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Les échanges au sein de la famille sont basés sur le don

Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 3: Le don au sein de la famille

3. Les échanges au sein de la famille sont basés sur le don

Godbout (1998, 2000) fait partie des rares sociologues à avoir étudié le don dans les réseaux de parenté, au-delà du cadeau. Il apporte une autre interprétation des échanges au sein de la famille et remet en cause l’interprétation économique des échanges. Ceci explique pourquoi cette partie fera essentiellement référence aux travaux de Godbout. Godbout (2000) montre que le don est le mode de circulation des biens et services propre aux réseaux. Ainsi, dans la famille ou dans la société, le monde des réseaux fonctionne au don et à la dette, et non pas à l’équivalence (comme pour le marché) ou à l’égalité (comme pour l’état).

La différence entre le réseau marchand et le réseau social réside dans la dimension d’obligation (sociale) qui relie ses membres. Le marché est composé d’individus qui n’ont pas d’obligations autres que celles du contrat marchand. Au contraire, dans les réseaux sociaux, l’individu est imbriqué dans de nombreux liens où se tissent des obligations multiples. Le réseau familial demeure l’institution sociale où les obligations sont les plus grandes, par opposition au modèle libéral de l’individu entièrement libéré de tous ses liens sociaux. Ceci explique pourquoi on préfère parfois payer un service extérieur pour une tâche plutôt que de demander à quelqu’un de sa famille. La famille est un tout qui est différent de la somme de

Liberté

(Donner, recevoir, rendre) Obligation

Intérêt Désintérêt

128 Le don de la vie est le don par excellence, mais chargé d’obligations consenties, raison d’être de la famille. « Se faire avoir » ne signifie pas donner plus qu’on ne reçoit (contrairement à l’approche utilitariste) mais ne pas respecter certaines règles qui jouent sur de multiples registres ; la reconnaissance, le plaisir de donner en sont des éléments essentiels (Godbout et Charbonneau, 1993).

i) La parenté tient le marché à distance

L’approche utilitariste (théorie des choix rationnels, individualisme) a tendance à généraliser les comportements économiques à la famille. Par opposition, la thèse classique en sociologie depuis Durkheim et Parson considère que, avec la modernisation, la famille joue un rôle économique (de production et d’échange de biens) de plus en plus négligeable. Elle est considérée comme une sorte de lien social à l’état pur. Godbout (2000) argumente qu’aucune des deux thèses ne se vérifie dans la famille. Même si le marché prend une place importante au sein de la famille, même si l’intérêt de chacun est indissociable de l’échange, ce n’est, ni le marché ni l’intérêt personnel qui guident les échanges familiaux. La circulation de biens et services hors marché, propre à la famille, demeure très importante. A titre d’exemple, on mange rarement au restaurant à Noël. Ainsi la parenté continue d’être une institution importante pour répondre aux besoins matériels de la société moderne. De plus Godbout (2000) montre que dans leurs transactions les membres de la famille se conforment rarement à des normes d’équivalence, ou pire de rentabilité. Dans la sphère familiale, on s’éloigne du gain et de l’équivalence. Il arrive parfois qu’on fasse payer certaines transactions, mais dans ce cas, le prix de ces transactions s’éloigne du prix du marché et se fixe en fonction des moyens de chacun. On s’éloigne donc du gain et de l’équivalence. Ainsi, si on rejette le principe marchand pour la circulation entre les membres du réseau, on l’utilise par ailleurs pour rendre les rapports de parenté plus libres et moins obligatoires. Le marché offre alors une possibilité de sortir du réseau, ce qui permet d’éviter les conflits.

Si ce n’est pas le principe marchand, quelle autre norme régit la circulation à l’intérieur des réseaux ? Serait-ce la norme de la justice ?

ii) La parenté tient la justice à distance

Le principe d’égalité est rarement retenu dans les liens de parenté. Dans le cadre des services rendus, les principes sont les suivants : le besoin de celui qui reçoit. Ceci s’applique particulièrement aux situations de crise, où il y a mobilisation générale des ressources selon les possibilités de chacun. L’autre principe est la capacité, la compétence, la disponibilité de celui qui donne. On se rapproche de l’égalité dans des cas de capacité identique. Par exemple, si deux sœurs ont des enfants, il y aura généralement réciprocité de la garde. Mais si une seule est mère, il pourra y avoir garde unilatérale. Par ailleurs, le principe de réputation s’ajoute aux autres. Enfin le principe de liberté : il est important de respecter la liberté et l’indépendance de celui qui rendra le service. Une aide peut être mal vécue, non pas parce qu’il n’y a pas de retour mais parce que le donateur se sent obligé.

