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Analyse biologique de notre rapport à l’aliment

Première Partie : Le Cadre théorique

Chapitre 2 : La consommation alimentaire familiale

2. Analyse biologique de notre rapport à l’aliment

Le caractère omnivore de l’homme, contrairement à un grand nombre d’animaux, fait qu’il ne peut se contenter d’une seule catégorie d’aliments. Le régime de l’homme se caractérise par la variété. Ainsi, son comportement se caractérise par deux tendances, la néophilie et la néophobie, entre lesquelles il oscille et qui varient selon les individus. Les principes de la pensée magique contribuent à la néophobie (méfiance vis-à-vis des aliments), puisqu’une dose, même infime d’un élément que nous considérons comme

« toxique » contribue à « contaminer » l’aliment tout entier. La néophobie est, à l’origine, indispensable aux omnivores, puisqu’elle leur permet, de trier les aliments et d’éliminer ceux qui peuvent être toxiques. Le néophile, à l’inverse est la recherche de nouveauté.

C’est ainsi que Fischler (2001) parle du «paradoxe de l’omnivore »: parce qu’il est dépendant de la variété, l’omnivore est poussé à la diversification, et à l’innovation. Mais simultanément, il est contraint à la prudence et au conservatisme car tout aliment nouveau constitue un danger potentiel. Il oscille ainsi entre le familier et l’inconnu, la monotonie et l’alternance.

Au quotidien, le caractère néophobe de l’homme fait qu’il se tourne vers des valeurs sûres, qu’il est fidèle à ses marques de référence, porteuses de garanties de qualité. Son caractère

néophile l’incite à essayer des produits nouveaux, à valoriser le risque, la nouveauté, l’audace en achetant par exemple des bières exotiques, des spécialités japonaises ou Tex Mex (Kapferer, 1998).

Le patrimoine génétique, qui assure l’unicité de l’espèce humaine, assure également l’unicité de chacun en ce qui concerne l’alimentation. (Chiva, 1996). Le concept de recherche de variété, étudié en marketing, sur les produits alimentaires se base sur ce caractère génétique de l’homme.

Figure 3, La condition de l’omnivore et ses implications

Source Fischler, 2001

La condition de l’omnivore

Liberté Contrainte

Choix Nutriments : diversité des sources

Innovation et changements possibles Innovation indispensable Critères de choix

Souplesse et adaptabilité Biologiques Autres

56 3. Analyse culturelle de notre rapport à l’aliment

«Apprendre à manger c’est apprendre un répertoire culturel des produits considérés comme comestibles» (Chiva, 1996).

i) L’approche structuraliste de la culture

Les structuralistes considèrent la culture comme la structure qui permet de comprendre notre relation à l’alimentation.

Prenons l’exemple de la viande de porc dans la culture judaïque. Pour les fonctionnalistes, si celle-ci est interdite, c’est parce-que, mal cuite, elle peut devenir vecteur de maladie. Ainsi, pour les fonctionnalistes, tout trait de culture alimentaire remplit une fonction bien spécifique. Pour comprendre cette culture, il faut chercher dans les explications rationnelles, voire utilitaristes. L’approche structuraliste, notamment celle de Mary Douglas, est bien différente, elle se fonde sur la culture, comme facteur d’explication et de compréhension.

Pour comprendre l’interdiction de la viande de porc chez les juifs, il faut revenir aux écrits hébraïques : « Tout bête qui a le pied onglé, les ongles fendus et qui rumine, vous en mangerez ». Ici le porc, non ruminant, constitue une anomalie, il n’est pas conforme au modèle d’animal terrestre tel que décrit dans les textes sacrés.

Ainsi, les travaux des structuralistes, dont Mary Douglas et Lévi-Strauss, sont les principaux initiateurs, ont contribué à mettre en lumière la dimension culturelle de l’alimentation. Lévi-Strauss (1965 a), avec le triangle culinaire, a mis en évidence le rôle et l’opposition de la nature et de la culture dans notre alimentation. Il fait ainsi une analogie entre le langage et la cuisine : tous les humains parlent une langue, mais il existe un grand nombre de langues différentes. Tous les humains mangent une nourriture cuisinée mais il existe un grand nombre de cuisines différentes.

