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Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 3: Le don au sein de la famille

3. Le don et l’enfant

L’enfant n’a pas toujours eu la place centrale qu’il a dans les familles d’aujourd’hui. C’est à partir du XVIIIème siècle que se développe la notion d’obligation par rapport à l’enfant. Cet intérêt nouveau pour l’enfant, fait naître, au-delà du patrimoine foncier et des savoirs, une volonté de faire de l’enfant le réceptacle des valeurs (Charbonneau, 1995). Au sein de la famille et depuis la vague féministe, ce n’est plus le mari qui est objet de dévotion, c’est l’enfant (Miller, 1998). Les spécialistes de la famille, sociologues, psychologues et pédiatres considèrent que nous sommes entrés dans l’ère de l’enfant-roi.

Le don dirigé à l’enfant par les parents et les grands-parents est souvent présenté comme unilatéral (Caplow, 1982 ; Cheal, 1988). L’enfant reçoit ce qui lui est dû, parce qu’il y a obligation de donner à l’enfant non autonome. Chez les jeunes, le don durant l’enfance fait l’objet de deux types d’interprétations (Charbonneau, 1995). Le premier, conforme à l’esprit du don, s’exprime par une profonde reconnaissance pour le don reçu et s’accompagne d’une volonté de rendre à son tour dès l’entrée dans l’âge adulte. Le second type d’interprétation du don reçu dans l’enfance renvoie strictement à la définition des rôles familiaux : les parents ont des devoirs envers les enfants ; ce qui est donné à ces derniers leur est dû et n’est pas reçu comme don.

Une part du don faite à l’enfant est comprise comme un investissement. Au-delà des cadeaux, deux possibilités lui seront offertes de rendre : en faisant fructifier le don reçu et en le transmettant à son tour à ses enfants.

C’est l’enfant qui donne le sens au don dans la famille. Le grand don demeure la naissance : on donne un enfant, on fait en sorte qu’une autre génération apparaisse et que le système se perpétue. Le don intergénérationnel est ainsi le pivot central de la circulation des choses dans les réseaux de parenté. Le principe dominant est celui de la transmission. Le « devoir » principal du receveur dans ce système est bien de recevoir et faire fructifier ce qu’il a reçu, et non de rendre. Il est plus important de transmettre que de rendre à celui qui a donné.

La famille contemporaine est surtout soudée par l’affection qui circule entre les membres.

L’enfant au delà de la matérialité de ce qui circule à la suite de son arrivée, joue un rôle encore plus fondamental dans le processus du don. La présence de l’enfant sert de prétexte au maintien et à la perpétuation des fêtes rituelles. Il y a par exemple un désir de transmettre la magie des fêtes de Noël, qui, sans les enfants, peut être perçue comme un épisode contraignant. On veut perpétuer ensembles des rites pour le plaisir de les faire connaître à ses enfants. Et lorsque l’obligation semble être la plus forte, on se retranche derrière le « on le fait pour les enfants », raison bien commode.

4. Le don au sein de la famille

Il est tout d’abord important de souligner que dans le sens commun, le don ne s’applique pas à la famille, aux rapports habituels parents-enfants, sauf pour les cadeaux (Godbout, 1992).

Souvent l’individu utilise spontanément le terme « don » pour les étrangers (aumône, bénévolat). Ainsi, pour la majorité, le don désigne souvent cet intermédiaire entre le marché et la communauté : il existe au sein de rapports non-marchands, mais pas dans les rapports intimes comme dans la famille (Godbout et Charbonneau, 1993). Souvent, le lien entre les membres d’une famille est considéré comme tellement étroit et intense, que ce qui circule entre eux relève plus du partage que du don. Ceci peut se comprendre par le fait que le don est systématiquement associé à la notion de réciprocité, dans le sens commun, comme en sciences sociales. Ainsi, donner implique l’idée d’une attente de retour. Or, dans les relations familiales verticales (parent-enfant), la réciprocité ne s’applique pas (Godbout, 1992). Et par raccourci, s’il n’y a pas d’attente de retour, c’est qu’il ne s’agit pas d’un don.

