient manifester leurs caractéristiques communes dans leur comportement extérieur. D’autres décisions de la CNDA ont ajouté un élément supplémentaire, exigeant que le groupe soit défini de manière restrictive et suffisamment identifiable.

Le HCR considère que ces éléments supplémentaires vont au-delà de ce qui est exigé dans l’approche de la « perception sociale ». Bien qu’un certain groupe social ne puisse être défini exclusivement par la persécution subie par les membres du groupe ni par une crainte commune d’être persécutés, un acte de persécution à l’encontre d’un groupe demeure un élément pertinent pour identifier un groupe dans une société donnée. La persécution et les motifs de cette persécution sont des éléments distincts dans la définition d’un réfugié. En tant que tel, le HCR estime que l’élément de définition d’un certain groupe social exigé par le Conseil d’État dans sa décision Ourbih, à savoir que les membres de ce groupe soient exposés à la persécution, n’est pas en tout point conforme à la Convention de 1951 ni aux Principes directeurs sur le groupe social du HCR.

L’exigence de « visibilité » n’est pas conforme à l’objet ni au but de la Convention de 1951 et contredit les Principes directeurs sur le groupe social

Le HCR estime que le motif de l’« appartenance à un certain groupe social » n’exige pas que les membres du groupe soient visibles socialement ni qu’ils manifestent leurs attributs ou leurs caractéristiques dans leur comportement extérieur dans la société. Il suffit que le groupe soit reconnaissable en tant que groupe par la société. Bien que le fait de manifester un attribut dans son comportement extérieur puisse contribuer à identifier le groupe, ce n’est pas une condition préalable pour que le groupe existe.

Dans le cadre de l’analyse de la « perception sociale », l’accent est mis sur la question de savoir si les membres partagent un attribut commun dont la société reconnaisse l’existence ou qui, d’une certaine manière, les mette en marge ou les distingue de l’ensemble de la société. La « perception sociale » n’exige ni que l’attribut commun soit littéralement visible à l’œil nu, ni que cet attribut soit facilement identifiable ou publiquement connu dans la société. Il suffit que le groupe soit perçu comme existant dans un sens plus général et abstrait. De plus, la « perception sociale » ne signifie pas qu’il doit exister un sentiment d’identification en tant que communauté ou que groupe, comme dans le cas des membres d’une organisation ou d’une association. Ainsi les membres d’un groupe social peuvent même ne pas se connaître entre eux. La détermination porte plutôt sur la question simple de savoir si un groupe est

« reconnaissable » ou « mis en marge de la société » d’une manière ou d’une autre.

En conclusion, rien dans la Convention de 1951, ni dans son Protocole de 1967 ni dans les Principes directeurs sur le groupe social ne va dans le sens d’imposer ou d’utiliser ces critères pour la détermi-nation d’un groupe social.

L’exigence d’être un ensemble « circonscrit » n’est conforme ni à l’objet et au but de la Convention de 1951, ni aux Principes directeurs sur le groupe social

Le motif conventionnel du groupe social doit toutefois être délimité et ne saurait être interprété de manière à rendre les quatre autres motifs de persécution superflus. Selon le HCR, la dimension du prétendu groupe social n’est pas un critère pertinent pour déterminer si un groupe social existe au sens de l’article 1A (2) de la Convention de 1951. Des groupes sociaux peuvent ainsi être définis de manière large. Les « femmes » sont un exemple de sous-ensemble social de personnes qui partagent des caractéristiques communes et qui sont fréquemment perçues dans la société comme un groupe, par exemple dans la mesure où elles sont traitées différemment des hommes. En tant que telles, elles peuvent constituer un certain groupe social.