iii) La parenté tient la réciprocité à distance

Si ce n’est, ni l’intérêt ni la norme de justice, serait-ce la norme de réciprocité (Gouldner, 1960) qui régit la circulation des choses dans les réseaux de parenté ?

Dans les études faites sur les liens intergénérationnels, Godbout (2000) constate que, ni la réciprocité à court terme, ni la réciprocité généralisée ne se manifestent de façon évidente. Par exemple, les parents ne souhaitent pas compter sur leurs enfants lorsqu’ils seront vieux, ils ne veulent pas les déranger ni être un fardeau pour eux. Cependant, dans toutes les familles interrogées, il y a au moins un enfant qui souhaite aider le plus possible ses parents et espère qu’ils l’accepteront. Il y a donc un retour probable mais non voulu par les éventuels bénéficiaires. Est ce de la réciprocité généralisée ? Non, car dans la réciprocité généralisée, même si le retour s’étend sur des cycles très longs, l’idée de retour existe chez le donneur au moment où le don est fait.

Tout est fondé sur la volonté de donner- et notamment de transmettre – plus que sur celle de recevoir (même si on reçoit). Il faut interpréter le don selon le sens qu’il a pour les acteurs et non pas seulement selon l’observation de ce qui circule. On peut même dire que le plus beau don que peut faire une génération à celle qui l’a précédée, c’est de faire fructifier ce qu’elle même a reçu (en faisant des études, de l’argent, des enfants). C’est donc de le transmettre à son tour, plutôt que de le lui rendre par des services. Ainsi, les trois piliers du don de Mauss (1924) donner-recevoir-rendre se transformeraient dans le cas du don intergénérationnel en donner-recevoir- transmettre à son tour.

130 iv) Au fondement du don : la liberté

Par ailleurs, la liberté est une valeur essentielle dans la circulation du don au sein de la famille. La présence de l’état et du marché qui libèrent les membres de la famille de certaines tâches (Godbout, 2000). « La manière dont l’individu est obligé dans le régime du don ne correspond nullement à l’obéissance à une règle, où à une pluralité des règles fixées au préalable, mais simplement au fait qu’il entre dans un cycle – à la manière dont on entre dans une danse -, qu’il prend place en lui et se trouve emporté dans la dynamique qui l’anime » (Karsenti, 1994, p41 cité par Godbout 2000). Dans la parenté, ce rythme, cette danse c’est le cycle de vie et la succession des générations, qui règlent la circulation des biens et services au sein de la famille – de manière à la fois libre et obligatoire comme Mauss le propose dans son Essai sur le don.

Ce qui doit être fait peut facilement entrer en contradiction avec le principe de liberté et engendrer des problèmes. Au sein de la famille, un certain nombre de choses circulent parce qu’il faut le faire en vertu des conventions, des rôles (sexuels, parentaux), des traditions. Ce sont les obligations, que nous nommerons pour la suite de la recherche, le « dû ». On pense évidemment par exemple à la division des tâches ménagères entre le père et la mère. Ce qui est dû, fait l’objet de négociations, de discussions, et entre dans le principe d’égalité et de justice, alors que le don arrive de surcroît. Cependant la frontière entre les deux domaines est non seulement variable mais floue. Et la principale difficulté porte ici sur ce que chaque partenaire considère comme obligatoire et comme libre (don).

Ce point est essentiel dans l’étude du « don de nourriture ». En effet, comme soulevé précédemment, la préparation des repas est systématiquement associée aux tâches ménagères dans les études statistiques. Le seul terme reflète le caractère obligatoire de cette activité mais pas son caractère libre. Or, pour parler de don, il faudra identifier la liberté, la spontanéité dans le discours des informants. Si le caractère libre, spontané est absent, on ne pourra en aucun cas parler de don.

v) Au fondement du don, la dette

Dans la circulation de l’aide, celui qui a besoin doit recevoir, qu’il soit capable ou non de rendre. Ainsi la capacité et le besoin s’appliquent pour l’aide. Dans le cas du cadeau, c’est plutôt le principe de l’excès qui prévaut, il faut surprendre et séduire l’autre.

