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CHAPITRE 4. Le détournement du genre (DDG) : stratégie créative au service de la

3. Etudier la co-construction de sens en réception : les interactions entre

Alors que notre préoccupation initiale pour cette recherche visait à étudier la réception de dispositifs créatifs de DDG, et que nous avons précisé qu’elle était en interaction avec ses autres pôles, nous nous intéressons plus précisément à son ancrage théorique, à ses processus et à ses effets.

Faisant suite aux modèles à deux voies de la réception et de l’influence dans le cadre de la communication persuasive, et considérant la réception de sujets sociaux et pensants (Courbet & Fourquet, 2003b), le modèle du processus de réception à une voie nous semble à la fois correspondre à notre approche globale et aux liens tissés avec l’esthétique.

3.1 L’Unimodel – modèle à une voie, pour étudier la réception

La réception et la persuasion sont envisagées comme processus à une voie, l’Unimodel (Kruglanski & Thompson, 1999). Les indices du message -non hiérarchisés selon qu’ils soient centraux ou périphériques- sont des prémisses d’un syllogisme conduisant à une conclusion, les autres prémisses relèvent des socio-cognitions des individus. Sa conclusion est un jugement évaluatif (favorable, défavorable), i.e. une attitude envers un objet ou groupe d’objets. C’est un processus animé d’hypothèses et d’inférences dépendantes des capacités cognitives de l’individu et de l’accès et de la disponibilité cognitive à des informations pertinentes. C’est un processus durant lequel les croyances se forment sur la base de marqueurs appropriés. Cette conclusion est un jugement évaluatif, une opinion, autrement dit une attitude, i.e. tendance psychologique et évaluative, disposition à réagir de façon favorable/défavorable exprimant un degré d’aversion ou d’attirance, de favorabilité ou de défavorabilité envers un objet particulier ou une classe d’objets. L’attitude peut varier (accessibilité et activation sur le moment), elle prend appui sur trois sortes d’informations : une cognitive, une comportementale, une affective (émotion) (Kruglanski & Stroeber, 2005; Kruglanski & Thompson, 1999). Dans cette perspective, et selon cette unité d’analyse, c’est donc le changement attitudinal qui est ciblé et que nous étudions en termes d’effets relatifs à l’influence du DDG. Nous parlons ici de marqueurs dans les dispositifs, considérant qu’ils ne sont ni hiérarchisés (centraux ou périphériques) ni associés à l’une ou l’autre des deux voies différenciées d’influence.

Nous voyons dans l’approche de la réception via l’Unimodel un parallèle clair avec la conception, en psychologie sociale, d’un chemin causal dans la co-construction de sens : initié par des traces dans le dispositif, d’inférences des intentions des récepteur·trice·s aux auteur·e·s, mais aussi des cognitions des récepteur·trice·s agissant comme prémisses du syllogisme. Ainsi, Ghiglione et Chabrol expliquent que : « un texte est porteur des représentations du locuteur et/ou de ce dont il parle et/ou de ce qu’il met en scène (…) elles influenceront -dans un jeu de co-construction de la référence- les sujets compreneurs de diverses façons, et auront donc des incidences sur le traitement qu’ils opèreront sur le texte ». L’analyse doit tenir compte de l’ « appel aux savoirs antérieurs » et aux représentations sociales118 pour « comprendre » le texte, i.e. « identifier la

structure causale « sous-jacente à la sémantique du texte » » (Ghiglione et al., 1998, p. 26- 27).

Etudier les attitudes et leurs changements a pour limite que les attitudes (prédispositions à agir) ne sont pas prédictives de manière mécanique du comportement. Par exemple, la force de l’attitude peut faire varier la consistance entre attitude et comportement (Michelik, 2008).

Tandis que les approches à deux voies faisaient appel à deux processus et deux types d’indices dans les dispositifs (Fourquet, 1999), une « hiérarchie » était faite. L’approche par une voie permet de penser que chaque indice, devenu marqueur, peut être traité comme prémisse d’un syllogisme, conduisant à une conclusion. Loin de considérer que cette « liberté » pourrait-on dire, interprétative, puisse devenir un donné à voir tout à fait subjectif et individuel en réception, elle permet de ne pas construire et asserter a priori ce qui est un indice premier ou secondaire, et la manière dont il sera traité.

3.2 Lien avec l’esthétique : la liberté de la réception, au prisme des

SIC et de l’esthétique

Pour faire le lien entre ce processus de réception à une voie et la réception en esthétique, nous montrons, d’une part, qu’il est toujours un processus où il y a une liberté en réception, et d’autre part, que cette liberté est plus grande en art qu’en communication.

