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2. - Les doutes psychasténiques

Dans le document LES NÉVROSES (Page 48-56)

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Tous les névropathes sont loin de présenter des amnésies aussi caractéristiques que celles des hystériques. Les malades qui nous ont présenté des obsessions et des impulsions répètent sans doute à chaque instant qu’ils n’ont aucune mémoire, qu’ils oublient tout.

Mais il ne faut pas les croire sur parole, nous savons qu’ils sont tourmentés par un perpétuel mécontentement d’eux-mêmes et qu’ils se croient incapables de faire aucune opération correcte. Quand on les interroge avec patience, on constate qu’ils ont en réalité conservé tous les souvenirs. La plupart de mes malades ont pu me raconter leurs crises d’obsessions elles-mêmes avec un luxe de détails inouï. Les malentendus sur ce point dépendent de deux choses, c’est que le malade a besoin d’un certain calme pour retrouver ses souvenirs et

qu’ensuite il est si absorbé par ses propres obsessions qu’il accorde très peu d’importance aux événements extérieurs. Cette distraction détermine un certain degré d’amnésie continue, c’est-à-dire un certain oubli d’une partie des événements récents, mais on n’observe pas là la netteté des amnésies hystériques portant sur tous les faits d’une période déterminée.

FIG. 3. ⎯ Schéma d’un cas d’amnésie rétrograde et continue, celui de Mme D.., pendant quatre ans.

Si ces malades ne présentent pas les amnésies précédentes, on peut se demander s’il y a chez eux un symptôme correspondant à l’amnésie des hystériques, s’ils y a une insuffisance intellectuelle analogue se manifestant sous une autre forme. Je crois qu’il y a chez ces malades un phénomène très important qui correspond exactement à l’amnésie : c’est le doute. Déjà, dans la crise d’obsession, le doute apparaissait, comme précédemment l’amnésie accompagnait les idées fixes.

L’obsédé, disions-nous, n’accepte pas complètement son idée délirante, il n’obéit pas à l’impulsion, il n’est pas halluciné, il est tout prêt à déclarer son obsession ridicule; mais tout cela n’empêche pas qu’il s’en préoccupe, qu’il y pense sans cesse. Il y croit donc d’une

certaine manière, mais il n’y croit pas complètement; il est à son propos dans un état de doute des plus pénibles.

Le doute s’étend beaucoup plus loin, il détermine une foule de troubles mentaux que l’on pourrait rattacher aux précédents, comme une forme d’obsession incomplète, mais qu’il est plus intéressant de réunir ici avec tout ce qui concerne le doute. Ce sont des agitations de la pensée, des tics intellectuels, comme les appelait Azam, ou simplement des manies mentales, suivant l’expression du vulgaire qui me semble suffisamment claire. Ce sont des opérations intellectuelles interminables à propos de très petites choses qui occupent dans l’esprit du sujet une place tout à fait disproportionnée avec leur importance réelle 10.

Les premières et les plus typiques de ces manies mentales que le défaut de croyance nous faisait prévoir sont les manies de l’oscil-lation. L’esprit n’arrive pas à une conviction formelle, mais il ne se repose pas dans cet état de doute que Montaigne appelait un mol oreiller pour les têtes bien faites et qui n’est pour ces têtes-là qu’un instrument de torture. Les uns appliqueront la manie de l’interrogation à leurs souvenirs : Ls… a-t-elle voué son enfant au bleu? Il serait essentiel de le savoir; certaines circonstances la poussent à croire que oui, certaines autres que non. Dès que la considération des unes l’incline à une opinion, les autres se présentent avec plus de force et le balancement continue pendant des heures. Les autres s’interrogent sur leurs sentiments. Fa… se demande perpétuellement si elle trouve d’autres hommes mieux que son mari et Re… cherche avec angoisse si oui ou non elle aime son fiancé.

