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Les évolutions structurelles de notre société

Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 2 : La consommation alimentaire familiale

1. Les évolutions structurelles de notre société

Ces quatre dernières décennies ont été lourdes en changements pour notre société. Cette partie en souligne les tendances lourdes, ce qui permettra de mieux comprendre les évolutions en matière de consommation alimentaire.

i) Une civilisation de bureau

D’une civilisation agricole, puis ouvrière, nous sommes passés à une civilisation urbaine. La dépense énergétique moyenne par individu baisse depuis les années 1950 (chauffage, voiture, activités professionnelles moins physiques). La consommation énergétique, elle, semble avoir moins diminué que les besoins. Ainsi les populations occidentales grossissent depuis un demi-siècle.

Par ailleurs, notre rapport au temps s’est modifié. Les individus aspirent à une souplesse dans leurs horaires de travail. Alors que le temps libre est plus abondant, les individus, qui ont appris à gagner du temps sur les tâches domestiques grâce à l’électroménager, cherchent à réduire le temps consacré aux activités quotidiennes, notamment l’alimentation. Aujourd’hui le temps moyen de préparation du dîner en France est de 38 minutes en semaine, et 48 minutes le week-end (Credoc, 2004). Il était de deux heures en 1946. L’analyse descriptive des cuisines permet de constater que cette pièce, à partir des années 1950, a davantage été transformée en cinquante ans que lors des trois siècles précédant (Kaufmann, 2005).

ii) La féminisation de la société

Le monde des ouvriers (80% d’hommes) recule au profit des employés (75% de femmes).

L’écart entre l’espérance de vie des hommes et celle des femmes ne cesse de s’accroître dans les pays industriels. Les valeurs qui apparaissent en hausse dans notre société sont considérées comme féminines : la sensibilité, la créativité, l’intuition. Les préoccupations de santé et d’hygiène de vie sont avant tout féminines. Le développement du sport se fait dans un but d’hygiène corporelle, de maintien de la forme et des formes (Fischler, 2001).

Les femmes ne veulent plus uniquement être définies par les casseroles, elles ont une vie ailleurs, en tant que personnes autonomes, présentes sur la scène publique. Les nouveaux produits « prêts à manger » les ont libérées de leur assignation nourricière (Kaufmann, 2005).

iii) Développement de l’individualisme

Nous assistons à un fort relâchement des liens sociaux (Fischler, 2001). Dans les sociétés traditionnelles, la latitude de choix des individus en matière d’alimentation était restreinte : les saisons, les contraintes économiques, imposaient les ingrédients. Les usages dictaient les heures des repas, et la religion l’ordonnancement des menus. Aujourd’hui, la vie de plus en plus citadine se caractérise par une solitude urbaine, la famille étant par ailleurs plus morcelée. Les individus sont ainsi toujours plus confrontés à la nécessité impérieuse de faire des choix, là où le groupe, la famille, la tradition ou la culture les faisaient pour eux. Les amitiés, les amours, l’éducation des enfants ne sont plus gouvernés par des règles tacitement reconnues par le groupe social. L’individu doit faire ses propres choix et les assumer.

L‘individu recherche par ailleurs davantage de satisfactions personnelles à travers ses loisirs, ses vacances, et sa consommation.

iv) L’alimentation au service d’un corps instrumentalisé

Au temps où les riches seuls étaient gros, comme au XIXème, une rotondité raisonnable était assez bien considérée. On l’associait à la santé, la prospérité, la respectabilité. Dans de nombreuses cultures, on associe le gras à la festivité, la richesse, la gourmandise. « Si j’étais

64 Le jugement sur le corps gros et les aliments gras ont évolué de concert. Depuis un siècle, la montée de la lipophobie s’est opérée sur trois fronts : médecine, mode, cuisine. En 1979, un sondage indiquait que 24% des hommes et 40% des femmes s’estimaient plutôt trop gros (l’express, 30/06/1979). En 1989, la proportion était de 43% et 57% (Fischler, 2001). Le gros déplait. D’une part, pour une raison de distinction sociale : « les nourritures populaires, aux yeux des classes dominantes, sont grossières, grasses et lourdes » (Bourdieu, 1979). D’autre part, parce que le corps gros est le signe d’une incapacité de maîtriser son corps. Or, le recul du fatalisme dans notre société, nous incite à vouloir maîtriser notre vie. Notre corps est de plus en plus instrumentalisé. Dans notre histoire, le corps a toujours joué un rôle important,