Pour Lévi-Strauss (1965 b, p 411), « la cuisine d’une société est le langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que, sans le savoir davantage, elle se résigne à y dévoiler ses contradictions ».

ii) Le rôle des apprentissages

A la naissance, le nourrisson est attiré exclusivement par le sucré. C’est petit à petit, et tout au long de sa vie, que se fera l’apprentissage des saveurs. C’est bien sur la base du référentiel

culturel que les adultes adoptent les pratiques alimentaires envers l’enfant qui vient de naître.

Les apprentissages interviennent à différents niveaux (Chiva, 1996) :

· Pour donner une signification à nos sensations (apprendre à reconnaître et à nommer le doux, l’amer,…)

· Pour pouvoir passer de la sensation à la perception. La perception est le travail de construction en catégories d’aliments que nous opérons. Celle-ci permettra une prise de décision rapide, en faisant appel à la mémoire et aux catégories que nous aurons établies. Par exemple, en voyant une viande de couleur sombre, notre mémoire nous informe qu’une viande sombre risque de ne pas être fraîche. Notre perception sera que cette viande risque de nous rendre malade.

· Pour savoir manger. Si le nouveau-né préfère le sucré, c’est par l’apprentissage qu’il acceptera petit à petit des aliments nouveaux.

Ainsi, la dimension culturelle de l’apprentissage ouvre le mangeur vers le monde. L’individu est porteur d’un patrimoine biologique et d’un patrimoine culturel. Ces deux patrimoines sont donnés en dehors de tout choix initial et personnel. Vient ensuite le rôle des apprentissages.

L’apprentissage par observation par rapport aux adultes, et par rapport aux pairs. Les trois aspects majeurs de la prise alimentaire : organoleptique, hédonique, idéel (ce que l’on pense de l’aliment, ses vertus, qualités et dangers).

Zajonc et Markus (1982) se sont intéressés au cas des enfants mexicains et leur goût pour le piment. Ils constatent que les enfants ne sont pas forcés à manger du piment. Leur mère leur introduit petit à petit dans leur alimentation des doses infimes. Ensuite, lorsqu’ils rejoignent la table des parents, la sauce est présentée à table et chacun est libre de se servir ou pas. C’est en observant les adultes et en voulant les imiter que l’enfant apprécie le piment. Celui-ci joue un rôle d’intégration sociale et marque l’appartenance à la culture.

iii) Le rôle de la famille

Certaines préférences alimentaires sont très fortes car liées à des contextes familiaux vécus pendant l’enfance (Sirieix, 1999). Muxel (1996) considère la cuisine familiale comme un objet de transmission, elle parle de « mémoire de la table », qui se retrouve à l’âge adulte dans la capacité à refaire les gestes de la mère ou de la grand-mère pour ses enfants et dans la transmission de l’ambiance de la cuisine. L’apprentissage par observation ne se limite pas à la famille, il se fait aussi avec les « pairs », et celui-ci joue un rôle majeur.

58 La transmission familiale ne fait pas l’unanimité au sein des chercheurs. Rozin (1999 b), par exemple, a montré qu’il n’existait pas de lien entre les préférences des parents et celles des enfants, ceux-ci étant davantage influencés par leurs pairs ou des enfants plus âgés. Rozin (1999b) qualifie ce phénomène de « family paradox ».

Les normes, croyances et attitudes de la personne, liées à des expériences passées, comme celles liées à l’image du corps, à la structure des repas ou à la santé jouent un rôle sur les pratiques alimentaires (Sirieix, 1999).

iv) Les marqueurs culturels

Toutes les sociétés ont un plat préféré et celui-ci porte très souvent une signification symbolique et de cérémonial. Cependant, pour chacune de ces sociétés, il y en a une autre qui éprouverait du dégoût face à ce plat national (Zajonc et Markus, 1982). Nous ne mangeons pas tous les aliments biologiquement comestibles, nous choisissons les aliments culturellement comestibles.

Pour Fischler (2001), les hommes marquent leur appartenance à une culture par l’affirmation de leurs spécificités alimentaires. Pour les français, les italiens sont des macaronis, les anglais des « rosbif », et les français des « frogs » pour ces derniers. La nourriture brute est porteuse d’un danger, d’une sauvagerie que conjure l’accommodement. En passant de la nature à la culture, elle sera moins périlleuse.

