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Analyse anthropologique de notre rapport à l’aliment

Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 2 : La consommation alimentaire familiale

1. Analyse anthropologique de notre rapport à l’aliment

A la fin du XIXème siècle, deux anthropologues anglais, Frazer et Tylor (cités par Fischler 2001), s’intéressèrent aux croyances et mythes des « peuples sauvages ». Ils parlent les premiers de « pensée magique », c’est-à-dire de la croyance que les choses agissent à distance les unes des autres par une « sympathie secrète ». La pensée magique se limite alors aux « sauvages » et aux populations primitives. Un siècle après Frazer et Tylor (cités par Fischler 2001), il apparaît de plus en plus clairement que cette pensée magique ne soit pas l’exclusivité des sauvages ou des moins instruits. Ces croyances touchent toute la population, et pas seulement les moins instruits comme on pourrait le croire de prime abord. Dans un échantillon de Français nettement plus diplômés que la moyenne, Fischler (1994) montre que 52 % des personnes interrogées sont plutôt d’accord avec l’affirmation

« les travailleurs de force ont besoin de viande rouge », et 20% avec « on peut calmer un chien agressif en ne lui donnant que des légumes ». De la même façon, la plupart d’entre nous hésiteraient à déchirer la photo d’un être cher, même s’il n’existe aucun lien de causalité entre l’intégrité de l’image et celle de la personne (Rozin et al., 1986).

Afin de comprendre comment cette pensée magique agit sur nos comportements et perceptions en matière d’alimentation, il est nécessaire d’étudier maintenant chacun des principes sur lesquels elle se fonde.

i) Principe d’incorporation, « On est ce que l’on mange »

« Vous avez mangé du lion ce matin » dit-on à une personne particulièrement énergique.

C’est une façon de parler, mais aussi une façon de penser. « On est ce que l’on mange ».

Nous entretenons en effet une relation très intime avec l’aliment que nous incorporons. A la différence de la consommation d’autres produits, l’aliment pénètre dans nos entrailles.

Lorsque nous mélangeons deux substances, elles ne forment qu’un. C’est aussi ce que nous croyons en matière d’alimentation. L’aliment nous modifie de l’intérieur et nous apporte ses vertus. En dépit des avancées scientifiques et de la rationalité du monde dans lequel nous vivons, ces croyances persistent. Caroll Nemeroff et Paul Rozin (1989), ont montré que des étudiants américains, lorsqu’on les sonde indirectement, croient qu’une culture où l’on consomme des sangliers a des caractéristiques plus “sanglières” qu’une culture où l’on mange des tortues de mer, et inversement. Ce principe crée un lien affectif

52 très fort entre les individus et leur alimentation. Ils en concluent que la croyance « On est ce que l’on mange » est toujours d’actualité aujourd’hui.

ii) Principe de contagion

On peut résumer la loi de contagion avec la formule suivante : « Ce qui a été en contact restera toujours en contact » (Rozin, 1994). Plusieurs expériences réalisées par Paul Rozin mettent en évidence ce principe auquel nous sommes tous soumis. Ainsi, si on met une mouche dans un verre d’eau, les personnes refusent de boire en invoquant des raisons d’hygiène. On renouvelle l’expérience avec une mouche stérile, les personnes continuent, à leur grande surprise, de refuser de boire (Nemeroff et Rozin, 1989). Ce qui a été transféré est plutôt d’essence spirituelle que matérielle. De la même façon , plusieurs étudiants américains, à qui l’on demande de remplir par eux-mêmes deux flacons de sucre, et qu’ils étiquettent ensuite eux-mêmes, l’un « sucre », et l’autre « cyanure de potassium, poison », ont du mal à consommer le flacon inoffensif qu’il ont eux-mêmes appelé « cyanure de potassium, poison » (Nemeroff et Rozin, 1989). Ainsi, l’histoire d’un aliment peut bien ne laisser aucun signe perceptible en lui, elle le modifie néanmoins. C’est ainsi que nous éprouvons un dégoût quasi général à manger un aliment déjà entamé par une autre personne.

