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5. - Les dysgnosies psychasténiques

Dans le document LES NÉVROSES (Page 163-166)

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Malgré la remarque que nous venons de faire, nous ne rencontrons pas chez ces malades de véritables anesthésies analogues à celles que nous avons observées chez l’hystérique. Tout au plus peut-on noter dans certains cas des engourdissements à la douleur, au froid, au chaud qui dépendent nettement d’un état d’indifférence et de distraction. On note aussi des troubles des perceptions supérieures, de l’inintelligence de la lecture ou de la parole entendue, le défaut de perception d’une situation donnée. Mais ce sont là plutôt des troubles de l’attention que de véritables insensibilités.

Ce qui correspond chez eux aux anesthésies hystériques ce sont à mon avis certains sentiments pathologiques qui se développent à propos de la perception des objets extérieurs. Le malade nous paraît sentir correctement, il peut dire quel objet qu’on lui montre, mais dans sa conscience il n’est pas satisfait de cette perception et il éprouve à

propos d’elle toute espèce de sentiments bizarres. Il sent que son attention est difficile et pénible, qu’il est constamment distrait, qu’il ne peut penser à ce qu’il entend : « Il paraît que j’entends, puisque je réponds à peu près convenablement, mais il me semble que je n’ai rien compris ». La perception ainsi faite lui paraît changée, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend lui paraît étrange, on dirait que les choses lui apparaissent pour la première fois. Quelquefois il se plaint que les choses lui donnent l’impression d’être très loin et très petites.

M. Bernard Leroy me semble bien décrire ce phénomène quand il dit

« qu’il s’agit moins d’un éloignement matériel que d’un éloignement moral : l’illusion de la vue se trouve sous la dépendance de l’impres-sion d’éloignement, d’isolement, de fuite du monde ». Ces sujets ne reconnaissent plus le monde ordinaire, ils le sentent disparu, éloigné d’eux, séparé d’eux par une barrière invisible, par ce voile, ce nuage, ce mur dont ils parlent constamment : « Je flotte dans les espaces interplanétaires, et je suis séparé de tous les univers par une sorte d’isolement cosmique ».

D’autres ont le sentiment qu’ils voient double, qu’ils voient les objets transformés, plus longs qu’ils ne sont. Plus souvent, ils ont l’impression de ne pas voir des objets réels, mais uniquement des objets imaginaires : « Je vis dans le rêve, j’entends parler comme si j’étais dans un rêve, je ne distingue jamais bien ce que j’ai vécu et ce que j’ai rêvé ».

Un de ces sentiments qui accompagnent la perception a eu le privilège d’attirer l’attention des littérateurs et des philosophes et de provoquer d’innombrables discussions, c’est le sentiment du « déjà vu ». À l’inverse des précédents qui ont le sentiment que tout est nouveau, les malades ont le sentiment qu’ils ont déjà fait ces gestes, dit ces mots, vu ces choses, exactement dans le même ordre, de la même façon sans qu’ils soit possible de dire où ni quand. « Vous sentez que vous vivez identiquement une minute que vous avez déjà vécue, aujourd’hui devient autrefois, une chose est ainsi une autre chose. » Sans pouvoir entrer dans les détails, je rappelle seulement que le « déjà vu » ne constitue pas un trouble de la mémoire, comme on le dit trop souvent, mais un trouble de la perception. C’est une appréciation fausse du caractère de la perception actuelle qui prend plus ou moins l’aspect d’un phénomène reproduit au lieu d’avoir

l’aspect d’un phénomène nouvellement perçu 36. À tous ces sentiments s’ajoute souvent un sentiment étrange de désorientation ou de renversement de l’orientation. Il semble au sujet que tout ce qui est à droite devrait être à gauche et réciproquement. C’est là un phénomène qui se rapproche plus qu’on ne le croit de l’allochirie des hystériques 37.

Enfin, ces sujets en arrivent souvent à des sentiments de surdité et de cécité. Il se plaignent d’être aveugles, quoiqu’ils voient parfaitement clair, parce qu’il leur semble que leur vue est anormale, bizarre, que ce n’est pas la vue naturelle qu’ils devraient avoir.

De tels troubles de perception s’appliquent à la perception intérieure de notre corps et de notre personne comme à celle des objets extérieurs. C’est là le trouble dont Krishaber, en 1873, avait voulu faire une maladie spéciale sous le nom de névrose cérébro-cardiaque. « Au mois de juin 1874, écrit un malade, j’éprouvais à peu près subitement un changement dans la façon de voir, tout me parut drôle, étrange, bien que gardant les mêmes formes et les mêmes couleurs. Cinq ans après, je sentis que le trouble s’appliquait à moi-même, je me sentis diminuer, disparaître : il ne restait plus de moi que le corps vide. Depuis cette époque ma personnalité est disparue d’une façon complète et malgré tout ce que je fais pour reprendre ce moi-même échappé, je ne le puis. Tout est devenu de plus en plus étrange autour de moi, et, non seulement je ne sais ce que je suis, mais je ne puis me rendre compte de ce qu’on appelle l’existence, la réalité. » Ce sont là les sentiments de dépersonnalisation qui prennent toute espèce de formes, depuis la simple étrangeté de nous-mêmes jusqu’au sentiment que nous sommes disparus, ou que nous sommes remplacés par un autre. « Ce n’est plus moi qui marche, ce n’est plus moi qui mange, ce n’est plus moi qui parle, ma personne est en dehors de mon corps, il me semble qu’elle est près de moi et non en moi. » Enfin ce sentiment donne naissance à de véritables délires chez ces malades qui

36 À propos du « déjà vu », Journal de psychologie normale et pathologique, 1905, p. 289.

37 Le renversement de l’orientation ou l’allochirie des représentations, Journal de psychologie, 1908, p. 89; sur un cas d’allochirie, Névroses et idées fixes, I, p. 234.

se croient morts et qui en considérant les autres personnes ont le sentiment qu’elles sont sans vie, qu’ils sont entourés par des automates et des cadavres 38.

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