Pour Rozin et al. (2003) la différence en matière de comportement alimentaire entre les français et les américains s’explique par l’environnement culturel.

v) Culture globale/ Culture locale

Aujourd’hui, et face à la globalisation de la nourriture, la crainte de certains était d’arriver à une « MacDonaldisation » du monde (Ritzer, 1993). Par exemple, l’individualisation de la consommation alimentaire serait une conséquence de l’offre des industries Agro-alimentaire (Oswald, 2003). Or, la culture locale et la culture globale en matière d’alimentation ne seraient pas en opposition mais au contraire se renforceraient mutuellement. Ainsi le respect de la culture locale serait valorisé par une large diffusion d’une culture globale et les deux cohabiteraient. C’est ce que montre l’étude de Wilk (1999) sur les Béliziens. Les recherches

sur l’acculturation vont dans ce sens. Les immigrés, tout en adoptant la culture d’accueil dite

« globale » adopteraient des stratégies de créolisation (Askegaard et al., 2007 ; Beji-Bécheur et Ozcaglar-Toulouse, 2008) qui permettraient de faire cohabiter les deux cultures.

vi) La culture alimentaire en Suisse romande

La culture, entendue comme un ensemble de pratiques partagées par un groupe de personnes (Askegaard et Madsen, 1998) est un terme qui peut prendre plusieurs sens. Les caractéristiques partagées par plusieurs pays génèrent des cultures régionales transfrontalières (Schneider et Barsoux, 2003). Par exemple, en matière de management, l’Europe se divise en trois groupes de pays : les pays anglo-saxons, les pays latins dont font partie la France et l’Italie, les pays germaniques dont fait partie la Suisse (Schneider et Barsoux, 2003). On retrouve ces trois blocs culturels en matière alimentaire (Fischler et Massons, 2008).

Cependant, la Suisse fait exception en matière alimentaire. A travers une étude sur les styles de vie sur quinze pays européens, Askegaard et Madsen (1998) montrent que les cultures alimentaires sont assez proches des frontières géographiques, à l’exception de quelques pays, pour lesquels les frontières géographiques ne correspondent pas aux frontières culturelles de pratiques alimentaires. C’est le cas de la Suisse, où la partie francophone, La Romandie, est très différente du reste de la Suisse et forme une région « culturelle » avec la France. Ainsi, pour Askegaard et Madsen (1998), pour la Suisse, il est plus adapté de parler de frontières de langue. De même, la Suisse alémanique forme une région culturelle avec l’Allemagne et l’Autriche. Ces résultats rejoignent les résultats d’une autre étude mondiale coordonnée par Fischler et Masson (2008) où la Suisse romande, la France ainsi que l’Italie se rejoignent concernant leur approche de la nourriture et du repas. Ainsi la Romandie, La France et l’Italie formeraient un bloc culturel relativement homogène en Europe. Ce bloc culturel s’oppose au bloc culturel anglo-saxon dans son rapport à l’alimentation (Fischler et Masson, 2008). Entre les deux, on trouve le bloc culturel germanique. Bien sûr, ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différences entre les pays d’un même groupe culturel. Il y a des différences entre ces pays, de même qu’il y a des différences entre les régions de ces mêmes pays. Ces recherches mettent en évidence que l’idée du « village mondial »6 et de l’uniformisation des consommations est encore aujourd’hui un mythe, la culture est toujours présente en arrière

6 Le « village mondial » a été évoqué par Marshall McLuhan en 1968, pour qui l’an 2000 devait marquer l’émergence de clônes, une génération de l’uniformisation en matière de consommation.

60 plan (Scnheider et Barsoux, 2003). Ce que montre la recherche de Fischer et Masson (2008), c’est que le rapport à la nourriture au sein de ces « blocs » est très proche. Par exemple dans la conception de ce qu’est un aliment sain (p 70), une alimentation saine (p80), sur l’importance de la tradition, sur le caractère communiel du repas (p 90), sur leurs métaphores de la relation mangeur-aliment (p104), le bloc méditerranéen formé de la France, la Suisse romande et l’Italie est homogène. Ce résultat est très important pour la présente recherche pour deux raisons. D’une part, la littérature suisse sur la consommation alimentaire est très rare (à l’exception d’Ossipow, 2008). Ces résultats nous permettent d’asseoir cette recherche au sein de la littérature française en toute légitimité. De plus, dans la constitution de notre échantillon, nous pouvons considérer qu’il y a, a priori, une unité culturelle entre les consommateurs romands, français ou italiens. Genève étant une ville très internationale (40%

d’étrangers), nous proposons de privilégier dans notre échantillon des personnes venant de ces trois pays.