• Aucun résultat trouvé

3. - Les agitations verbales psychasténiques

Dans le document LES NÉVROSES (Page 72-75)

Retour à la table des matières

Les agitations de la parole sont aussi fréquentes dans le second groupe des névropathes que dans le premier; mais elles ne se présentent pas tout à fait de la même manière. Nous avons déjà observé le bavardage qui accompagne les obsessions : le sujet raconte aux autres ou se raconte à lui-même les crimes et les sacrilèges auxquels il se croit poussé. Mais ce langage n’est pas aussi inconscient que celui de l’hystérique; le sujet s’entend lui-même pendant qu’il parle et il garde le souvenir de ce qu’il vient de dire.

Il en résulte, je crois, un certain nombre de conséquence : d’abord le sujet a conscience qu’il va parler, qu’il a besoin de parler, et il y a un sentiment de désir, d’impulser qui le tourmente, tandis que l’hystérique s’abandonne à l’agitation verbale sans avoir eu à lui résister. Ce nouveau malade éprouve, à chaque instant, des besoins de proférer des paroles déterminées. Par exemple, une femme F…, tourmentée par ses besoins de précision et de vérification que fait naître le doute et que nous étudierons mieux, à propos des perceptions, en est arrivée au besoin singulier de répéter le nom de tous les objets devant lesquels elle passe; elle a besoin de dire tout haut : « C’est un pavé, c’est un arbre, c’est un tas d’ordures ».

D’autres ont des besoins irrésistibles de compter les objets qu’ils voient ou de répéter certains mots un nombre de fois déterminé.

Un malade prétend arrêter ses troubles et ses angoisses en murmurant la phrase suivante : « Assez de phénomènes »; il abrège le mot assez par la syllabe té, et il répète cette syllabe quatre fois, huit fois, douze ou vingt-quatre fois, toujours par multiple de quatre, suivant la gravité des troubles contre lesquels il s’agit de lutter. Les manies désignées sous le nom d’onomatomanie ne consistent pas

toujours, comme nous l’avons vu, à rechercher certains mots, elles consistent quelquefois dans le besoin de prononcer une phrase avec une perfection particulière. Pn…, homme de cinquante ans, atteint surtout d’obsessions hypocondriaques, s’est mis en tête de chasser les pré-occupations sur sa santé par une phrase cabalistique qu’il doit répéter pour se tranquilliser. Il doit dire : « C’est assez, allons dîner, nous verrons après. » Malheureusement, cette phrase n’a tout son effet que si elle est bien dite et il ne la trouve pas assez bien dite. Il la répète, cela ne lui suffit pas, il la crie à tue-tête ou la dit à voix basse, et il cherche toujours comment il pourrait la dire mieux; il prie sa femme de l’écouter, de l’aider, de la répéter avec lui. Il imagine alors de descendre avec sa femme au fond de la cave, d’éteindre la lumière et de crier la phrase en chœur dans l’obscurité, et il remonte désespéré, parce qu’il n’a pas encore trouvé « le moyen de la bien dire ».

Une observation intéressante de M. Séglas, sur un malade qui a sans cesse un mot sur le bout de la langue et qui ne parvient pas à le bien répéter, me paraît se rapporter à des phénomènes analogues.

D’autres malades bien connus ont des impulsions irrésistibles à prononcer des mots obscènes, des mots orduriers. On a raconté vingt fois ces tics de parole chez de grandes dames qui, en offrant aimablement un siège à leurs invités, ne peuvent s’empêcher de laisser échapper ces mots malsonnants : « Vache, cochon, trou du cul du pape ». Plus simplement, d’autres ont le besoin d’accompagner chacune de leurs phrases par une expression stéréotypée, toujours la même, comme : « Maman, ratan, bibi, bitaquo, je vais mourir », que répétait à chaque instant un brave homme. Nous retrouvons, d’ailleurs, ces formules de conjuration à propos des troubles de l’action dans lesquels elles jouent un grand rôle.