A l’opposé, les recherches de Godbout (1992) et Caillé (2000) montrent que le don est central au sein de la famille. Le don n’est pas seulement le don agonistique décrit par Mauss (1924).

114 Dans les réseaux de parenté, il prend une autre forme, celle d’un don partage (Caillé, 2000).

Nous adoptons l’optique de Caillé, de ne pas exclure le partage du don, mais au contraire de comprendre en quoi le partage peut être une forme de don au sein de la famille. Ainsi, étudier le don au sein de la famille exige de prendre une certaine distance sur la norme de réciprocité (Gouldner, 1960), pour s’attacher à d’autres approches du don.

Nous proposons une synthèse de trois grandes approches du don, puis un éclairage de chacune de ces approches avec des recherches faites dans le cadre de la famille, afin construire une première grille de lecture pour analyser le « don de nourriture ».

L’analyse du don au sein de la famille se fera à travers les trois visions qui s’appliquent pour la circulation des biens non marchands (Belk et Coon, 1993). L’approche utilitariste, paradigme dominant supporté par les économistes comme Becker (1981) et par la majorité des économistes et sociologues. Ce paradigme est à la base de la théorie de choix rationnels, du dilemme du prisonnier (Cordonnier, 1993) et de la théorie des jeux (Crozier, cité par Cordonnier, 1993).

L’approche de l’échange social (Belk et Coon, 1993), ou paradigme du don (Caillé, 2000).

Dans cette approche, le don est un système total qui ne sert pas seulement les objectifs économiques mais aussi sociaux. Il considère la triple obligation de donner-recevoir-rendre, à la base de toutes les relations humaines.

L’approche philanthropique ou d’Agapè, où la vocation du don est de valoriser l’autre, l’enjeu relationnel est toujours existant mais secondaire (Belk et Coon, 1993). On se rapproche ici du sacrifice. Le contre don est refusé. La position de Derrida, qui considère impossible de nommer le don, car nommer le don tue le don, s’inscrit dans ce paradigme.

Chacune de ces trois approches est, par la suite, explicitée, puis étudiée spécifiquement dans le contexte familial. Il est important de souligner que les deux premières approches se basent sur l’œuvre de Marcel Mauss, Essai sur le don (1924) qui est le pilier de leur réflexion. Aussi, il semble important de proposer, à titre de préambule, une synthèse de l’Essai sur le don avant d’ouvrir sur les débats actuels concernant le don.

I. Le don selon Mauss en préambule

Marcel Mauss découvre en 1923-24 que dans nombre de sociétés sauvages et archaïques, les échanges s’effectuent non sous forme du troc, et moins encore sous forme d’achats et de ventes, mais sous forme de dons. Ces échanges de don ne portent pas seulement, et même pas principalement sur des biens économiques, utilitaires. Tout circule sur ce mode : les femmes, les enfants, les compliments, les insultes, les coups, les blessures, les vengeances, etc. Que ce soit pour donner des biens ou donner des maux, chacun rivalise de générosité. Par cet affichage, il s’agit, à la fois d’écraser son rival et d’entrer avec lui dans le défi de générosité dans une relation d’alliance et d’amitié. Ces échanges constituent un « système de prestation totale ». Même opérés entre individus, ils concernent l’ensemble des membres du groupe et ont des répercussions sur la société et ses équilibres. Le don n’a pas seulement un rôle économique et social, il régit ces sociétés. Il joue à la fois un rôle d’ordre social, économique, politique, religieux, esthétique, morphologique. Ainsi, le don structure les relations au niveau individuel, entre clans, et plus largement au niveau de la société.

La triple obligation de, donner, recevoir et rendre, dégagée par Mauss est la base encore aujourd’hui de la majorité des travaux entrepris sur le don, et quelles que soient les disciplines. La partie qui suit est donc une synthèse des trois piliers du don « donner-recevoir -rendre ».