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CHAPITRE 3. Le détournement du genre (DDG) pour lutter contre les violences faites au

2. Convergences des définitions proches du DDG

2.1 La « détournabilité » du genre

Sur l’ensemble des notions connexes au DDG, le genre peut être détourné, à travers ses codes pluriels (linguistiques et non linguistiques), les clichés et stéréotypes, le mythe de l’originalité du genre (du genre tel qu’il est performé), les attentes et assignations, les représentations véhiculées (dans la presse, l’audiovisuel, les fictions ou la publicité, de groupes sociaux ou d’individus, de faits sociaux, de personnalités, de personnages), les normes sociales et culturelles (dominantes, de l’hétérosexualité, du masculin et du féminin), les identités, l’énonciation, le sexisme comme mécanisme ou système.

Il ne s’agit pas de signifier qu’il existerait une « version originale » du genre, mais des objets collectifs, sociaux et culturels qui, partagés, constituent des lieux pouvant être réinvestis, transformés, imités, et faire sens, y compris par leur transformation, puisqu’ils s’inscrivent dans un environnement social normé et attendu. La majorité des auteur·e·s se référant à Butler, le genre constitue à la fois un construit -qui peut être déconstruit, et des performances. Cette approche n’exclut pas, cependant, que des stéréotypes, clichés, codes, normes, … bien que dynamiques, puissent être figés, et objets à être défigés. C’est l’importance du contexte sociologique, culturel, historique, économique… qui fait sens à travers l’idée d’un « savoir » partagé sur le genre et de la possibilité de le détourner.

2.2 Les intentions de dénaturalisation du genre

Les intentions à travers les notions proches du DDG sont relativement déterminées par les auteur·e·s dans le même sens, celui de la dénaturalisation du genre, la réception est envisagée de manière construite.

Les intentions, à travers ces formes de transgression du genre, sont de montrer le caractère construit de la « norme », son artificialité, voire l’absence de version originale du genre. La version détournée du genre est une parodie, un artefact qui en pointe un

autre, puisque le genre repose sur des rôles sans cesse joués, sans nature ni substance. Or, si l’intention est de dénaturaliser le genre, c’est qu’il s’agit de décrier son processus inverse, la naturalisation du genre, voire, sa biologisation, à l’instar des études qui cherchent du genre dans la (neuro)biologie, que Vidal qualifie de « neurosexisme ». La dénaturalisation dont il est question, parfois nommée déconstruction, ne s’attaque pas uniquement à la bicatégorisation femme-homme, mais aussi à la sexualité.

La conceptualisation du genre comme fait de culture et non de nature transcende les théories temporellement, on ne naît pas femme, on le devient (Beauvoir, 1949) et fait désormais consensus dans les recherches sur le genre, bien que des exceptions existent, et que le terme soit polymorphe (Monzani, 2015).

Selon nous, la conceptualisation du genre et de ses transgressions repose ainsi à la fois sur une approche par la performativité, mais aussi sur une approche par le matérialisme (voir point 3., page 94). En somme, la dissymétrie du genre est un processus en perpétuelle construction par lequel les déterminismes sociaux genrés agissent sur les individus (matérialisme), quant en même temps, la scène sur laquelle se jouent ces actes est un théâtre de performances, où chacun joue le jeu, imparfaitement, du genre à travers des rôles féminins et masculins (performativité).

A travers les transgressions, il s’agira de montrer, depuis la marge, du moins depuis un autre point de vue situé, ce qui ne répond plus aux attentes faites sur le monde social genré, et ainsi de révéler l’artificialité de la norme, par un effet de dédoublement, de double lecture (voir partie 3., page 94) qui participe à un processus de dissonance.

2.3 Formes que revêtent les transgressions

A la question des formes que revêtent les transgressions du genre dans les références connexes à celui du DDG, plusieurs réponses mais aussi une question.

Premièrement, les formes étudiées dans les articles recouvrent différentes formes : les jeux sur les codes linguistiques et non linguistiques104 et notamment le travestissement,

le drag, que l’on retrouve chez Kunert et Butler105. Il peut s’agir d’exagération, soit

« réitérer les clichés et stéréotypes hommes/femmes d’un genre médiatique de manière hyperbolique » (Trépanier-Jobin, 2013). D’autres signifient les perturbations et reconfigurations des attentes et assignations du genre par des procédés de féminisation, stigmatisation et de « femmes dissonantes » par exemple, mais aussi la masculinisation. Les autres formes, dont le défigement (du masculin / féminin), sont reprises dans plusieurs articles. Elles peuvent reposer sur la symétrisation et la neutralisation des figurations, la normalisation de l’homosexualité (soit une forme d’inversion de la norme

104 « un jeu sur les codes vestimentaires (travestissement, ateliers drag king), sur le langage (avec

l’utilisation systématique de pronoms féminins, ou l’emploi de tirets pour remédier à la prédominance du masculin dans la langue française), par le néologisme (avec création de pronoms mixtes comme « ellui », « celleux », « ille »), ou encore le détournement de représentations genrées » (Kunert, 2012).

