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Le choix des focus group en première étape

Deuxième Partie : Le Cadre méthodologique

Chapitre 2: Le programme de recherche

1. Le choix des focus group en première étape

La première question de recherche « Comment comprendre l’activité nourrir dans le cadre des repas pris au domicile ? » a une visée très exploratoire. Ce phénomène a en effet été peu étudié dans la littérature. Aussi, l’objectif de cette première phase de la recherche est de structurer le phénomène d’étude afin de pouvoir mieux le comprendre. L’encrage de cette recherche dans la phénoménologie sociale justifie le choix de mener des entretiens, plus qu’une observation participante. Mais pourquoi mener des focus group plutôt que des entretiens individuels ?

i) Le focus group : une méthode basée sur l’interaction

Le focus group permet, grâce à l’interaction de groupe, d’obtenir des données qui ne seraient pas accessibles sans cette interaction.

L’importance de l’interaction dans la vie sociale a été développée par Schütz puis par l’école de Chicago qui ont inspiré de développement de l’interactionnisme symbolique.

L’interactionnisme repose sur une vue active du monde, dans laquelle les hommes sont constamment en action, en train de construire la société à travers leurs interactions (Plummer, 2004). C’est ce qui différencie les hommes des animaux, c’est leur capacité à travers l’interaction de produire des symboles, ce qui leur permet de produire des histoires, des cultures. Le concept de base de cette approche est que le « soi »implique la présence de l’autre. On n’est jamais seul avec son « self », la notion d’individu est construite sur la notion de l’autre (Plummer, 2004). Ainsi, l’homme doit trouver une harmonie entre ses actes privés et son discours « public », car on ne peut distinguer l’homme social de l’homme privé.

Ce courant s’inspire de la sociologie de Weber qui, s’opposant à Durkheim sur le fait que les faits sociaux sont des choses qui subordonnent l’individu à une série de causalités qui le

dépassent, plaide pour le recueil des significations vécues et visées par les acteurs. Il pose l’individu comme un acteur de sens de son existence et de ses liens avec les autres.

Pour résumer, les grands axes de l’interactionnisme sont les suivants (Le Breton 2004) :

• L’interaction : l’individu n’est pas pris comme principe d’analyse, ce sont les actions réciproques qui sont étudiées. En effet, l’individu attribue du sens à ses actions, à leurs retentissements, et interprète celles des autres.

• Le sujet comme acteur : l’individu est un acteur agissant avec les éléments sociaux et non un agent passif qui subit les structures sociales.

• La dimension symbolique : les significations plus ou moins partagées au sein d’un groupe délimitent un univers de comportement connu. En interprétant la signification de la conduite (via l’interaction) l’individu est aussi élaboré par elle.

• Le soi et les rôles : L’existence sociale n’est possible qu’à travers la capacité pour l’acteur d’endosser une succession de rôles différents selon les publics et les moments.

En pratique un homme a autant de « moi » sociaux qu’il existe de groupes distincts d’hommes dont l’opinion lui importe. Pour les interactionnistes, le rôle, c’est à dire la mise en oeuvre personnalisée du statut selon les situations prime sur une identité établie une fois pour toutes. Cette idée s’appuie sur la phénoménologie sociale de Schütz, selon laquelle, dans notre vie quotidienne, nous prenons des rôles en fonction des situations.

L’intérêt du focus group, en suscitant l’interaction sociale entre participants, permet d’accéder à l’individu social dans un rôle donné, celui de parent, et d’étudier l’individu qui, grâce à la présence de l’autre, interprète son action, l’évalue, la renégocie, de même qu’il va interpréter l’action de l’autre. Nous avons constaté, par exemple, que dans chaque groupe s’est créée très vite une certaine complicité entre les participants, qui a largement favorisé l’échange d’expériences et les révélations. Dans le premier groupe par exemple, les participantes, sur la réserve au début, ont vite trouvé une préoccupation commune : celle de faire manger des légumes aux enfants. A partir de ce moment-là, elles ont réalisé à quel point elles vivaient les mêmes problèmes et se sont livrées davantage. L’interaction entre les participants du focus group consiste souvent à faire l’effort de se comprendre mutuellement. Les participants sont curieux de savoir comment les autres font lorsqu’ils sont dans les mêmes situations qu’eux (Morgan, 1988). En effet, les participants réagissaient sur les expériences des autres, qu’ils complétaient (souvent) ou contredisaient (parfois) à travers leurs propres expériences. Les expériences des autres faisaient prendre conscience de leur propre vécu et stimulaient la richesse des discours. Les participants étaient très curieux d’apprendre des autres et de se sentir un peu moins seuls sur un sujet qui les implique et dont ils n’ont pas l’habitude de

178 parler (du moins autant en profondeur). Le groupe des mères au foyer a particulièrement fonctionné sur ce principe car elles ont exprimé une réelle satisfaction à pouvoir échanger et se sentir moins seules sur ce sujet.

