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Les manques des campagnes de communication de l’Etat français contre les violences

CHAPITRE 2. Les leviers de la lutte contre les violences faites aux femmes et la

3. Les manques des campagnes de communication de l’Etat français contre les violences

Nous avons brièvement mentionné la communication de l’Etat français contre les violences faites aux femmes (voir point 1.1, page 42), en constatant notamment qu’elle tient une place importante dans les plans triennaux, qu’elle s’appuie sur des données issues d’enquêtes, qu’elle se focalise principalement sur les violences conjugales et que les auteurs des violences en sont exclus. Nous présentons ici, plus en détail, ces manques et limites.

3.1 Une absence d’étude globale et d’évaluation de l’influence

A notre connaissance, aucune étude scientifique ne s’intéresse aux campagnes de l’Etat français dans son ensemble, à la fois dans la construction des messages, les messages eux- mêmes, leur réception, et l’ancrage théorique dans lesquelles création et réception s’envisagent. Aucune étude, à notre connaissance, ne s’intéresse uniquement et précisément à la réception des dispositifs construits par l’Etat français contre les violences faites aux femmes.

Pourtant, des mesures « d’impact » pourraient s’avérer judicieuses, à l’instar de celles des dispositifs législatifs et d’accompagnements des victimes, permettant de considérer à partir d’indicateurs « simples » ou de dispositifs construits plus complexes, les effets des campagnes, à différents niveaux, afin d’en juger « l’efficacité », d’ajuster les messages, leurs stratégies et les objets de la lutte. Par exemple, la variation du nombre d’appels au 391959 des victimes de violence, corrélée aux moments de diffusion des campagnes

constituerait un indicateur simple60. Puisque le 5e plan triennal (2017-2019) assure que

les campagnes vont « poursuivre le travail de déconstruction des stéréotypes qui constituent le terreau des violences » il pourrait donc être intéressant d’en mesurer l’état et un changement : quels sont les stéréotypes initiaux, lesquels sont visés par les campagnes, lesquels sont « déconstruits », i.e. modifiés et dans quel sens, avec quels leviers positifs et quelles résistances au changement ? Le rapport intermédiaire du HCE61

qui évalue le 5e plan en cours, décrit positivement la « mesure réalisée » de l’action du

gouvernement de « sensibiliser la société sur les violences faites aux femmes ». Elle ne repose que sur les quatre campagnes diffusées dès septembre 2018 ciblant les témoins de violences, sur les thématiques des violences sexistes et sexuelles dans les transports, dans

59 Le 3919 est le numéro Violences Femmes Info, « depuis le 1er janvier 2014, le numéro national de

référence d’écoute téléphonique et d’orientation à destination des femmes victimes de violence » http://www.solidaritefemmes.org/appeler-le-3919

60 La Fédération Nationale Solidarité Femmes, qui gère le numéro Violences Femmes Info, 3919, publie

annuellement les données chiffrées issues des appels. En 2018, elle publie ainsi « Extraits de l’Analyse Globale des données issues des appels au 3919-Violences Femmes Info » Année 2017 » http://www.solidaritefemmes.org/upload/FNSF-donn%C3%A9es-chiffr%C3%A9es-3919-2017.pdf

61 « Evaluation intermédiaire du 5e plan interministériel (2017-2019) et de la politique contre les

violences faites aux femmes ». Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, 22 novembre 2018. http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_evaluation-5eme-plan-tabl-word_vf-2.pdf.

le milieu scolaire, dans la sphère privée et dans la sphère professionnelle, pour un coût de 4 millions d’euros. L’évaluation s’arrête ici.