Dans ce groupe doivent se ranger aussi les manies du présage ou l’interrogation du sort. Le malade ne pouvant arriver lui-même à la solution de la question qu’il s’est posée s’en remet à quelque affirmation étrangère, indiscutable parce qu’elle est incompréhensible, il décide d’accepter la décision du sort; de même, quand nous hésitons entre deux actions et que nous n’avons pas l’énergie suffisante pour

10 Une description complète des manies mentales se trouve dans le premier volume de mon travail sur « les obsessions et la psychasténis », p. 106; je ne puis donner ici que quelques exemples.

reconnaître quelle est la meilleure, nous jouons à pile ou face. By…

se tourmente pour savoir s’il croit en Dieu ou s’il n’y croit pas : « Si, décide-t-il, en marchant dans la rue je puis éviter de traverser l’ombre des arbres, c’est que je crois en Dieu, si je traverse l’ombre des arbres c’est que je n’y crois pas ». J.-J. Rousseau, qui, par bien des côtés, était un malade tout à fait semblable à ceux que j’étudie ici, note dans ses Confessions qu’il se sentait poussé à résoudre les questions insolubles par un procédé semblable. « La peur de l’enfer, dit-il, m’agitait encore souvent. Je me demandais : quel état suis-je? Si je mourais à l’instant même serais-je damné?… Toujours craintif, et flottant dans cette cruelle incertitude j’avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus risibles et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant… Je m’avisait de me faire une espèce de pronostic pour clamer mon inquiétude. Je me dis : je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi : si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre; ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de la choisir fort gros et fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut » 11

Un grand nombre d’autres manies méritent bien le nom de manies de l’au delà. L’esprit toujours instable veut dépasser le terme donné, y ajouter autre chose, aller au delà. Nous verrons un grand nombre de ces manies à propos des troubles de la perception; mais quelques-unes se rattachent aux trouble proprement intellectuels, par exemple les manies de la recherche et surtout de la recherche dans le passé. Pour se convaincre qu’il n’a pas accompli dans la journée un acte criminel, Ce… s’arrête et cherche à se rappeler exactement les diverses actions qu’il a faites, les différentes phases par lesquelles a passé chaque action. Il emploie des heures à vérifier dans sa mémoire comment il a passé d’un mouvement insignifiant à un autre aussi futile. Si par malheur, dans cette revue, il y a un instant dont le souvenir ne soit pas précis, le voici au comble du désespoir. Qu’a-t-il pu faire en cet instant? Il fait des efforts inouïs pour se convaincre que, pendant cette seconde, il n’a pas commis quelque horreur. Il y a un an, un vendredi

11 J-JROUSSEAU, Les Confessions, I, liv. 6, édit. des oeuv.,1839, XV, p. 437.

soir, Ls… s’est-elle laissée aller à vouer ses enfants au diable? Pour le savoir, il faut rechercher si à cette époque elle a désiré quelque chose assez fortement pour prier le diable de le lui accorder, si elle a cédé à la tentation d’obtenir ce qu’elle désirait par le sacrifice des enfants ou si elle a su résister en disant la formule d’exorcisme :

« Non, non, 4, 2, 1. ». Voilà un petit problème qui n’est pas facile à résoudre.

C’est à cette manie de recherche des souvenirs que se rapportent le plus souvent les faits qui ont été décrits par Charcot et Magnan sous le nom d’onomatomanie. Dans le cas le plus remarquable décrit par ces auteurs, le malade a été frappé par la lecture d’une anecdote dans le journal : une petite fille en jouant était tombée dans une bouche d’égout. Il veut, le soir, raconter ce qu’il a lu, mais il s’aperçoit qu’il a oublié le nom de la petite fille; il cherche son nom avec une angoisse terrible. La crise d’agitation physique et morale déterminée par cette enquête a été épouvantable toute la nuit, jusqu’à ce que, le matin, il put retrouver dans un journal le nom de Georgette. Plusieurs de nos malades ne circulent pas sans un carnet sur lequel ils inscrivent les noms et les adresses de toutes les personnes qui leur parlent, afin de les retrouver sans effort.