Si la création est « un acte destiné à provoquer chez autrui une activité cognitive produisant un plaisir esthétique » et que l’expérience esthétique, les objets qu’elle convoque « impliquent que le récepteur continue, à chaque fois de façon singulière, le travail amorcé par l’artiste » (Couchot & Lambert, 2016, p. 15-16), l’idée du processus interactionnel est présent, à l’instar de la communication envisagée comme interactionnelle. La première nuance est que, dans l’art, la création vise à produire un plaisir esthétique, quand en communication, la création vise à produire des effets dans le sens du message (changer les attitudes). En art, chaque expérience est dite singulière « ce 118 La définition de la représentation sociale est reprise de Doise, 1990 « une représentation se construit

sur un ensemble de savoirs, de croyances, de connaissance etc. qui est constitué en « principe générateur de prise de position, liée à des insertions spécifiques dans un ensemble de rapports sociaux et organisant les processus symboliques intervenant dans ces rapports » ».

qui caractérise peut-être spécifiquement l’expérience esthétique, c’est que les objets qu’elle convoque impliquent que le récepteur continue, à chaque fois de façon singulière, le travail amorcé par l’artiste » (Couchot & Lambert, 2016, p. 15-16). Tandis qu’en communication persuasive, la tendance est plus monosémique : le tracé compréhensif, co- constructif et les effets seraient plus étroits, plus déterminés et intentionnellement délimités pour que se produisent, en réception, des effets dans le sens des intentions persuasives sur le changement d’attitude.

Ceci étant, lorsque les créations artistiques portent un message politique lié à une mobilisation sociale, alors le processus de création et de réception peut s’envisager moins ouvert, plus orienté, afin que les sujets sociaux en réception fassent émerger à travers des cognitions et des affects, des questionnements sur la problématique posée.

Ce qui différencie ces degrés de liberté est, selon nous, la construction du discours qui accompagne la création : a priori en communication, car il pose les bases, le cahier des charges persuasif, le faire créatif au service du discours ; quant en art, le discours vient a

posteriori, le faire précédant ce que la création peut produire comme effet en réception,

car l’acte créatif relève plus de l’action en création que du ressenti en réception. Cette dimension de liberté variable sur la base des intentions en création et des traces des créatifs dans les créations s’envisage également aussi, selon nous, à travers un cahier des charges qui détermine (plus ou moins finement d’ailleurs) une cible en communication, quand cela n’est pas le cas en art, bien que nous ayons vu que le public fasse partie du processus créatif.

En somme, selon nous, l’idée d’une prescription de lecture de la création en réception est présente en communication persuasive comme en art, à différents degrés de liberté. L’idée qu’en communication, cette prescription soit tout à fait déterminée en amont et visée de manière absolue en réception est une conceptualisation « d’un autre monde ». En effet, concevoir la communication, même persuasive, seulement à travers les effets prescrits, une persuasion mécanique ou fonctionnelle, ne tient pas avec la théorie des interactions humaines et sociales médiatisées.

Deux notions fortes relient la réception à ce qui en résulte. D’une part, celle du sens : Jau (1978), développant son approche de l’esthétique de la réception, explique ainsi qu’une œuvre, polysémique, ne se constitue que lorsqu’elle devient un objet de l’expérience de ses récepteurs, dans leur pluralité mais aussi à leur époque donnée. Le sens est en soi une évaluation et un jugement porté sur la création par ses regardeurs (là aussi, dans un processus interactionnel et situé). Le regardeur est déjà présent dans la création, comme nous l’avons dit précédemment. A cette assertion, nous ajoutons celle de Jau qui donne « le primat » au « lecteur implicite », lui-même défini par Iser (Iser, 1972, cité par Kalinowski, 1997 note bas de page 33) « le caractère d’acte de lecture prescrit dans le texte » (…) conçu comme condition d’un effet possible, qui préoriente l’actualisation de la signification, mais ne la détermine pas ». Le rebondissement est là : oui, les œuvres littéraires ont des intentions prescriptives, mais ses effets sont incertains.

D’autre part, la seconde notion est celle de l’émergence. Nous l’avons discuté plus haut. La question de ce qui émerge (Couchot & Lambert, 2016) n’est ni descriptible ni explicable depuis des lois, même scientifiques, elle est avant tout une question compréhensive. « Cet art dont l’autonomie s’est pétrifiée en un dogme institutionnel, il doit être de nouveau soumis aux lois de la compréhension historique, en même temps que doivent être rendus à l’expérience esthétique le rôle social et la fonction de communication qu’elle a perdus » (Jauß, 1978, p. .267). Pour Jauß, « le sens [de l’œuvre] se constitue par le jeu d’un dialogue, d’une dialectique intersubjective. (…) L’effet de l’œuvre et sa réception s’articulent en un dialogue entre un sujet présent et un discours passé. (…) [le sens] n’est pas d’abord « révélé » mais se « concrétise » au fil des réceptions successives » (Jauß, 1978, p. .270- 272) Le dialogue et les effets de celui-ci apparaissent (dans l’optique d’une approche historiciste, mais que nous reprenons au compte de l’instant de réception) au sujet récepteur présent s’il « découvre la réponse implicite contenue dans le discours passé et la perçoit comme une réponse à une question qu’il lui appartient, à lui, de poser maintenant » (Jauß, 1978, p. .171).

Pour Eco (1965), « l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant » (Eco, 1965, p. 9). En communication persuasive, il est opportun de penser qu’un message cherche à ne pas être ambigu et plutôt monosémique. C’est le cas du DDG. Mais parce qu’il est à la fois envisagé par le prisme théorique des interactions et par un processus à une voie de la persuasion, les marqueurs des dispositifs, même communicationnels, peuvent être « captés » et appropriés en réception (comme des prémisses dans le support, mis en lien avec d’autres prémisses, induites par les sujets sociaux). Ainsi, le DDG nous semble-t-il, est moins assertif en termes de co-construction et d’interprétation que ne l’est une communication persuasive qui relèverait de l’injonction, d’un donné à penser fermé.