«Mais jamais dans l’histoire, nous n’avons assisté à de tels excès ». Pour parvenir à ses fins, le mangeur a ainsi instrumentalisé sa nourriture. Pour transformer son corps, au lieu de scalpels, de corsets ou autres moyens de contention, il se sert maintenant de ses aliments. » (Zermati, 2002). De même, l’idéal de beauté du corps féminin est un corps que la majorité des femmes ne pourront jamais atteindre. Notre société fait peser sur la maîtrise du corps la notion de responsabilité. « Le discours sur la santé et l’obésité, en particulier, sera plus que jamais un discours moral, fondé sur la responsabilité individuelle, mais aussi sur la culpabilité. » (Fischler, 2001). L’alimentation, étant, comme le sport, un des outils au service de ce corps divinisé, se voit attribuer une nouvelle signification symbolique et sociale : la maîtrise de son corps passe par la maîtrise de son alimentation. La question du choix des « bons » aliments devient alors cruciale.

v) L’industrialisation de l’alimentation

L’industrie agroalimentaire est devenue la première industrie européenne. En France par exemple, elle est de loin, le premier secteur industriel avec 154 milliards d’Euro de chiffre d’affaire en 20077. La production s’organise à l’échelle nationale et mondiale. Les agriculteurs français se sont mis en quelques dizaines d’années à nourrir la France et le monde : un agriculteur nourrit trente personnes en 1980.

L’industrie agroalimentaire transforme les denrées alimentaires. La préparation culinaire se déplace de plus en plus de la cuisine à l’usine. Ainsi, l’industrie agroalimentaire, pour faire

7Source www.ania.net

gagner du temps au consommateur, se substitue de plus en plus à celui–ci, avec des plats toujours plus préparés.

La naissance des grandes surfaces, en 1963 en France, a bouleversé les stratégies d’achat des consommateurs. Les courses, qui étaient quotidiennes, sont devenues hebdomadaires, voire moins fréquentes. Les nouveaux aliments industriels se standardisent pour répondre aux attentes de la distribution qui attend d’eux régularité, de meilleures durées de conservation et un certain « mass appeal » (Fischler, 2001), c’est-à-dire des produits qui doivent plaire au plus grand nombre. Cette standardisation s’est caractérisée par une certaine diversification de l’offre puisqu’on a pu découvrir des produits du monde entier. De nombreux produits que nous consommons quotidiennement aujourd’hui sont apparus dans les supermarchés : yaourts, fromages frais, glaces, surgelés, avocat, kiwi, litchi. En revanche, cette tendance a laissé peu de place aux produits du terroir et aux saveurs fortes. « Ainsi, l’agroalimentaire planétaire emprunte aux folklores culinaires qu’il a contribué à désintégrer pour en propulser des versions homogénéisées ou édulcorées aux quatre coins de l’univers. » (Fischler, 2001).

vi) Une perte de repères

Depuis la crise de la vache folle, il ne se passe pas une année sans nouvelle crise alimentaire : salmonelle, listéria, saumon… Amplement relayées par les médias, ces crises ne sont-elles pas le reflet d’un mal-être de notre société sur les questions de l’alimentation ?

Le sociologue Claude Fischler (2001), dans l’homnivore, donne certaines pistes de réflexion que nous résumons ici.

Relâchement des liens sociaux

Dans notre société urbaine, l’individu est affranchi de toutes ces règles qui structuraient l’alimentation. Les repas structurent de moins en moins le temps, c’est le temps qui structure l’alimentation. Le mangeur moderne est libre de ses choix. Or cette liberté est porteuse d’incertitude et d’inquiétude. Si un tiers des français reste ancré dans la grammaire traditionnelle des trois repas, un autre tiers les déstructure complètement. Le mangeur doit gérer seul ses pulsions et son appétit, devant une abondance de choix et des « prescriptions dissonantes de la cacophonie diététique » (Fischler, 2001).