Nous venons de voir que la conscience plus grande de l’agitation verbale amenait comme conséquence ce sentiment du désir et de l’impulsion. Il me semble aussi qu’elle transforme l’expression verbale elle-même : le sujet qui, comme l’hystérique, n’a pas conscience de ce qu’il dit, ne se surveille pas, ne s’arrête pas et parle à haute voix; le psychasténique, qui sent l’absurdité de ses paroles, essaye de les retenir, lutte contre elles et les arrête en partie. Il en résulte que ce langage est souvent chez lui incomplet, qu’il se fait à

mi-voix, qu’il est souvent réduit à une pure parole intérieure.

Beaucoup de ces malades murmurent d’une manière imperceptible des phrases comme celle-ci : « Le contraire de Dieu…, quatre, trois, deux, cent soixante-quinze mille ». Cela veut dire que cette personne a pensé au culte du démon et qu’elle a lancé la formule de résistance;

mais cela est à peine entendu. La plupart parlent au dedans d’eux-mêmes : ils disent souvent que quelque chose parle dans leur tête ou dans leur estomac, que c’est une inspiration étrangère qu’ils sentent en dedans. C’est le phénomène qu’on a autrefois si mal compris sous le nom d’hallucination psychique.

En réalité, il est facile de montrer, comme l’a remarqué M. Séglas en 1892, que c’est bien leur propre parole que sentent ces malades et qu’ils localisent à tel ou tel endroit de leur corps parce qu’ils aperçoivent plus ou moins bien quelques petits mouvements de la poitrine ou de la langue. Si on demande à ces malades de parler eux-mêmes tout haut, de compter à haute voix pendant que l’esprit parle au dedans d’eux-mêmes, ils ne peuvent y parvenir et sont tout surpris de constater que la parole intérieure s’arrête quand ils parlent tout haut : c’est qu’ils ne peuvent avoir à la fois deux langages différent.

Ce bavardage intérieur joue un grand rôle dans ce qu’on a appelé la fuite des idées, la volée des idées, « Ideen flucht », dans ce que Legrand du Saulle désignait par un mot que j’ai conservé, « la rumination mentale ». Dans cette suite interminable de raisonnements, de suppositions, de rêveries, et quelquefois de mots sans signification, il y a de l’agitation des idées, mais il y a aussi du bavardage. On s’en aperçoit bien quand on essaye, comme je l’ai fait, d’écrire sous la dictée des malades quelques-unes de ces longues ruminations : il faut renoncer bien souvent à comprendre le sens de ce qu’on a écrit. On retrouve encore ce bavardage intérieur dans les crises de rêverie qui surviennent si souvent quand ces sujets veulent travailler ou quand ils essaient de dormir.

Dans certains cas, l’agitation verbale est plus forte, plus manifeste et plus séparée de la rêverie proprement dite. Certains de ces malades se sentent agités, il faut qu’ils aillent, qu’ils viennent et surtout qu’ils parlent, qu’ils parlent indéfiniment et à n’importe qui, qu’ils racontent leurs peines, tout ce qu’il ne faudrait pas dire. Jean cède à un besoin

de ce genre, quand il vient chez moi et me supplie « simplement » de l’écouter pour le soulager : « Il ne peut rien dire de tout cela chez lui, cela rendrait ses parents trop malheureux, et il faut qu’il le dise ». Et pendant une heure et demie ou deux heures, il parle sans s’arrêter un instant, sur le fou rire de la femme de chambre borgne, sur une pièce de deux sous qu’il a en poche et qui été touchée par une femme, ce qui met des fluides dans son pantalon, sur les timbres-poste qui font penser à la politique et au personnage qui est mort après être resté trois quart d’heure avec une dame, etc… » Il se sent soulagé,

« détendu », quand il a fini : peu lui importe ce qu’il a dit, il a simplement épuisé en paroles une agitation qui ne parvenait pas à se dépenser autrement.

Dans le document LES NÉVROSES (Page 72-75)