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Le besoin d’appréhender la consommation familiale dans une approche moins individualiste

Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 1 : La consommation familiale, positionnement théorique

3. Le besoin d’appréhender la consommation familiale dans une approche moins individualiste

Comme nous venons de le souligner, la majorité des travaux en marketing sur la famille se sont focalisés sur la prise de décision familiale ainsi que sur les stratégies d’influence utilisées par les différents membres de la famille. Dans ces travaux, la famille est abordée comme une somme d’individus qui luttent pour obtenir le pouvoir de décision. Les questions se limitent bien souvent à « qui domine à chaque étape du processus d’achat ? » (Zouaghi et Darpy, 2003). Ce sont dans ce cas, les relations dyadiques qui sont étudiées, l’idée d’un « nous » en tant que famille est absente de ces réflexions. Par ailleurs, les chercheurs appellent à faire évoluer les études de consommation de la perspective de l’individu à celle des acteurs sociaux qui vivent en relation aux autres, qui font partie de communautés, d’une famille (Arnould, 2005 ; Penaloza et Venkatesch, 2006).

42 i) La valeur de lien de la consommation

Le besoin d’étudier la consommation dans un contexte collectif a été soulevé récemment par de nombreux chercheurs. Ainsi Bagozzi (2000) remarque que la majorité des recherches en comportement du consommateur sont faites dans une approche individuelle et individualiste de la consommation. Il montre ainsi l’intérêt d’étudier la consommation dans une approche sociale. En effet, le sentiment d’appartenance à un groupe conditionne nos comportements et par conséquent nos consommations. De même, Cova et Rémy (2001) constatent que les recherches en marketing n’arrivent pas à sortir d’un certain individualisme méthodologique : c’est la liberté plutôt que la solidarité qui semble être le moteur de toutes les estimations de la valeur de consommation. Les propositions de Ostergaard et Jantzen (2000) annoncent une mutation de la recherche qui, après le courant expérientiel, devrait sortir de la focalisation sur le consommateur, pour prendre comme objet de recherche les relations entre consommateurs.

Dans cette perspective, ce qui a de la valeur, ce n’est pas seulement ce qui a du sens pour un consommateur libre et isolé, mais ce qui le relie aux autres, à son groupe (Cova et Rémy, 2001). Ainsi, l’étude de la valeur de consommation peut porter davantage sur ce qui lie le consommateur aux autres, plutôt que sur ce qui l’individualise. Par ailleurs, Caillé propose un

« tiers paradigme », alternative à l’individualisme méthodologique et au holisme. Ce tiers paradigme est, selon Caillé (2000), celui du don. Le don n’est pas développé ici car un chapitre complet lui est dédié. Cependant, il est important de noter ici que si l’on n’étudie pas la consommation individuelle de consommer pour soi, on peut l’étudier dans la perspective du don, comme proposé par Cova et Rémy (2001), ou du partage comme proposé par Belk (2010). Plutôt que de distinguer ce qui est à moi, de ce qui est à toi, le partage définit une chose comme « à nous », la mise en commun. Pour Cova et Rémy (2001), la valeur de lien repose sur l’échange social. Celui-ci est mobilisable et donc explicatif, chaque fois que le collectif, même dyadique, l’emporte sur l’individu et que l’on constate un éloignement de la recherche de réciprocité d’équivalence et dans les échanges interpersonnels pour aller vers l’idée de don.

ii) - Le concept du « nous »

Zouaghi et Darpy (2003) montrent l’existence d’un concept du « nous », en parallèle d’un concept de « soi », et proposent d’introduire « l’identité sociale parmi les facteurs explicatifs individuels des comportements de consommation » (p9). L’intérêt de prendre en compte le

concept du « nous » pour le marketing, concerne la compréhension de comportement d’achats individuels de produit à consommation collective. « En effet, dans le choix des produits à consommation familiale, le consommateur chargé de l’achat collectif projette l’image qu’il a de sa famille ». Ainsi lorsqu’un père de famille envisage d’acheter une voiture, par exemple, sa marque préférée sera celle qui correspond le mieux à son concept du « nous » idéal (Zouaghi et Darpy, 2006). L’intérêt de cette approche est de montrer que le consommateur n’agit pas seulement selon son référentiel personnel mais prend en compte son groupe de référence dans ses décisions d’achat. Ceci est d’une importance capitale pour l’étude de la consommation alimentaire. Dans l’étude des consommations alimentaires destinées au repas, certaines mères de familles sont probablement guidées par un concept du « nous » plus que par un concept de soi.

Cependant le « concept du nous » défini par Zouaghi et Darpy (2003), à l’instar du « concept de soi », a un côté très statique et figé, il permet d’intégrer dans les explications des comportements d’achats une image familiale. Or, cette image n’est-elle pas changeante en fonction des situations de consommation ? Le « nous » est-il le même lorsque la mère prépare un repas pour ses enfants et quand il s’agit d’un repas qui réunit la famille ? De plus le consommateur est-il simplement passif en étant influencé par l’image qu’il a du « nous » ou est-il actif, producteur du « nous » à travers sa consommation ?