Bien que la dimension du groupe ait parfois été utilisée comme base pour rejeter les groupes plus largement définis comme celui des « femmes », cet argument n’est fondé ni en fait ni en droit. La jurisprudence française qui exige que le groupe soit défini de manière restrictive semble découler d’une préoccupation générale que le motif du groupe social puisse s’étendre de manière illimitée. Cette inquiétude n’a cependant pas lieu d’être. Premièrement, c’est un principe bien établi que « le fait qu’un large nombre de personnes risque la persécution ne saurait justifier un refus d’octroyer une protection internationale lorsque c’est par ailleurs approprié ». Deuxièmement, aucun des autres motifs conven-tionnels n’est limité par une question de dimension. Troisièmement, une définition large du groupe ne signifie pas que tous les membres du groupe seront éligibles au statut de réfugié – chaque demandeur doit également remplir les autres critères de la définition d’un réfugié.

Les victimes de la traite ou les personnes risquant d’être victimes de la traite peuvent constituer un certain groupe social selon l’approche de la « perception sociale » Le motif de l’« appartenance à un certain groupe social » doit être interprété dans un contexte contem-porain. Des groupes sociaux qui n’existaient pas dans le passé peuvent exister ou émerger aujourd’hui.

Comme cela est exprimé dans les Principes directeurs sur le groupe social, « le terme appartenance à un certain groupe social devrait plutôt être compris dans un sens évolutif, ouvert à la diversité et aux changements de nature des groupes dans différentes sociétés, ainsi qu’à l’évolution des normes internationales des droits de l’homme ». Les victimes avérées et potentielles de la traite peuvent être éligibles au statut de réfugié s’il peut être établi qu’elles craignent d’être persécutées en raison de leur appartenance à un certain groupe social.

Comme mentionné dans les Principes directeurs sur la traite du HCR, « [en] fonction du contexte, une société peut aussi considérer les personnes qui ont été victimes de la traite comme un groupe recon-naissable au sein de cette société ». Pour que les victimes avérées ou potentielles de la traite puissent être éligibles au statut de réfugié en raison de leur appartenance à un certain groupe social, il n’est pas nécessaire que les membres de ce groupe particulier se connaissent entre eux ni qu’ils se réunissent en tant que groupe. Il faut cependant soit qu’ils partagent une caractéristique commune autre que le risque d’être persécutés, soit qu’ils soient perçus comme un groupe par la société en général. Dans les deux affaires récentes à l’occasion desquelles le HCR a publié cette position, la CNDA a reconnu que des victimes de la traite pouvaient constituer un certain groupe social au sens de la Convention de 1951, le groupe étant constitué, par exemple, de « femmes soumises à la traite d’êtres humains par des réseaux de proxénétisme ».

Les facteurs qui permettent d’identifier les femmes comme cibles des trafiquants sont généralement liés à leur situation de vulnérabilité dans certains environnements sociaux. Certains sous-groupes de femmes peuvent donc aussi constituer des groupes sociaux particuliers. Les femmes et les sous-groupes de femmes peuvent partager des caractéristiques communes comme le genre et la classe sociale, qui les mettent en marge de la société. Selon le contexte, les sous-groupes sociaux de femmes peuvent être, par exemple, les femmes célibataires, les mères célibataires, les femmes illettrées ou peu éduquées.

Les victimes de la traite ayant pu échapper à l’emprise de leurs trafiquants (y compris celles ayant été libérées par une action des forces de l’ordre), qui se trouveraient ou dans le pays d’origine ou dans un État étranger et qui pourraient rester redevables de « dettes » non épurées à l’égard de ces réseaux de trafiquants, pourraient constituer un groupe reconnaissable. Leur expérience passée, y compris le fait d’avoir été exploitées et/ou d’avoir échappé à leurs trafiquants, pourrait les mettre en marge de la société. En effet, dans ces réseaux de grande criminalité, le refus de ces femmes de se soumettre et de rembourser ce qui est perçu comme des dettes porte atteinte à l’hégémonie et au contrôle des trafiquants, et, de fait, ce comportement les singularise.

UNHCR, Position du HCR relative à l’application de l’article 1A (2) de la Convention de 1951 ou Protocole de 1967 aux victimes de la traite en France, publiée à l’occasion de deux décisions récentes de la Cour nationale du droit d’asile, 12 juin 2012.

Renforcer les garanties des victimes potentielles de traite

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