En choisissant d’étudier les constructions de sens de l’activité « nourrir » avec des focus group, nous choisissons d’étudier le producteur de repas à travers son rôle de parent. Le fait de réunir des parents d’enfants d’une même classe d’âge, les pousse à jouer leur rôle de parent. Dans le « jeu de rôle » qui va se jouer dans le contexte du focus group, la réalité peut être transformée par les discours, idéalisée ou au contraire dramatisée (Barbour, 2007). C’est souvent un reproche que l’on fait aux focus group lorsqu’on les compare à l’observation participante (Elliot et Jankel-Elliot, 2003). Mais ce qui nous intéresse ici, n’est pas de savoir si ce que dit la personne est vrai ou faux à titre individuel. Ce qui nous intéresse, c’est le discours culturel qu’elle produit sur le rôle de parent dans son activité de production de repas.

Ce qui nous intéresse c’est comment les participants réagissent à ce discours culturel, et comment celui-ci est négocié entre les parents.

Ainsi par exemple, il est très probable qu’au sein d’un focus group, lorsque tous les parents se disent adeptes de la consommation Bio, ce ne soit pas tout à fait la réalité. Ce serait une étonnante coïncidence. Cependant, le fait que la consommation Bio soit mise en avant dans leur discours montre le rôle culturel que celle-ci prend dans leur vie. Elle permet, à travers les interactions, d’étudier les constructions de sens que prend ce type de consommation, dans le rôle du parent producteur de repas.

ii) Pourquoi démarrer une recherche « compréhensive » par des focus group plutôt que des entretiens individuels ?

Comme expliqué précédemment, l’interaction sociale créée par le focus group permet aux informants de se plonger dans le rôle social étudié pour cette recherche, celui de parent. Un autre avantage des focus group est d’interviewer sur une période de temps réduite, un plus grand nombre de personnes qu’avec les entretiens individuels.

En revanche, entretiens individuels et focus group sont complémentaires et produisent des données différentes (Morgan, 1988). Ainsi, si on commence une recherche avec des focus group, il plane une incertitude sur le fait de savoir si les répondants auraient dit la même chose en privé. En effet, le groupe a un effet sur l’ensemble des répondants. La pression sociale ou la honte peuvent influencer certaines réflexions de groupes. De même si on

commence par des entretiens individuels, il n’y a aucun moyen de savoir si les répondants auraient dit la même chose face à d’autres. Sur certains sujets, les gens sont plus honnêtes avec un interviewer externe, sur d’autres ils se sentent mieux avec leur semblables (Morgan, 1988).

Dans les recherches de type phénoménologique, l’entretien individuel est bien souvent la technique par excellence. Cependant, lorsqu’on forme des discussions de groupe homogènes, les questions relatives à la pression sociale sont minimisées (Dunne et Quayle, 2001), au contraire, cette homogénéité des participants crée un climat de confiance propice à la dynamique de groupe, et à l’expression individuelle (Dunne et Quayle, 2001). Il est, par exemple, reconnu dans la recherche phénoménologique en psychologie que les focus group peuvent être un outil adapté et intéressant (Smith et Osborn, 2008). En comportement du consommateur, quelques recherches (Aaltonen, 2008 ; Otnes et al., 1997) ont montré l’intérêt de commencer une recherche « compréhensive» par des focus group.

iii) Retour sur différentes approches du focus group

Le focus group est une technique d’entretien de groupe qui vient du monde du marketing appliqué. Cette technique est née dans les années 1950 (Krueger, 1988). La plupart des marketeurs ont découvert le focus group de façon informelle dans le cadre professionnel (Morgan, 2002). L’absence d’intérêt du focus group en recherche marketing est à mettre en parallèle avec la prédominance des approches quantitatives dans cette discipline. Ainsi, jusque dans les années 1980-1990, le focus group a surtout été utilisé pour obtenir les opinions des consommateurs sur les caractéristiques de produits, ou sur des messages publicitaires (Fontana et Frey, 2000).

