• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1. La création du DDG par ses créatifs

1. Intentions persuasives et processus créatifs

Si avec les formes de DDG nous avons inféré certaines intentions aux créatifs en analysant leurs dispositifs de manière critérisée et globale, nous pensons qu’il est également pertinent d’étudier leurs créatifs. En effet, cherchant à approfondir la compréhension du DDG, c’est pour nous rapprocher de la « réalité » (Fourquet-Courbet, 2010, p. 17) des sujets connaissant et agissant depuis un point de vue situé (Dorlin, 2008) que nous nous intéressons à la création empirique et non plus implicite. Ce sont les créatifs qui disposent du savoir qui nous intéresse. Notre première analyse sur les créations, ses formes, est ainsi enrichie de la seconde sur la création, par celles et ceux qui ont créé des dispositifs portant le DDG comme stratégie créative.

Ainsi, comme nous l’avons déjà mentionné, la création est envisagée, pour l’étudier, à travers les « processus psychologiques sous-tendant la créativité », visant à « mieux comprendre les processus de créativité se déroulant « dans l’esprit » des créatifs » (Courbet et al., 2017) et en particulier pour ce qui nous intéresse, la créativité du DDG.

Trois objets de recherche185 en création gravitant autour de l’objet de recherche du DDG

structurent notre démarche vers l’objet scientifique : les intentions, les processus créatifs (construction du DDG) et la construction du monde. Ils viennent d’abord construire et éclairer nos connaissances sur la création et sont en soi des objets scientifiques, mais ils viennent aussi confronter les premiers savoirs sur l’étude des dispositifs de DDG conduite en partie 2 et les intuitions de la chercheure.

Nous partons d’une approche interactionnelle humaine et sociale médiatisée de la communication (Fourquet-Courbet, 2010) persuasive et d’intérêt général (Chabrol et al., 2004) et de systèmes auto-organisateurs qui interagissent (Couchot & Lambert, 2016).

185 Davallon (2013) distingue, en SIC, objet de recherche, objet scientifique et objet concret. Le

premier « est le phénomène, ou le fait, tel que le chercheur le construit pour pouvoir l’étudier. ». Le second « désigne une représentation déjà construite du réel ; il se situe du côté du résultat de la recherche et de la connaissance produite. » Précisant : « On pourrait éclairer la différence entre ces deux objets en disant que l’objet de recherche est « problématisé » (on connaît son cadre théorique d’analyse, la méthode et le terrain), sans pour autant être « connu », puisque le chercheur ne dispose pas encore d’une connaissance (une représentation explicative plus ou moins conceptualisée) qui à la fois réponde à cette problématique et ait été confrontée à des formes d’expérience (analyse de données, d’observations, etc.) L’objet de recherche se trouve ainsi à mi-chemin entre d’un côté les objets concrets qui appartiennent au champ d’observation et, de l’autre côté, les représentations explicatives du réel déjà existantes ou visées (qui relèvent, quant à elles, de l’objet scientifique) ».

La question des intentionnalités se pose donc, s’agissant de créations militantes, politiques, voire d’hybrides.

1.1 Intentionnalités des créatifs de DDG

D’une part, il est intéressant de poser la question des intentionnalités persuasives (Chabrol et al., 2004), soit des intentions comme « un but ou une volonté de produire un effet » (Fourquet-Courbet, 2010, p. 23). Nous parlons aussi d’intention d’influence, l’influence étant « l’ensemble des empreintes et des changements manifestes ou latents produits (…) sur les individus (considérés sur les plans cognitif, affectif et comportemental) (…) L’influence regroupe à la fois les aspects « dynamiques », comme « la réception », c’est-à-dire le processus qui se déroule au moment du contact avec des contenus (…) et les aspects plus « statiques », considérés à un moment donné, comme « les effets », c’est-à-dire les résultats à court, moyen ou long termes du processus de réception » (Courbet & Fourquet, 2003b, p. 9). Les intentions peuvent être persuasives, mais aussi viser le ressenti dans une approche plus esthétique : « provoquer chez autrui une activité cognitive produisant un plaisir esthétique » (Couchot & Lambert, 2016, p. 26). Dans les deux cas, c’est l’activité du faire, la création, dont il est ici question. Ce faire peut précéder ou succéder au discours. Les créations, de part et d’autre des approches communicationnelle et esthétique, comportent notamment des traces de ces intentions, elles sont l’artefact ou le dispositif de médiation entre créatifs et publics.