Les recherches peuvent encore porter sur d’autres objets : un homme de quarante ans, quand il voyage, essaie de se remémorer l’aspect du paysage qu’il a vu; s’il ne peut y arriver, il souffre tellement qu’il refait le voyage pour combler les lacunes de sa mémoire. Parfois, il transige avec lui-même et se borne à envoyer un domestique pour vérifier certaines particularités restées incertaines dans son esprit. Ce fait rappelle la célèbre anecdote de Legrand du Saulle : un malade de ce genre était préoccupé par la question grave de savoir si les femmes qu’il rencontrait étaient laides ou étaient jolies. Un domestique devait même l’accompagner pour répondre toujours avec précision et ne pas laisser la question grandir dans son esprit. Un jour, ce domestique eut l’imprudence de dire qu’il n’avait pas remarqué si la buraliste du chemin de fer était laide ou jolie. La crise déterminée par cette recherche fut telle qu’il fallut envoyer le domestique faire de nouveau le voyage.

Cette manie des recherches peut s’appliquer à l’avenir, elle peut se compliquer et se transformer en manie de l’explication qu’on appelait autrefois la folie métaphysique. J’ai pu observer chez de nombreux sujets tous les degrés de ces recherches d’explications, depuis les questions les plus humbles sur la couleur des feuilles dans les arbres jusqu’aux plus grands problèmes métaphysiques. L’une se demande indéfiniment : « Pourquoi porte-t-on un tablier? pourquoi met-on une robe? pourquoi les messieurs n’ont-ils pas de robe? » Un autre s’interroge sur la fabrication des objets : « Comment a-t-on pu faire une maison? un bec de gaz? » Celle-ci se demande toute la journée :

« Comment se fait-il qu’il tonne, qu’il y ait des éclairs, qu’il y ait un soleil, qu’il fasse jour ou nuit? Si on avait pas de rivières et pas d’eau comment est-ce qu’on ferait pour boire, pour laver? Et si on n’avait pas d’yeux, comment est-ce qu’on ferait pour voir? » Celle-là s’élève à des problèmes psychologiques : « Comment des petits points noirs sur le papier peuvent-ils contenir une pensée? Comment les mot viennent-ils dans ma bouche en même temps que je pense? Comment la parole, qui est un bruit, peut-elle transporter la pensée? Comment se fait-il que j’aime ma fille qui est en dehors de moi? » Il est curieux de remarquer que ces spéculations ne se présentent pas uniquement chez les personnes intelligentes et cultivées, elles se retrouvent presque identiques chez des femmes du peuple absolument sans éducation. Hm…, femme de vingt et un ans, ouvrière à la campagne, qui sait à peine lire et qui ne sait pas écrire, est tourmentée après son accouchement par des idées de ce genre : « Je ne puis pas comprendre comment cela se fait qu’il y ait du monde; pourquoi y a-t-il des arbres, des bêtes? qu’est-ce que tout cela va devenir quand tout sera fini? » Il y a là un besoin de spéculation, de travail mental, qui s’effectue indépendamment des connaissances acquises et des capacité du sujet pour discuter les problèmes qu’il pose.

Ces manies de l’au delà aboutissent toutes au même point, Elles poussent toutes les opérations mentales à l’extrême, aussi loin qu’il est possible d’arriver. C’est pour cela que, dans leurs obsessions, ces malades s’imaginent toujours des remords, des hontes, des crimes, des sacrilèges tout à fait énormes et invraisemblables. Ils veulent arriver à des choses épouvantables, à des crimes inouïs que personne n’aurait encore faits, que personne n’aurait encore faits, que personne n’aurait encore imaginés. Ils se torturent l’imagination pour arriver à

l’abomi-nable et presque toujours ils échouent dans le grotesque. Cet état d’esprit est assez bien décrit par l’auteur de A rebours et de Là-bas.

En écoutant nos sacrilèges, on pense à ce chanoine « qui nourrit des souris blanches avec des hosties consacrées et qui s’est fait tatouer sur la plante des pieds l’image de la croix, afin de toujours marcher sur le Sauveur 12 ». Cette manie de l’extrême les amène à penser constamment à la mort, à la fin du monde. Ils ont la manie des généralisations, la manie du tout ou rien, et beaucoup d’entre eux ont la manie de concevoir constamment les idées d’infini et d’éternité.