Comment le système empêche-t-il que le receveur ne se sente en permanence humilié ?Car dans le don de Mauss (1924), la charité est blessante pour celui qui l‘accepte. La réciprocité dans les échanges annihile les risques de domination. Or dans les échanges familiaux, on ne trouve ni domination et ni réciprocité. Comment est-ce possible ?

La dette mutuelle positive

La « dette mutuelle positive » est une dette de reconnaissance, par opposition à une dette économique. C’est l’idée du « je dois mais je ne suis pas en dette ». La dette c’est ici avoir reçu, sans pour autant avoir contracté l’obligation de rendre, mais tout en ayant le désir de donner (reconnaissance). Dans la dette positive, les deux reçoivent plus qu’ils ne donnent, notamment parce qu’un des partenaires en fait plus que ce que la négociation exigeait. La dette positive existe lorsque le receveur ne perçoit pas chez le donneur l’intention de l’endetter par son geste. Mais ce système de don est-il basé sur la gratuité au sens d’absence de retour ? Non, car souvent dans les faits, le retour est plus grand que le don. Sur le long terme, la différence entre rendre et donner s’estompe et n’est plus significative. C’est alors que l’état de dette positive émerge et que le receveur, au lieu de rendre, donne à son tour. On passe de l’obligation de rendre au plaisir de donner. Il n’y a plus d’envie d’être quitte. On ne réclame jamais tout son dû, et on ne paye jamais toutes ses dettes : la circulation des biens et services repose au contraire sur un vaste crédit, perpétuellement entretenu, ou plutôt constamment effrité par l’usure et l’oubli, mais constamment reconstitué. L’état de dette n’est plus redouté mais valorisé. Pour Godbout et Charbonneau (1993), ce qui caractérise une relation familiale stable, c’est l’état de « dette positive ». Chacun à l’impression de recevoir plus qu’il ne donne. Cette dette mutuelle positive semble nécessaire au lien familial. Pour Bloch et al., (1989), alors que le monde économique fonctionne à l’équivalence, le don fonctionne à la dette. Ainsi un rapport familial réussi serait celui où chacun croit recevoir plus qu’il ne donne, où chacun se sent en dette vis-à-vis de l’autre plutôt que de considérer l’autre en dette vis à vis de lui. « Je lui dois tellement » est une phrase que l’on entend souvent de deux partenaires. La même hypothèse peut s’appliquer au rapport parent-enfant : même si

132 l’enfant reçoit objectivement plus, les parents diront facilement qu’ils reçoivent encore plus.

L’équivalence n’est pas absente d’un tel rapport de don, mais elle en est un élément seulement qui ne serait pas central.

Ci-dessous l’illustration d’un cas de « dette mutuelle positive » proposé par Anspach (2002), chacun des partenaires pense recevoir plus qu’il ne donne.

« - Laisse, je vais faire la vaisselle, tu l’as encore faite hier - Pas question, c’est toujours toi qui la fais

- Mais non je vais la faire. »

La dette mutuelle négative

La dette est négative quand c’est quelque chose dont il faut se libérer. La liberté moderne est essentiellement l’absence de dette, « être un individu revient à ne rien devoir à personne ».

Le constat de Godbout est que, lorsqu’un rapport matrimonial se caractérise par la recherche d’équivalence marchande, lorsqu’un couple essaie continuellement de faire les comptes, cela est un indicateur de mauvais fonctionnement, et le couple finit par un règlement de compte.

Le don a horreur de l’égalité. Il recherche l’inégalité alternée. Anspach (2002) se penche sur le cas du couple et donne les exemples suivants.

1er cas : La « dette mutuelle négative » de Godbout et Charbonneau(1993), chacun pense donner plus qu’il ne reçoit :

« - C’est à toi de faire la vaisselle

- Pas du tout, c’est toujours moi qui la fais ; encore hier justement - Hier peut être, mais en général c’est toujours moi »

2ème cas : les partenaires fuient tout état d’endettement. Ils pratiquent très consciemment la réversibilité ou l’alternance

«- C’est à toi de faire la vaisselle - Oui c’est moi »

Lorsque la réciprocité est immédiate et directe, lorsque chacun se soucie exclusivement d’un retour exact dans les échanges, la relation est menacée. Car dès que l’on rompt le contrat tacite, la relation est cassée.