D’autre part, il est judicieux de questionner les sens (significations) mis dans les créations, et donc l’horizon d’attente côté création et créations : « l’acte de lecture prescrit dans le texte » (Jauß, 1978, p. 284) dont la compréhension ou les effets ne sont pas certains sur le public. Les effets visés de la communication ou l’écart esthétique entre horizons d’attente participent à la co-construction de sens. On retrouve donc ici l’interaction création/créations et les autres interactions (création/réception et réception/création). Proche de cet intérêt de recherche, la question de la liberté de co-construction des sens laissée aux publics, soit le

degré d’ouverture de la création. Si les messages communicationnels sont contraints (en

création) et contraignants (en réception), la co-construction et l’interprétation sont aussi présentes. Enfin, « « ouverture » ne signifie pas « indétermination » » puisque « le lecteur a simplement à sa disposition un éventail de possibilités soigneusement déterminées, et conditionnées de façon à ce que la réaction interprétative n’échappe jamais au contrôle de l’auteur » (Eco, 1965, p. 11).

En creux de cet objet, l’intention, s’envisagent ainsi les intentionnalités persuasives, d’influence, de ressenti et de plaisir esthétique pour le public et d’un faire créatif, mais aussi des sens et horizons d’attentes, co-construction des sens et degré d’ouverture de la création. Cet ensemble implique d’ores et déjà les deux autres pôles, que sont les créations et les publics. Ces questions sur l’intention façonnent nos questions de recherche en création.

Plus précisément, relativement au DDG, les analyses sur les notions connexes au DDG des chercheur·e·s sont celles que nous souhaitons éprouver. Nous l’avons pointé, ils·elles

analysent ces notions et concepts connexes par des intentions visant principalement à dénaturaliser et déconstruire le genre, ses codes, stéréotypes, assignations ; montrer, dévoiler l’artificialité de la norme, du masculin et du féminin, par ses subversions, transgressions et défigement. Souvent, les chercheur·e·s en pointent certaines limites (première partie, point 2.4, page 91) et envisagent, de manière empirique ou en la mentionnant dans l’analyse, la question ou la nécessité de l’étude en réception et la capacité à atteindre les objectifs de changement. Les publics semblent avoir, dans les analyses conduites sur les formes, une relative liberté interprétative depuis les traces des intentions des créatifs et les jeux faits au genre. Le genre n’est ainsi ni naturel, ni une essence, mais un construit social précédant le sexe. L’intention est de le (dé)montrer en offrant à voir, en faisant vaciller l’horizon d’attente des publics sur le monde social genré tels que nous le connaissons par l’expérience.

Avec un certain nombre de critères exclusifs, nous avons construit et délimité les dispositifs de DDG. Premièrement, en inférant l’intention d’une lutte contre les violences faites aux femmes (violences, inégalités, discriminations) et de dénaturalisation du genre. Deuxièmement, en prenant le contre-pied des manques de la communication de l’Etat français (voir point 2.2, page 137) : présence d’hommes dans le cadre et dans la cible ; diversification des violences dénoncées. Le ciblage des hommes est aussi et déjà une inférence d’intentionnalité, sorte de cible méta-construite (la chercheure la construit en posant que les créatifs l’ont déjà construite ou projetée).

Nous avons ajouté des critères à la fois issus des manques de la communication de l’Etat français et corrélés à l’étude des dispositifs : lier actes et dimension collective des violences ; exclusion des dispositifs ne mobilisant que le registre de l’humour sans distance critique. Ces deux éléments constituent d’ores et déjà des inférences d’intentionnalités de la chercheure aux créatifs.