En recherche marketing, le focus group a surtout été utilisé comme première étape d’un programme de recherche basé sur des questionnaires (Hayes et Tatham, 1989). Dans l’approche positiviste dominante en marketing, on considère en effet, que les résultats d’un focus group n’étant pas généralisables, ils nécessitent une confirmation quantitative. Ainsi, les focus group ont été considérés comme un outil intéressant pour créer des questionnaires. Ces focus group sont menés sur un mode structuré, où le modérateur dirige fortement la discussion. C’est Morgan (1988), sociologue, qui a proposé le focus group comme une méthode de recherche qualitative à part entière. Il propose une approche peu structurée des focus group. Le tableau ci-dessous résume les deux approches du focus group. La colonne de

180 gauche présente une approche structurée du focus group où le modérateur dirige l’entretien selon un guide d’entretien structuré. La colonne de droite sur la base des mêmes critères, présente les caractéristiques des focus group dans une approche moins structurée, où les sujets abordés par les participants influencent le cours de la discussion.

Approches structurées du focus group Approches peu structurées du focus group Objectif : répondre aux questions du chercheur Objectif : comprendre le mode de pensée des

participants

Les centres d’intérêt du chercheur dominent Les centres d’intérêt des participants dominent Les questions structurent la discussion Les questions guident la discussion Grand nombre de questions spécifiques Questions larges et peu nombreuses

Temps alloué par question Gestion du temps flexible

Le modérateur dirige la discussion Le modérateur facilite la discussion Le modérateur recentre la discussion sur les

questions

Le modérateur peut explorer de nouvelles directions

Les participants s’adressent au modérateur Les participants parlent entre eux

Figure 8, Comparaison de deux approches du focus group : l’approche structurée et l’approche peu structurée.

D’après Morgan (2002) p147.

iv) Pourquoi utiliser la discussion de groupe?

En marketing le focus group est souvent utilisé comme outil exploratoire en vue de faire une étude quantitative ou une expérimentation. Cette réalité correspond au fait qu’en marketing, le focus group est très souvent utilisé pour faire évaluer un produit ou une idée par un groupe de consommateurs afin de construire un questionnaire exhaustif et d’utiliser un vocabulaire adéquat. Or, il n’y a aucune raison de limiter l’usage du focus group, ni des autres outils qualitatifs à un usage aussi étroit, d’un outil au service des études quantitatives.

Le focus group peut être utile pour (Morgan, 1988) :

• S’orienter sur un domaine nouveau

• Développer des guides d’entretien et des questionnaires

• Générer des hypothèses

• Evaluer différents sites ou différentes populations

• Obtenir l’interprétation de résultats de précédentes recherches

Aussi le focus group est à considérer comme à la fois un outil en soi, ou comme un des composants d’un programme plus large. Il peut, par exemple, permettre au chercheur d’approcher un phénomène et obtenir de l’information spécifique sur les comportements, avant de conduire un terrain d’observation ou des interviews en profondeur (Morgan, 1988).

C’est l’orientation qui est choisie dans le cadre de cette recherche. Le focus group est choisi pour explorer les constructions de sens autour de l’activité « nourrir », d’identifier la présence ou l’absence du don dans cette activité et de définir le concept de don relatif à cette activité.

Cette première phase de la recherche a permis d’induire les dimensions du concept de don. Le don étant, dans cette première phase identifié comme central et structurant de l’activité nourrir. La deuxième phase qualitative permet d’approfondir les résultats : les métaphores de l’activité nourrir, le concept de don et la façon dont il s’articule : quelles sont les ressources symboliques du don ? Comment les produits du marché s’insèrent-ils dans un système de don ?

Le focus group est une des techniques dans la catégorie plus large des discussions de groupe.

Il s’en distingue en termes d’objectifs, de composition et de procédures (Krueger, 1988). Le focus group n’a pas pour objectif, par exemple, le consensus, le vote ou la planification, propres à d’autres types de discussion de groupe. Un focus group est typiquement formé de sept à dix participants, qui ne se connaissent pas. Ces participants sont sélectionnés car ils ont certaines caractéristiques en commun, en lien avec le sujet de la discussion (Krueger, 1988).

Dans le cas de cette recherche, le point commun des participants est d’être des pères ou mères de famille, en charge des repas, et correspondant au même cycle de vie : ils ont au moins un enfant entre 3 et 11 ans.

Pour résumer, on peut définir le focus group comme une discussion soigneusement planifiée, faite pour obtenir des perceptions dans une atmosphère permissive.