Ainsi, notre approche de recherche se distingue de celle de Zouaghi et Darpy (2003), il ne s’agit pas d’intégrer un concept du nous « statique » dans un modèle de décision d’achat individuel. Il s’agit plutôt, d’étudier, dans la perspective du consommateur acteur que nous venons d’expliciter, comment la consommation partagée pourrait construire un « nous » familial, composé de différentes unités relationnelles (mère-enfant, famille nucléaire, famille élargie), tel que proposé par Epp et Price (2008).

iii) La construction familiale à travers la consommation

Qui sommes-nous comme famille ? Cette question appelle à étudier les identités de la famille qui comptent l’identité collective de la famille, les identités relationnelles de sous-groupes au sein de la famille (couple, mère-fille, père-fils…), et les identités individuelles des membres de la famille. Etre une famille est une entreprise collective qui est centrale à de nombreuses expériences de consommation.

Les recherches sur la décision offrent une approche étroite de la consommation familiale. En se focalisant sur la décision, ils ignorent le fait que la famille a un ensemble possible

44 d’identités (individuelles, relationnelles, collectives), qui affectent les décisions. A l’opposé de ces recherches, l’anthropologue Daniel Miller (2008) plaide pour une anthropologie du foyer. C’est en étudiant le rôle des objets au sein des foyers, qu’il montre leur importance et leur rôle central. Dans cette perspective, la proposition de Epp et Price (2008) est que, les familles, en s’appuyant sur les ressources symboliques du marché, mobilisent des formes de communication pour construire et négocier une identité familiale, qui cohabitent avec des identités relationnelles (formées de sous-groupes), et les identités individuelles.

L’intérêt de ce cadre théorique est qu’il propose non pas une image figée d’un nous familial, mais une image qui se négocie, en fonction des activités et des consommations. Dans cette approche, la consommation n’est pas le résultat d’un choix en fonction d’un concept du

« nous » et d’autres variables, la consommation est une ressource à la construction d’un

« nous » ou d’identités relationnelles. C’est l’approche théorique que nous choisissons pour aborder cette recherche. Nous souhaitons en effet étudier ce que le parent souhaite produire à travers la constitution d’un repas. C’est d’abord les constructions de sens autour de l’activité

« nourrir » qui seront étudiées, ainsi que les unités relationnelles concernées (famille, sous-groupe, individu). Dans un deuxième temps, nous étudierons comment les produits alimentaires constituent des ressources symboliques à l’activité de produire un repas.

Cette démarche « compréhensive » centrée sur l’étude du foyer s’approche de la démarche anthropologique (Miller, 2008). Elle s’inscrit dans la vision d’un consommateur acteur et producteur de sens à travers sa consommation. Elle s’inscrit dans le paradigme de la

« Consumer Culture Theory » (Arnould et Thompson, 2005) qui aborde la consommation comme une ressource pour produire des identités, des interactions, de la culture. La consommation est ici envisagée dans une perspective interpersonnelle qui joue un rôle de communication, de lien et de transmission avec les autres.

Conclusion du chapitre 1

Dans ce chapitre, nous avons tout d’abord proposé une définition de la famille qui s’inscrit dans la réalité sociologique de la famille d’aujourd’hui, c’est-à-dire la famille non plus comme institution mais comme un ensemble d’activités (Morgan, 1996). Nous retenons la définition suivante de la famille : « Un réseau de personnes qui partagent leur vie sur une longue période de temps, liées par les liens du mariage, du sang ou de l’engagement, qu’il soit légal ou pas, qui se considèrent comme famille et qui partagent une partie de leur passé ainsi que leur perspective de futur dans une relation dite familiale ».

Cette recherche s’inscrit dans les conceptualisations d’un consommateur acteur (Bergadaà, 1990, Firat et Venkatesh, 1995 ; Vargo et Lusch, 2004), qui utilise des ressources du marché (Arnould, 2005 ; Vargo et Lusch, 2004) pour mener à bien ses projets.

A la différence de la grande majorité des recherches en comportement du consommateur qui s’intéressent aux possessions et consommations dans une perspective individuelle, cette recherche propose d’étudier la consommation dans la perspective d’un don ou d’un partage, en vue d’une consommation collective. Elle s’inscrit ainsi dans un appel des chercheurs à adopter une approche compréhensive de la consommation familiale (Epp et Price, 2008) et à prendre en compte la valeur de lien dans la consommation (Bagozzi, 2000 ; Cova et Rémy, 2001), afin d’étudier le consommateur-producteur non plus uniquement pour lui même, mais pour les autres. Car le sentiment d’appartenance au groupe conditionne nos comportements et nos consommations (Zouaghi et Darpy, 2006).

Cette recherche aborde la famille dans une perspective culturelle de la consommation (Arnould et Thompson, 2005), où chacun des membres peut « produire » du « nous » ou des

« unités relationnelles » en utilisant les produits de consommation comme des ressources à la production de la famille (Epp et Price, 2008). C’est la perspective du parent producteur de repas que nous choisissons d’étudier pour cette recherche.

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