iii) Principe du tout ou rien

L’individu, assailli de toutes parts, par des informations nutritionnelles, trop nombreuses et souvent trop complexes pour qu’il les assimile, a tendance à simplifier. Les aliments sont souvent rangés dans deux catégories : les bons et les mauvais. C’est ainsi qu’une minorité importante d’Américains croit que le sel et les matières grasses sont des toxines (Rozin, 1998a). Le principe du tout ou rien, combiné avec la loi de contagion fait qu’une quantité minime de matières grasses dans un aliment suffit à le transformer en aliment gras. Ainsi, nombreuses sont les personnes qui pensent qu’une cuillère à café de crème glacée est plus calorique qu’une portion de fromage blanc (Rozin, 1998a).

Un exemple révélateur du principe du tout ou rien est celui de la crise du Benzène dans le Perrier. Les doses trouvées dans certaines bouteilles étaient totalement inoffensives.

Pourtant la réaction du public a été brutale, et s’est inscrite dans la durée (Apfelbaum, 1998).

iv) Je crois ce que je vois

D’une manière générale, nous sommes plus à l’écoute d’événements tangibles que de données statistiques. Ainsi, il suffit qu’un seul gros fumeur de notre connaissance, arrive à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, pour que notre opinion sur la nocivité du tabac soit très minimisée.

v) L’application du principe d’incorporation à la nourriture industrielle

Le cas de la symbolique de la nourriture industrielle a été abordé par Fischler (2001).

Celui-ci montre que l’acte culinaire joue un rôle important dans le principe d’incorporation. Il sanctionne le passage de la nature à la culture, et résout ainsi le paradoxe de l’omnivore. Une fois cuisinée, la nourriture est marquée d’un label, elle est identifiée. Si la nourriture brute est associée au danger, cuisinée, elle est moins dangereuse. Or, étant donné que le travail culinaire s’est déplacé de la cuisine à l’usine, le mangeur moderne est devenu un simple consommateur : une part de plus en plus importante de ce qu’il mange, il n’en connaît ni la production, ni l’historique, ni l’origine.

La difficulté de ne pouvoir s’identifier à cette nourriture fait de celle-ci une source de danger et de suspicion.

Illustration des principes de la pensée magique à partir du cas de la vache folle

« Le principe de contagion interpersonnelle, lorsqu’il est associé au principe « on est ce que l’on mange », fait de la nourriture un élément doté d’un grand pouvoir de contagion sociale. Etant donné que dans la plupart des cultures, la nourriture passe entre de nombreuses « mains » tout au long de la filière d’approvisionnement, de préparation et de distribution, elle devient porteuse de l’essence de plusieurs personnes. C’est ainsi qu’elle peut acquérir une charge puissamment négative ou positive » (Rozin, 1994).

On comprend ainsi mieux l’ampleur de la crise de la vache folle. Avec la découverte des farines animales, on découvre que l’on mange des vaches « cannibales ». Avec le principe d’incorporation, « si je suis ce que je mange, alors manger l’herbivore cannibale, n’est-ce pas devenir un peu cannibale moi-même? » (Fischler, 1998).

54 Enfin, la découverte des procédés industriels dans l’alimentation des vaches, a confirmé l’idée que « on ne sait plus ce que l’on mange ». Or, ce que l’on mange nous modifie de l’intérieur, notre alimentation est un des piliers de notre identité. « A absorber quotidiennement des nourritures qu’il identifie mal, le mangeur moderne en vient à craindre de perdre la maîtrise de son propre corps, mais aussi de sa personne, à s’interroger pour ainsi dire sur sa propre identité. » (Fischler, 2001).

Au-delà de la crise de la vache folle qui permet d’illustrer avec force le principe de la pensée magique, le principe de contagion est essentiel dans la consommation alimentaire au quotidien. Les plats cuisinés de l’industrie, malgré la force de la marque, sont contaminés de substances douteuses (Fischler, 2001), alors que la nourriture venant d’une main familière est rassurante et appréciée. Aussi, le fait que la nourriture passe par les mains de la mère n’est pas neutre. Sa main rend la nourriture culturellement comestible, culturellement bonne.