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Les « OCNI », Objets Comestibles Non Identifiés

La distance entre l’industrie agroalimentaire et le consommateur laisse place à une imagination sur les traitements des aliments qui peut tourner au film d’horreur. Dans les sociétés traditionnelles, les aliments sont familiers, ils ont une histoire dont chacun est au moins une fois témoin ou acteur. Aujourd’hui, cette main familière a disparu, et l’industrie agroalimentaire fait souvent figure de « mauvaise mère », « dont le travail relève d’obscures manipulations » (Fischler, 2001). Fischler qualifie ainsi les aliments modernes d’OCNI, Objets Comestibles Non Identifiés, une alimentation sans passé ni origine aux yeux des consommateurs. Il est vrai que le froid, le vide, la déshydratation aident à la conservation des aliments, mais coupent la vie. « Au mieux, on accuse l’aliment moderne d’être vidé de sa substance nutritive, d’avoir laissé des succulences du manger à l’ancienne se dissoudre dans les splendeurs creuse de l’apparence (…). Au pire, on lui reproche d’être chargé de poisons sournois, colorants et pesticides, additifs et résidus » (Fischler, 2001).

Cacophonie diététique

A cette distance avec l’aliment, se rajoutent les discours scientifiques, diététiques, médicaux, industriels ou du monde culinaire, qui plébiscitent une fois la diète méditerranéenne, l’autre fois la diversité, qui incriminent une fois les féculents, une autre fois les graisses, ou le sucre, ou encore les mauvaises graisses. Fischler parle à juste titre de cacophonie diététique, le mangeur n’a pas la capacité de traiter cette somme d’informations bien souvent contradictoires, et doit faire face à l’angoisse du choix. Cette angoisse prend des proportions démesurées aux Etats Unis, où une étude faite sur six campus étudiants (Rozin, 1999) montre que 30% des femmes interrogées préfèreraient une pilule nutritive complète, sûre et bon marché.

La crise engendre la crise : retour sur la crise de la vache folle

Les crises régulières, largement alimentées par les médias viennent accentuer ce phénomène.

A chaque nouvelle crise, le consommateur découvre des procédés terrifiants sur l’industrie agro alimentaire qui ne viennent que le conforter sur ses angoisses et ses suspicions.

Selon Fischler (1998), si la crise de la vache folle a pris une telle ampleur dans notre société, c’est qu’elle a marqué un tournant décisif dans notre relation à l’alimentation. Au 31 juillet 1998, il y avait vingt-sept victimes prouvées de la maladie de Creutzfeld-Jacob par

contamination bovine, vingt-six au Royaume-Uni et une en France. La crise éclate le 20 mars 1996, lorsque le gouvernement britannique annonce solennellement à la chambre des communes, que les scientifiques ont identifié dix cas qui semblent correspondre à une nouvelle forme de la maladie dont l’explication « la plus probable » est une contamination par l’agent de l’ESB. Dès les premiers jours de la crise, les consommateurs se détournent du bœuf. La chute, au plus fort de la crise est d’environ 20 % en France, le double en Allemagne, Grande Bretagne et Italie, et de presque 70 % en Grèce. La crise culmine, et se colore en dégoût et indignation, lorsque l’on découvre au journal télévisé, les aspects cachés et refoulés de la « cuisine industrielle » : l’abattage, la réutilisation des restes et des résidus, les

«recyclages » des déchets animaux en farines animales. Indignation, « car on découvre non seulement qu’une transgression suprême - avoir « transformé des herbivores en carnivores »- a été quotidiennement commise depuis des lustres, mais aussi que l’on a rendu involontairement complice la population toute entière, en lui faisant consommer, incorporer, l’objet scandaleux de la transgression, les « herbivores cannibales. » (Fischler, 1998).

La crise de la vache folle, a, selon Fischler, accéléré deux tendances latentes qui étaient déjà présentes avant le début de la crise.

La première est la baisse de la consommation de la viande de bœuf, qui s’était amorcée, pour la première fois dans l’histoire du XXème siècle, en 1980. Jusqu’alors, la consommation de bœuf n’avait cessé d’augmenter et était un indicateur pour mesurer la richesse d’un pays.