105 « pratiques drag, dans le travestissement et la stylisation sexuelle des identité butch/fem. » (Butler,

dominante), ou encore à « ne pas être clair quant à son lieu d’énonciation » (Quemener, 2012), à hacker en déjouant les failles du sexisme ou encore, de l’inverser du genre.

La question qui subsiste est celle posée par Butler « quelle performance nous forcera à repenser la place et la stabilité du masculin et du féminin ? Et quel genre de performance accomplira et révèlera la nature performative du genre lui-même de manière à déstabiliser les catégories naturalisées de l’identité et du désir ? » (Butler, 1990, p. 263).

Cette question nous amène logiquement à répondre aux trois dernières questions posées à ce corpus de textes sur les notions proches du DDG et qui sont en lien : quelle est la capacité de subversion des parodies, transgressions… du genre, quels sont leurs ressorts mais surtout leurs limites ? Et qu’en est-il du « public » face à la parodie, puisque « la déstabilisation parodique, même le rire parodique, dépend d’un contexte et de condition de réception (…) il est évidemment impossible de savoir à l’avance ou exactement quelle performance inversera la distinction entre l’intérieur et l’extérieur et forcera à repenser radicalement les présuppositions psychologiques de l’identité de genre et de la sexualité » (Butler, 1990, p. 262-263).

2.4 La capacité de subversion : atouts et limites

Les perturbations, reconfigurations, parodies… n’ont de sens que dans un contexte temporel, culturel, social donné, c’est même, pourrions-nous dire, sa condition d’existence puisqu’il puise dans le social pour le transgresser. Il nécessite également un public, lequel est particulièrement mis en avant dans l’analyse des capacités de la parodie à dénaturaliser le genre de Trépanier-Jobin et Butler.

2.4.1 Partir de l’intérieur du système que la transgression dénonce

A travers les différentes notions et concepts, les transgressions partent de l’intérieur du système (codes, normes…) qu’elles critiquent, et s’y réfèrent. Rares sont les exemples d’être dans et en dehors du système du genre. A un moindre degré, il peut s’agir d’un trouble, soit celui du lieu d’énonciation (Quemener, 2012), et à l’autre extrême de s’extraire de ce cadre de pensée (les lesbiennes ne sont pas des femmes (Wittig, 2013)). Au centre de ce chemin dedans/dehors du genre, se situe la création de nouveaux modèles : nouvelles représentations pour Trépanier-Jobin, nouvelles identités pour Butler, viser une création en dehors du genre pour Dayer.

Ces détournements, majoritairement, critiquent le système depuis l’intérieur de celui- ci, ce qui constitue à la fois sa force et faiblesse. D’une part, depuis l’intérieur du système, leur force est de ne pas chercher à s’en émanciper et de pouvoir retourner ces failles contre lui-même. Ils ont un pouvoir de renversement (renversement du stigmate ou de l’injure Queer, que Butler qualifie de « resignification, de redéploiement et de répétition subversive » (Baril, 2007)) et de retournement, la parodie retournant « contre les stéréotypes leurs propres armes ou profite de leur faiblesse. La force des détournements, en tant qu’instrument de changement, réside donc dans le fait qu’elle s’élabore en fonction de la mécanique du genre elle-même, plutôt que d’essayer en vain d’échapper à son

emprise » (Trépanier-Jobin, in Damian-Gaillard et al., 2014). Partir de l’intérieur du système, le connaître pour le déjouer, est la description même du processus de Dayer (2014).

D’autre part, la faiblesse de ces formes, en se situant depuis l’intérieur du système, est de se référer à lui et à la norme : non seulement elles y font toujours référence, mais elles peuvent réintégrer le mythe de l’objet détourné, réifier la norme, c’est-à-dire la figer alors qu’elle est un objet dynamique, voire renforcer ou consolider la norme, le système que pourtant elles critiquent et enfin ne pas satisfaire à l’objectif de subversion en ne faisant que « agir uniquement dans les logiques de correction et d’aménagement du système existant ». (Dayer, 2014; Kunert, 2012; Trudel & Dupont, 2012).

2.4.2 Limites de condamnation, réassignation, appropriation

D’autres effets peuvent différer avec l’intention initiale de dénaturalisation tels que : la condamnation de la transgression (discréditation sociale, marginalisation, discrimination, violence) ; la réassignation genrée par ailleurs (en compensant une transgression par un autre attribut genré correspondant aux attentes comme le montre Soulages ; en mobilisant la transgression du genre dans une vue conforme à la norme dominante, par exemple les lesbiennes sur des médias hétéronormés décrits par Kunert ; une liberté et distance prise face au genre mais toujours dans un cadre permis à l’instar du principe des gynécées décrit par Barthes) ; une transgression consensuelle qui se retourne en faveur du dominant ; une appropriation ou récupération par les adversaires de la cause. D’autres limites peuvent reposer sur la plasticité du système normé naturalisé, qui permet de trouver d’autres sources de légitimation aux normes, i.e. justifier une essence ou une nature au genre ; une incompréhension en réception (pas de lecture au second degré) pouvant renforcer les stéréotypes pourtant dénoncés ; la discréditation des situations énoncées (ce n’est pas vrai, ça n’arrive pas dans la « réalité ») ; et enfin, un renforcement de la distinction entre un genre « normal », privilégié, naturalisé et un genre dérivé, déviant, raté.