Positive ou négative, comment la dette mutuelle est-elle possible ?

Dans son étude sur l’âge de pierre, Sahlins (1976) constate que la réciprocité symétrique n’est nullement la forme qui prévaut dans l’échange chez la majorité des primitifs. La raison en est que l’échange symétrique, en éteignant la dette, ouvre la possibilité de rompre le contrat. Le même danger existe pour un couple qui ne pense qu’à équilibrer l’échange. Dans les sociétés étudiées par Sahlins, Mauss ou Lévi-Strauss, la réciprocité sert à entretenir la relation entre groupes alliés.

Dans l’état de dette mutuelle négative, on se trouve pris dans un cercle vicieux, celui de la vengeance. Le passage à la dette mutuelle positive implique une sorte de saut, de

« dépassement de la temporalité linéaire » (Godbout et Charbonneau, 1993). Ce saut implique un pari, celui de la circularité, le don c’est une « roue qui tourne ».

vi) La relation comme lieu du tiers

Comment éviter qu’une prestation sans retour ne paraisse l’imposition d’une dette non payée ? Ceci peut être le cas des femmes qui arrêtent de travailler, et qui peuvent se sentir en situation de dette.

L’idée proposée par Anspach (2002) c’est que pour être deux, il faut être trois. Lors d’une séance de thérapie conjugale, le psychologue met une chaise vide entre le couple. Chacun doit s’exprimer au nom de lui-même, et au nom de ce tiers qui n’est rien d’autre que la relation entre les deux personnes, vue comme un protagoniste à part entière. Le verre dans lequel le mari dépose de l’argent pour sa femme, qui a arrêté de « travailler » en vue de s’occuper des enfants, est le lieu du tiers. Lorsqu’elle n’a plus d’argent, c’est le verre en se montrant vide qui exige un nouveau don. La femme n’a pas alors à se sentir dépendante de son mari, elle est dépendante, comme lui, de la relation qui les unit. Chacun sait qu’il reçoit plus de la relation qu’il ne pourrait jamais donner.

Chacun donne pour maintenir la relation plutôt que pour recevoir en retour. Si c’est de la relation que l’autre attend en retour, il n’y a pas de fausse naïveté à faire comme si les prestations étaient offertes gratuitement au niveau des individus. Il s’agit d’une entente secrète au bénéfice d’un tiers, la relation.

Dans « le don des mages » de O. Henry (1906), la femme vend sa belle chevelure pour pouvoir offrir un cadeau de Noël à son mari. Elle choisit une chaîne en platine pour sa belle montre. Le mari vend sa montre pour offrir à sa femme ces magnifiques peignes dont elle rêve depuis toujours pour sa belle chevelure. Du point de vue de l’utilité économique, chacun perd. Sur le plan strictement matériel, le résultat aurait été le même si le mari avait coupé les

134 cheveux de sa femme et si, par représailles, elle avait écrasé sa montre. Cette dette mutuelle serait négative si chacun considérait avoir donné beaucoup sans recevoir de contre don utile.

Mais chacun rejette la pertinence de ce calcul utilitariste. L’inutilité réciproque de ces cadeaux souligne leur gratuité. Si chacun pense à combien l’autre a donné sans retour, la dette mutuelle sera positive. La dette mutuelle positive exige un rapport de confiance entre les acteurs. Il faut avoir confiance dans le fait que l’autre n’exploitera pas sa position pour exiger un retour possible. L’échange paraît peu sage du point de vue de l’utilité des objets reçus : personne n’a gagné, chacun a perdu. Mais il y a bien plus dans l’échange que les choses échangées. Chacun gagne à faire partie d’une relation où chacun est prêt à sacrifier pour l’autre le plus grand trésor qu’il possède. Le calcul utilitariste ignore la valeur de la relation.

Dans cette histoire, chacun perd mais pourtant chacun gagne. La relation dépasse les individus qui la font vivre, elle se situe à un niveau transcendant.