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L’approche utilitariste dans le contexte familial

Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 3: Le don au sein de la famille

3. L’approche utilitariste dans le contexte familial

Certains tentent de réduire les différents phénomènes de circulation dans les réseaux familiaux à l’utilitarisme, en leur appliquant la théorie de l’équilibre de l’économie néo-classique. Ainsi les rapports entre les membres sont intéressés et régis par le modèle marchand. Ils sont quantifiables sur le plan monétaire. On peut rendre compte du choix de se marier, divorcer, avoir des enfants selon une logique coût-bénéfice (Mortensen, 1988, cité par Godbout, 1992), comme s’il s’agissait de décisions économiques. Becker (1981) analyse, avec les outils économiques, l’ensemble des échanges et relations au sein de la famille, comme les mariages, les naissances, la division des tâches ménagères. Pour lui, l’approche économique – qui se base sur l’idée que les individus cherchent à maximiser leur utilité sur la base de leurs préférences, et que les comportements sont coordonnés par des marchés explicites ou implicites – est applicable à tout comportement humain, pour tous types de décisions. Par exemple, il considère que les différences biologiques entre la femme et l’homme expliquent pourquoi les femmes s’orientent davantage vers le soin des enfants alors que les hommes consacrent plus de temps aux activités professionnelles. Ainsi, sur la base de prédispositions biologiques dues à la différence des sexes, les individus auraient tendance à s’investir dans les activités pour lesquelles ils sont prédisposés – qui leur coûtent moins d’efforts.

122 Dans cette approche utilitariste, l’échange est pensé en vue de la réciprocité attendue. Par exemple, Blau (1964) considère qu’en matière de relations amoureuses, si l’homme offre un cadeau à une femme, c’est pour obtenir des bénéfices sexuels. Ainsi les femmes essaient d’obtenir le prix le plus haut pour leurs faveurs, alors que l’homme essaie d’obtenir le meilleur prix.

L’intérêt de l’approche économique est de montrer que les échanges et la répartition des tâches au sein de la famille s’autorégulent à la façon d’un marché. Cependant, ce que cette approche ne permet pas d’observer, c’est la signification de ces échanges, et leur vécu au niveau individuel. Les actes individuels sont-ils réellement intéressés et calculés, dans le contexte familial, comme le propose l’approche économique ? Est-ce que les gens traitent leurs interactions sociales comme ils le font pour la vente de commodités, en calculant un prix qu’ils payent et les profits qu’ils en tirent ? Les économistes ont pris ces idées comme axiomes de base, et beaucoup de chercheurs en sciences sociales les ont repris telles quelles.

Or Fiske (1991), à travers une étude ethnographique sur les Moose du Burkina Faso, examine ces affirmations. Il montre l’existence de quatre modes autonomes d’interactions, dont un seul, qu’il nomme « Market Pricing », fait référence au ratio coût / bénéfices. Aussi, si l’approche utilitariste existe bel et bien dans les relations sociales, elle est loin d’être la seule approche. De plus, dans le cadre des relations familiales, elle n’est pas prédominante (Godbout, 2000). « Dans l’action sociale, certes il entre du calcul et de l’intérêt, matériel ou immatériel, mais il n’y a pas que cela : il y a aussi de l’obligation, de la spontanéité, de l’amitié et de la solidarité, bref du don » (Caillé, 2000).

En effet, est-il raisonnable de penser que la mère qui prépare un repas pour sa famille mesure ses efforts par rapport à un contre-don de son mari ou de ses enfants ? Godbout (2000) montre que, dans leurs transactions, les membres de la famille se conforment rarement à des normes d’équivalence, ou pire de rentabilité. Dans la sphère familiale, on s’éloigne du gain et de l’équivalence. Faire du profit dans un échange avec un membre de la parenté est considéré comme inacceptable. En effet, comme le souligne Godbout (1993), avoir besoin de compter, c’est l’indice qu’on sort du don, c’est l’indice d’une dégradation de la relation.

Notre position : il existe bien une répartition des tâches, plus ou moins explicite au sein de chaque famille, et en particulier entre les deux conjoints dans le cas des familles dites

« traditionnelles », mais l’acte de nourrir n’est pas guidé par la logique du coût/bénéfice.