3.2 Analyse des campagnes de l’Etat français (2005-2013) : leurs

manques et limites

Au moment où nous écrivons, une seule recherche dédiée sur la communication de l’Etat français contre les violences faites aux femmes a été conduite par Hernandez Orellana et Kunert (2014). Ces chercheures s’intéressent aux communications relevant des trois premiers plans triennaux (2005-2012) de l’Etat français, dans une approche d’analyse sémiotique. Elles nomment les violences faites aux femmes « violences masculines envers les femmes » pour situer et visibiliser le caractère genré de ces violences. Elles pointent que leur travail peut être « vu comme une contribution au bilan de la communication publique en matière de prévention des violences faites aux femmes lors des précédents plans gouvernementaux (entre 2005 et 2013) » (Hernandez Orellana & Kunert, 2014, p. 89). A travers leur analyse, elles relèvent plusieurs caractéristiques, plusieurs manques et limites, à ces communications.

3.2.1 Une focalisation sur les violences conjugales

Premièrement, les campagnes se focalisent sur les violences conjugales, et en particulier physiques, excluant majoritairement les autres types de violences. Globalement, la volonté affirmée de lutte contre toutes les violences est peu visible dans les campagnes, ces dernières se focalisant sur l’importance des violences conjugales issues de l’enquête ENVEFF.

3.2.2 L’injonction de « briser le silence » et responsabilité des femmes

Deuxièmement, les messages reposent sur une injonction faite aux femmes de « briser le silence », mais elles sont souvent privées d’agentivité, i.e. de pouvoir d’agir, à l’exception de quelques campagnes. Il repose sur elles la responsabilité de dénoncer les violences. Cette analyse est partagée par Franquet qui exprime, comparativement aux campagnes Espagnoles, que « la plupart des campagnes françaises [2007-2010] tentent de « lutter contre les violences » en incitant les femmes à dénoncer les agressions mais, elles n’incitent pas à « agir », contrairement aux campagnes espagnoles « Actua ! » Aussi, l’absence d’image de femmes se saisissant de l’institution judiciaire ou encore sollicitant un hébergement d’urgence, ne permet pas de communiquer sur l’empowerment des femmes. Or c’est (…) à la visibilité des actions à envisager pour contrer les violences, que les femmes passeront du statut de victimes à celui d’actrices, d’entrepreneuses d’actions contre les violences » (Franquet, 2013, p. 383).

3.2.3 Absence des auteurs de violences dans le cadre

Troisièmement, quant aux auteurs, ils sont très souvent absents du cadre, ce qui contribue à une essentialisation des sexes, à la fois des auteurs et des victimes. Lorsqu’ils sont évoqués, ils le sont souvent à travers les femmes victimes. Lorsqu’ils apparaissent,

ils ont, précise Franquet (2013, p. 384) « tous la même apparence : un homme caucasien, âgé d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années ».

3.2.4 Absence des auteurs de violences dans la cible de communication

Quatrièmement, les hommes auteurs des violences sont absents de la cible de communication, ce qui questionne la capacité des messages à atteindre leur objectif de lutte. Les chercheures posent alors une question structurante : « Dans quelle mesure ces campagnes de prévention servent-elles alors à prévenir les violences si leurs auteurs ne sont quasiment jamais la cible de la prévention ? » (Hernandez Orellana & Kunert, 2014, p. 85). Une question posée près de 40 ans plus tôt, de manière plus explicite et virulente par Hanmer (1977): « le « problème des hommes » est encore à soulever sur le plan théorique, ainsi que la question de la rééducation des hommes » ; ou encore réitérée par le Haut Conseil à l’Egalité62 sur « l’impunité des agresseurs ».

Seul un dispositif (sur les violences conjugales) leur est destiné « Vous pensez l’aimer et pourtant vous êtes violent… », empreint d’injonction paradoxale. « On l’incite [l’auteur de violence] à parler des violences commises « avant que cela ne s’aggrave », tout en précisant que ce dont on l’incite à parler est puni par la loi et peut le conduire en prison. (…) La seconde partie du message (…) semble déjà ne plus s’adresser aux auteurs de violences mais à d’autres personnes (témoins et victimes) en situation de les dénoncer. Ainsi, le message semble porter en lui-même son propre constat d’échec, admettant la faible probabilité pour qu’un auteur de violences conjugales appelle le 3919 afin de se dénoncer » (Hernandez Orellana & Kunert, 2014, p. 88).