Ces critères construisent une intuition de recherche : la capacité de ces dispositifs, dans une certaine mesure, non seulement à prendre le contre-pied des manques de la communication de l’Etat français, mais surtout, à avoir une influence positive dans le sens des intentions initiales. Notamment, à renverser la culpabilité sur les auteurs et à pointer ces derniers, mais aussi à sensibiliser les hommes. En langage courant, nous pourrions dire, des créations possiblement efficaces dans la lutte contre ces violences, en les déconstruisant et en incluant les hommes dans le problème et la solution. Nous partons également avec deux autres intuitions de recherche, liées aux processus de réception envisagés en création. D’une part, le DDG, par ses imitations et transformations, viserait l’empathie virtuelle (Daignault & Paquette, 2009) avec les victimes de violences. D’autre part, il viserait à susciter une dissonance cognitive (en contraignant et opposant une version réécrite du genre), par l’exposition à une information inconsistante (Fointiat, Gosling, et al., 2013) et l’inconfort psychologique correspondant à des affects négatifs (Martinie & Priolo, 2013).

Au-delà des intentions d’influence, ce sont aussi les processus créatifs que nous souhaitons étudier.

1.2 Processus créatifs des concepteur·trice·s de DDG

Nous avons pour base deux modèles de processus créatifs dans la littérature : celui de

Genette (1982) sur les imitations et transformations, et celui de Dayer (2014), où il est question de hacker, au sens de pirater, le sexisme. Si ces processus constituent notre grille pour l’analyse des étapes du processus créatif, d’autres modèles sont sourcés dans la littérature186. D’un processus en trois temps, davantage documenté chez Genette, nous

percevons une grille d’analyse permettant de structurer les processus créatifs, que nous étudions empiriquement. En somme, comment celles et ceux ayant créé des dispositifs mobilisant le DDG ont conduit cet acte créatif. Ici aussi, la place accordée dans la création

aux créations et aux publics est importante, considérant la réécriture comme

contractuelle (avec le public) (Genette, 1982), cherchant à opposer à l’horizon d’attente du public sur le genre une double lecture, nécessitant par ailleurs des compétences de lecture (Genette, 1982), bien que l’œuvre originale soit souvent le monde social genré (et non une œuvre littéraire, par exemple). Il s’agit, à la base de l’échange, même asynchrone, de reconnaître l’autre comme interlocuteur « valable » et « potentiel » dans l’échange (Ghiglione et al., 1998, p. 20).

Pour opérationnaliser les processus créatifs, au-delà de la manipulation du genre dans les dispositifs de DDG (imitation, transformation), nous nous appuyons sur deux autres concepts forts, lesquels nous permettent d’envisager également la construction du monde genré et détourné. Les processus créatifs sont des « processus de décision au cours de la production », à l’aide « de représentations sociales et de théories implicites » (Courbet & Fourquet-Courbet, 2005). Les premières désignent des « savoirs courants (…) socialement élaborés et partagés par un groupe d’individus » et les secondes « des théories non scientifiquement fondées auxquelles les acteurs sociaux ont recours pour expliquer la réalité sociale. (…) Les personnes qui les détiennent n’en sont pas nécessairement conscientes et ne savent pas systématiquement les exprimer d’une manière rigoureuse ». Nous le verrons à travers les analyses, ces représentations sociales peuvent se découvrir à travers les discours : ce qui est verbalisé et déclaratif révélant les intentions visées, les processus mobilisés, … et la langue telle qu’elle est mobilisée, révélant les univers de référence, les mises en scène,… A travers les représentations sociales, ce sont des réalités socio-historiques construites, faisant intervenir des ressources (expérientielle, étude, analyse) et des points de vue situés de celles et ceux qui mettent en scène pour d’autres (le public) deux réalités construites (initiale et détournée) sans prévenir de la contrefaçon, mais devant apparaître aux sens du public comme une copie (non) conforme, un même, une déformation, une transformation. Ces réalités, savoir et pouvoir (Bertini, 2009b, p. 121), proposent une nouvelle version initiale et détournée du genre, par le prisme d’un nouveau point de vue, celui de celles et ceux à la marge.