III. Donner pour entrer en relation

« Qualifions de don toute prestation de bien ou de service effectué, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes ».

(Godbout, 1993).

De même pour Mary Douglas (1989), le don gratuit n’existe pas. Car le don sert avant tout à nouer des relations. Et une relation sans espoir de retour, une relation à sens unique, gratuite, n’en serait pas une. Il faut penser le don, non pas comme une série d’actes unilatéraux et discontinus, mais comme relation. Pour Cheal (1988), qui compare le don à une économie morale, le don est un système de transactions à travers lesquelles les relations sociales se tissent. Cette approche est interactionniste : c’est l’interaction, la relation, le lien qui se créent qui sont les moteurs du don.

Par ailleurs ce qui caractérise cette approche, c’est la symbolique que prend l’objet donné (Belk et Coon, 1993). Tous les auteurs s’accordent à dire que les dons sont des symboles.

Caillé (2000) précise que ce qu’ils symbolisent, c’est l’alliance. Il propose réciproquement que les symboles peuvent être lus comme des moyens de commémorer et renouveler les alliances conclues par l’échange de don. L’expression de cette dimension symbolique passe bien souvent par les rites et rituels.

Enfin, le don prend une forme expressive. Lorsqu’on donne, on ne donne pas seulement un objet matériel, on donne un peu de soi. Ainsi faire soi-même un cadeau, plutôt que de l’acheter, c’est donner une part de soi-même (Belk et Coon, 1993).

La relation serait le véritable moteur de l’échange. A tel point que même dans les échanges marchands et professionnels, fondés sur l’utilitarisme, les échanges seraient motivés par la recherche de lien social (Cova, 1993). Cova (1993, p166) appelle à dépasser la logique utilitaire des échanges marchands « pour mieux représenter ce qui se joue entre les acteurs, et notamment la syntonie et le don entre les personnes ; la relation étant alors comprise comme une fin en soi ».

124 1. La réciprocité entretient la relation

A la différence de l’approche utilitariste, la réciprocité ou le contre-don ne sont pas quantifiés (Gregory, 1982). Ils servent à entretenir la relation. Gouldner (1960) est le premier sociologue à avoir explicité la norme de réciprocité. Il considère la réciprocité comme le fondement des relations sociales, si elle est étudiée dans le cadre de relations sociales stables et non conflictuelles. La réciprocité permet tout d’abord d’initier des relations, et ensuite de les maintenir.

La norme de réciprocité va au-delà des obligations liées à notre statut. Par exemple, un employeur paie ses travailleurs, pas seulement pour des raisons contractuelles, mais aussi parce qu’il a le sentiment qu’ils méritent leur salaire. Deux points distincts assurent la fonction sociale de la réciprocité. Cette norme sert tout d’abord de stabilisateur au groupe.

Elle permet, par ailleurs, d’initier la relation. Elle est fonctionnelle dans les premières phases de l’entrée en relation.

Gouldner (1960) lui-même précise que la réciprocité ne s’applique pas telle quelle dans les relations avec les enfants, ou les personnes âgées, pour qui d’autres orientations, d’autres codes moraux sont à étudier.

La réciprocité généralisée

Dans l’approche sociale, la réciprocité est importante mais n’est pas recherchée à l’équivalence. Salhins (1976) propose le concept de réciprocité généralisée. Il s’agit d’une transaction purement altruiste où la réciprocité n’est pas définie (ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas). C’est dans le contexte de réciprocité généralisée que l’on comprend que les riches donnent plus aux pauvres, sans qu’il ne s’agisse de réciprocité négative. Celui qui donne gagne en statut, mais pas sur le plan économique.

Ainsi, la réciprocité dans cette approche du don n’est pas évaluée par sa valeur marchande mais plutôt par sa valeur symbolique. Elle engage les partenaires dans un processus qui entretient la relation. Elle s’applique dans les relations dyadiques mais aussi dans les réseaux (Giesler, 2006). Elle peut être en ce sens généralisée, c’est-à-dire, permettre au système de se maintenir en équilibre, même si certains « donnent plus que d’autres ».