3.2.5 Montrer l’acte, éluder le genre

Cinquièmement seul l’acte violent individuel est montré, les dimensions collectives et structurelles auxquelles il se rattache ne sont pas envisagées. La responsabilité de l’Etat est également occultée quant à la persistance des violences. L’objectif persuasif repose sur le changement de comportements ou d’attitudes individuels comme moteur de transformation de la société. Les rapports sociaux de sexe, le lien entre violence sexuée et les violences ne sont pas mis en avant. Pourtant, nous disent les auteures, « dans les discours des associations féministes, de lutte contre les violences, le cadrage du problème s’effectue explicitement au regard de la dissymétrie des rapports sociaux de sexe et prend en compte sa dimension structurelle » (Hernandez Orellana & Kunert, 2014, p. 63). De même, pour Franquet (2013, p. 384) « le contrôle social informel est nettement plus souvent abordé en Espagne qu’en France (…) les campagnes du 3919 n’évoquent pas le cycle des violences, à savoir le processus d’emprise, qui permettrait pourtant une meilleure compréhension des résistances à dénoncer son conjoint ».

Ce prisme d’individualisation du problème, voire de « responsabilisation individuelle occulte alors l’existence de groupes à risque », nous dit Ketterer (2013), dans 62 « Evaluation intermédiaire du 5e plan interministériel (2017-2019) et de la politique contre les

violences faites aux femmes ». Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, 22 novembre 2018. http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_evaluation-5eme-plan-tabl-word_vf-2.pdf.

le cadre des campagnes de santé publique. Même si l’auteur ne parle pas des campagnes contre les violences faites aux femmes, son analyse rejoint celles des auteures : « les déterminants sociaux des comportements cèdent le pas face à la psychologisation du social, qui réduit le comportement à la seule responsabilité individuelle ».

Brièvement, les auteures font référence à l’approche fonctionnaliste par laquelle les campagnes de l’Etat français seraient conçues : « puisqu’elles visent à changer le comportement des publics » (Hernandez Orellana & Kunert, 2014, p. 89). Elles précisent qu’il serait également difficile d’en mesurer les impacts, mais important de questionner les « représentations du social sur lesquelles elles reposent ».

3.2.6 L’invisibilité des minorités

En plus de cette analyse par Hernandez Orellana et Kunert, Quillot (2014), dans son mémoire de Master 2, ajoute à l’analyse des campagnes des premiers plans triennaux l’invisibilité des femmes victimes issues des minorités, reprenant la réflexion de Williams Crenshaw (1989), contributrice de la première heure de l’intersectionnalité.

3.3 Possibles changements des communications issues des 4

e

et 5

e

plans

Nous ne disposons pas d’étude sémiotique des campagnes du quatrième plan triennal ou du cinquième en cours. Nous avons par ailleurs pointé que, potentiellement, face aux intentions énoncées, les violences dénoncées pourraient être diversifiées (voir point 1.1.4, page 44).

Néanmoins, Quillot (2014) relève des changements avec les plans précédents dans le quatrième plan triennal : le volet « prévention » devient par glissement sémantique « mobiliser l’ensemble de la société ». Les campagnes (2013-2014) marquent des changements : d’échelle, de l’individu au collectif (références à la loi et à la responsabilité collective) ; moins d’injonction aux femmes victimes, qui possèdent un pouvoir d’agir ; diversification des visages de femmes victimes, plus uniquement de femmes blanches. Cependant, Quillot note la persistante focale des violences conjugales physiques et celle de l’absence des auteurs de violence.

Face à ces constats et analyses, et en particulier à l’absence des hommes en tant que cible de communication, nous nous sommes intéressée aux campagnes existantes contre les violences faites aux femmes, s’adressant aux hommes. Notre propos ici illustrera que ces dispositifs sont relativement rares et que certains freins existent à conduire ce genre de campagnes.