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Forces Faiblesses

Facile à conduire, rapide, peu couteux Caractère artificiel de la discussion qui ne se passe pas dans l’environnement de vie. Il plane toujours

un doute sur la perspicacité de ce qui est dit.

Adapté pour des domaines de recherches nouveaux

Moins de contrôle sur les idées générées qu’avec les entretiens individuels

Génère beaucoup d’information sans l’intervention du chercheur

Le processus de décision individuelle est-il le même que celui influencé par le groupe ? Génère des idées propres à l’interaction de groupe

qui ne pourraient être obtenues autrement.

Figure 9, Synthèse des forces et faiblesses du focus Group selon Morgan (1988)

v) Conclusion sur l’utilisation du focus group

Mon expérience du focus group comme outil de recherche me permet de proposer le principal point fort du focus group, celui de stimuler l’interaction sociale entre participants et de stimuler des commentaires sur des expériences vécues. Les entretiens individuels ne permettent pas – sur une même durée – de générer autant d’expériences et d’auto analyses des participants par rapport à leur propre expérience et celles des autres. Le point fort est ainsi la spontanéité et la richesse des données générées.

Sur le plan pratique, les focus group sont difficiles à organiser. Ils ne proposent pas la flexibilité et la personnalisation des entretiens individuels. En plus d’être volontaires pour participer, les personnes doivent se déplacer pour se rendre au lieu de rendez-vous, et s’adapter au créneau horaire proposé. Une récompense financière ou un cadeau est indispensable mais pas suffisant pour motiver les participants. Par ailleurs, malgré toutes les précautions prises, pour que les participants soient effectivement présents pour le focus group - confirmations individuelles faites par téléphone et par écrit auprès de chacun des participants-, j’ai pu constater au moins une défection par groupe.

Sur le plan des idées générées, la particularité du focus group est le « group think » qui

Cependant, certains aspects du phénomène étudié, tus en focus group, peuvent se dévoiler avec d’autres méthodes, comme l’entretien individuel.

vi) La méthode des collages

Cette méthode est présentée dans cette partie concernant les focus group, car les collages, dans le cadre de cette recherche, ont été réalisés en fin de focus group, individuellement par les informants. Cette méthode s’est inscrite dans une démarche de collectes de données visuelles, complémentaire à celle du focus group basée sur la parole.

La production de collages par les informants est une méthode qui a fait ses preuves en consumer research (Belk, Ger et Askegaard, 2003). Elle s’inscrit dans les méthodes visuelles et les approches projectives. La technique du collage fait référence à une méthode au cours de laquelle les informants sont amenés à représenter visuellement un thème ou un phénomène, en choisissant puis découpant des images dans des magazines pour en faire un collage. Ce collage est utilisé de façon projective pour faire s’exprimer les informants autrement que par des mots, et mobiliser ainsi un autre mode d’expression, activer l’imagerie mentale associée à l’objet étudié (Guelfand, 1999). Cette technique projective de création permet de stimuler fortement la créativité des informants, et activer l’imagerie mentale associée à un sujet donné (Lombart, 2008). Ce collage peut être utilisé comme stimulus et outil d’investigation pour des entretiens individuels ultérieurs (Moisander et Valtonen, 2006).

L’idée sous-jacente à cette technique projective, est que certains consommateurs ont plus de facilités à s’exprimer visuellement que verbalement (Lombart, 2008). Cette technique implique, de mettre à disposition des informants, une quantité importante de magazines. Elle repose sur le principe selon lequel ce sont les consommateurs qui choisissent eux-mêmes les images et qui créent le collage, mettent en scène l’objet étudié. Pour la présente recherche, la consigne donnée aux informant était : « Pouvez-vous représenter avec des images ce que signifie pour vous l’idée de « nourrir sa famille » ? »

Cette technique a fait l’objet d’un outil de recherche en marketing, le ZMET ou technique d’expression métaphorique de Zaltman (Zaltman, 1996). L’approche de Zaltman est de découvrir les pensées cachées des consommateurs au sujet des produits et services qu’ils consomment, grâce aux images visuelles.

184 Dans l’approche culturelle de la consommation, les collages ne sont pas analysés à la première personne, dans la perspective de révéler des significations personnelles (Moisander et Valtonen, 2006). Les informants choisissent un ensemble d’images qui représentent leur vue du phénomène. Les collages sont analysés comme un produit de pratiques discursives et sont explorés pour la signification culturelle qu’elles recouvrent. Ils sont lus comme des récits culturels visuels.