Toutes ces diverses manies mentales peuvent se réunir, se combiner les unes avec les autres et déterminer un état d’esprit bien curieux que j’ai appelé la rumination mentale 13. C’est un singulier travail de la pensée qui accumule les associations d’idées, les interrogations, les questions, les recherches innombrables, de manière à former un inextricable dédale. Le travail est plus ou moins compliqué, suivant l’intelligence du sujet; mais qu’il tourne en cercle ou qu’il prenne des embranchements, il n’arrive jamais à une conclusion, il ne peut jamais « tirer la barre », et s’épuise dans un travail aussi interminable qu’inutile.

Il est facile de comprendre les raisons qui déterminent ce travail et ces manies. Il est évident que les mauvaises habitudes y jouent peu à peu un grand rôle; mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a au début une raison qui pousse le sujet à ces recherches bizarres. Il s’agit à mon avis, de sentiments particuliers que le sujets éprouve à propos des opérations intellectuelles qui viennent de s’accomplir. J’ai été amené à désigner ces sentiments par un barbarisme que je prie le lecteur d’excuser, car il m’a paru faire image et désigner bien le fait essentiel dont tous ces sujets se plaignent, le caractère inachevé, insuffisant, incomplet qu’ils attribuent à tous leurs phénomènes psychologiques, je les ai appelés des sentiments d’incomplétude 14. Quand ce sentiment porte sur les opérations intellectuelles, les malades sentent d’abord que le travail de l’esprit leur est difficile, presque impossible;

ils ont le sentiment de l’insuffisance de leur attention, de son

12 HUYSMANS, Là-bas, p. 297.

13 Obsessions et psychaténie, I, p. 146.

14 Ibid., I, p. 264.

instabilité; ils se figurent qu’ils ne comprennent rien, que leurs idées sont très nombreuses, embrouillées, incoordonnées, et surtout ils ont un sentiment qui domine tous les autres, le sentiment du doute. Au début de leur maladie, ils commencent par douter des choses qui sont évidemment les plus obscures et qu’ils comprennent le moins, c’est-à-dire des choses religieuses : « Quand j’ai commencé à être malade, j’ai perdu la foi de mon enfance et je ne savais pas pour quelle raison je ne croyais plus. C’était un défaut de confiance, quelque chose qui s’évanouissait en moi, comme une lumière qui s’éloignait ». Il est curieux de remarquer que cet affaiblissement de la foi n’est pas causé par des lectures, des discussions, ne dépend pas d’arguments; c’est une vieille erreur que de se figurer la croyance des arguments. La foi se perd chez ces malades en vertu du même mécanisme qui va troubler les actions et les perceptions, quoique l’intelligence proprement dite reste intacte. Quand la maladie s’aggrave, le doute commence à porter sur des choses qui, d’ordinaire sont crues plus facilement. Les malades perdent confiance dans les personnes environnantes : à toute autorité, ils opposent le désir d’une autorité plus grande. Si le médecin leur parle, ils voudraient le prêtre, et, si c’est le prête, ils lui reprochent de ne pas être archevêque ou pape :

« Et encore si le pape me parlait, je ne le croirait pas, car il se pourrait qu’il m’ait mal comprise et que sa parole infaillible ne s’applique pas à la question. » Un degré de plus et les malades vont douter de leur propre avenir ou de leur propre passé. L’absence d’espoir, l’avenir sombre comme un trou noir accompagne chez eux le doute du passé et le besoin de vérifier tous leurs souvenirs. Ce sont ces sentiments très pénibles qui déterminent, si je ne me trompe, des agitations mentales et toutes les manies de recherches que nous avons rattachées au doute des psychasténiques.

Ce sentiment de doute joue un rôle si considérable dans cette maladie, qu’elle avait même été baptisée autrefois la folie du doute. Il me semble que ce caractère correspond assez bien à l’amnésie que nous venons d’observer chez l’hystérique. Pour justifier cette comparaison, il nous reste à voir les caractères des deux phénomènes et à montrer qu’ils sont très voisins l’un de l’autre.

3. ⎯ Les caractères psychologiques

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