Cette tendance peut s’expliquer par les changements profonds de nos sociétés occidentales qui entrent dans un âge post-industriel : des emplois de service et de bureaux, une population vieillissante. La viande rouge est associée aux besoins des travailleurs de force, aux valeurs masculines, dans une société où la minceur et les valeurs féminines prennent le pas.

La deuxième tendance est la méfiance sur les produits transformés par l’industrie agro alimentaire et la technologie moderne en général. Cette méfiance avait donné lieu à plusieurs

« affaires » touchant l’industrie agro alimentaire. Celles des colorants dans les années 1970, les salmonelles dans les œufs anglais, les serpents-minute dans les régimes de banane, les hamburgers faits avec des vers de terre (rumeur démentie en invoquant le coût du ver de terre plus élevé que celui de la viande de bœuf). Mais aucune de ces alertes n’avait approché, même de loin, l’ampleur et la violence de la crise de la vache folle. Elle a ainsi permis de déclencher un grand nombre de mesures. En France, la politique agricole « productiviste » a été remise en cause par le gouvernement. L’alimentation « bio » se développe, d’autant qu’elle a intégré la dimension de la qualité et du plaisir. La notion d’agriculture raisonnée est

68 politiques, juridiques, écologiques, gastronomiques, administratifs, médicaux, scientifiques. » (Fischler, 1998).

Il semblerait ainsi que, pour la première fois, et depuis la crise de la vache folle, les systèmes de production agricoles et industriels s’intéressent aux attentes des consommateurs et non plus seulement à une demande globale estimée en kilos et litres.

Il était important de revenir sur la crise de la vache folle car elle a été probablement le déclencheur d’une rupture de la relation des consommateurs à leur alimentation. Plusieurs auteurs ont fait cette analyse. Après Fischler, c’est Filser (2001) qui s’interroge sur cette crise.

N’est-elle pas le révélateur d’une crise du marketing ? Filser constate que les modèles de comportement du consommateur, construits sur la prise en compte d’un acheteur rationnel, sont inadaptés pour comprendre ce nouveau consommateur. Car la crise de la vache folle est avant tout une crise de la demande (Filser 2001). Filser appelle à prendre en compte la dimension symbolique de la consommation alimentaire, jusqu’alors négligée par les chercheurs en marketing. Dans la même optique, d’autres chercheurs constatent la naissance d’une nouvelle culture de consommation alimentaire, portée par des valeurs morales, en rupture avec la globalisation de la nourriture (Miele, 1999). Ainsi, dans la suite du document qui présente les grandes tendances de l’évolution de la consommation alimentaire, il sera distingué les grandes tendances de la consommation dites « modernes », suite à l’industrialisation de la nourriture et au développement des tendances surfaces, puis les

« nouvelles tendances » ou « micro tendances », dites post-modernes de l’évolution de la consommation alimentaire depuis la crise de la vache folle

vii) Une relation ambivalente à la nourriture

Warde (1997) met en évidence plusieurs ambivalences dans notre relation à la nourriture qui caractérisent la modernité. Ces quatre ambivalences, induites d’une étude des pages de cuisine de revues féminines anglaises, structurent les « discours »:

 La nouveauté et la tradition : la nouveauté exige qu’on puisse faire référence à une tradition. C’est le cas de la culture alimentaire des Béliziens (Wilk, 1999) où le renforcement des pratiques alimentaires locales (traditionnelles) ne s’oppose pas aux pratiques globales (importées des Etats-Unis). La nouveauté et la tradition font partie du même processus.

 La santé et l’indulgence : la santé est une préoccupation première aujourd’hui. Mais le caractère hédoniste de notre culture de consommation appelle à une certaine indulgence, qui vise à se faire plaisir.

 L’économie et l’extravagance

 La praticité et le soin

Ces ambivalences mettent en évidence la complexité de la relation à la nourriture, et la difficulté pour le marketing d’appréhender un consommateur qui veut, à la fois préserver sa santé et se faire plaisir, avoir des produits pratiques, et apporter un soin personnel aux repas, garder ses racines culturelles, tout en profitant des nouveautés alimentaires…