Pour les auteur·e·s qui s’expriment sur la capacité de subversion de ces formes de détournements, parodies, transgressions… du genre, la réponse est plutôt négative, et est conditionnée à la réception.

2.5 La capacité de subversion : atouts et limites et public

Ces formes ne relèvent pas d’une subversion radicale. « Ce qui était hier avait une puissance subversive peut se révéler aujourd’hui allié de l’oppression » (Neveux, 2006). De même, « des parodies peuvent finir par être domestiquées et circuler de nouveau comme instrument de la domination dominante » (Butler, 1990), les métaphores peuvent perdre de leur force lorsqu’elles se figent en concepts et que les clichés sont usés à force d’être répétés. De plus, la subversion a une valeur marchande, ce qui diminue son caractère subversif (Butler, 1990). Cependant, sa force réside dans l’analyse préalable du système qu’il dénonce et de l’acte créatif. Il peut être une sorte de « cheval de Troie » (Dayer, 2014) s’il atteint son objectif de donner à voir les conventions genrées comme

sociales et non naturelles. Le pouvoir subversif du DDG n’est pas absolu puisqu’il ne renverse pas l’ordre établi, ne constitue pas des actions de transformation radicale (Dayer, 2014) et n’est pas en capacité, à travers la parodie, de « redistribuer plus équitablement les caractéristiques entre les stéréotypes masculins et féminins ni de mettre en place une répartition plus équitable des rôles entre les hommes et les femmes » (Trépanier-Jobin, 2013).

Cependant, si le DDG n’est pas subversif ou radical, les auteur·e·s y voient ces capacités selon certaines conditions. Pour Butler, si « les significations de genre » dans la parodie participent « de la culture misogyne », elles n’en sont pas moins dénaturalisées et « enrôlées » par la parodie qui met en scène leurs conditions de production » (Butler, 1990, p. 261). « Dénaturaliser les stéréotypes » peut s’envisager non comme subversion « car elle ne vient pas nécessairement de pair avec le renversement de l’ordre, des valeurs et des modèles établis », mais peut être « une étape préalable à la subversion, dans la mesure où cesser d’envisager les conventions de genre comme des faits de nature avec lesquels il faut à tout prix composer ou comme des exigences sociales incontournables ouvre la porte à leur transformation » (Trépanier-Jobin, 2013). De même, le détournement induit un processus préalable à tout changement. Hacker le sexisme est ainsi l’action « d’analyser la manière dont le sexisme se construit et se déploie, non seulement pour mettre en lumière ses différentes traductions mais également pour actualiser les moyens de l’enrayer et de le prévenir » (Dayer, 2014). Le détournement du genre recoupe ainsi l’analyse préalable du genre et celui de l’action de le déjouer, en tentant d’être créatif. Il peut être ce « cheval de Troie » précédemment cité qui depuis l’intérieur bouleverse la naturalité supposée du genre, il est peut-être moins positionné à l’extérieur du système pour créer du nouveau, depuis la marge. Pour terminer sur Butler, elle donne, en conclusion de son ouvrage, des formes qui semblent gagner cette capacité subversive :

« Il y a un subversif dans l’effet de pastiche produit par des pratiques parodiques, faisant de l’original, l’authentique et du réel eux-mêmes des effets. (…) De même, la répétition parodique du genre révèle l’illusion de l’identité comme une profondeur irréductible et une substance intérieure. En tant qu’effet d’une performativité subtile, soutenue politiquement, le genre est en quelque sorte un « acte » qui ouvre sur des clivages, de la parodie de soi, l’autocritique et des présentations hyperboliques du « naturel » qui, dans leur exagération même, en révèlent le statut fondamentalement fantasmatique » (Butler, 1990, p. 273).

Quant à la place laissée au public, nous l’avons dit, Trépanier-Jobin (2013) et Butler (1990) l’invitent clairement à la table pour évaluer les capacités des parodies à subvertir, déconstruire et dénaturaliser le genre. Trépanier-Jobin y conduit même une étude en réception. De plus, en creux des nombreuses autres références, les recherches évoquent le public et l’influence des parodies et transgressions, alors même que cet aspect n’est pas le cœur de ces recherches. Plusieurs citent de Lauretis (2007) pour mentionner la réception, du moins, le fait que les médias participent à la création de représentations du

genre, à la « socialisation et à la construction des identités sociales des publics ». D’autres évoquent l’influence des médias. Kunert (2012, 2014) fait également écho à la réception et à la pluralité des interprétations de ces dispositifs. En soi, il n’est pas étonnant que la réception, même lorsqu’elle n’est pas l’objet de recherche, apparaisse si souvent : elle est en fait au cœur du processus de la transgression, du détournement du genre tel que nous allons le développer dans la partie suivante. En effet, l’intention, dénaturaliser, déconstruire, est déjà orientée vers un public. De plus, elle ne fait sens que socialement, et pour exister, elle nécessite cette double lecture sociale des publics.

3. Le détournement du genre (DDG) : hypertextualité du