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L’enracinement de la recherche dans la phénoménologie sociale de Schütz Pour une épistémologie interprétative, ce qui distingue l’action humaine du mouvement

Deuxième Partie : Le Cadre méthodologique

Chapitre 2: Le programme de recherche

1. L’enracinement de la recherche dans la phénoménologie sociale de Schütz Pour une épistémologie interprétative, ce qui distingue l’action humaine du mouvement

physique des objets, c’est que la première est intrinsèquement porteuse de sens. Ce processus de compréhension (Verstehen) est abordé de façon différente selon les traditions (Schwandt 2000). Pour la présente recherche, nous nous intéressons au processus de compréhension proposé par la phénoménologie sociale.

i) Les racines de la sociologie phénoménologique

La sociologie phénoménologique (ou compréhensive selon les auteurs) a été ouverte par Weber, dans une approche anti-essentialiste, rejetant la rationalité du réel. La sociologie de Weber vise à tracer le sens que les activités sociales prennent pour les acteurs eux-mêmes.

Schütz s’inspire de l’oeuvre de Weber pour proposer une démarche de compréhension de l’agir humain. Il s’oppose sur ce point à Weber qui proposait une démarche en vue de rendre

« objective» l’action humaine (Tellier 2003). Pour Schütz, comprendre n’accorde aucun privilège à l’observateur puisque « Verstehen » est avant tout et non pas une méthode utilisée par le chercheur en sciences sociales, mais la forme expérientielle particulière selon laquelle

la pensée courante s’approprie le monde socioculturel pas la connaissance »13. Ainsi, selon Schütz l’analyse sociologique doit porter sur la signification vécue du monde. Son approche part de l’homme dans le monde, de « l’attitude naturelle », elle propose de faire un retour vers

« l’homme oublié » des sciences sociales, vers l’acteur dont le faire et le sentir se trouvent au fondement de tout système.

Cette approche se base sur les écrits de Husserl. Le chercheur cherche un « essentiel », une structure invariante (ou une essence) ou le point central qui sous-tend la signification de l’expérience et s’intéresse à l’intentionnalité, où l’expérience contient à la fois l’apparence extérieure et l’apparence intérieure basées sur la mémoire, l’image, la signification (Creswell 1998). Une idée importante : la conscience est toujours dirigée vers un objet. La réalité d’un objet est inextricablement liée à la conscience dont on en a. Ainsi, la réalité selon Husserl n’est pas divisée en sujets et objets. On bascule ainsi du caractère Cartésien de la dualité, au sens d’un objet qui apparaît dans la conscience.

Cependant, et à la différence de Husserl, pour Schütz, la phénoménologie rend compte de la communication entre les hommes, elle ne propose pas un « Ego » transcendantal isolé (Tellier 2003). Pour Schütz, la présence de l’autre dans l’action sociale est essentielle. La présence de l’autre peut être physique ou plus lointaine. Le monde social comporte des zones proches et des zones lointaines et l’expérience de l’autre se fait selon un degré plus ou moins élevé d’anonymat.

ii) Les principes de la sociologie phénoménologique

Ainsi Schütz est le premier philosophe à s’intéresser à l’agir du quotidien dans la perspective des acteurs et non du sociologue. Sa philosophie se rapproche en ce sens de l’interactionnisme symbolique. Dans son approche interactionniste de la vie sociale, les objets et les événements forment un univers commun, non une addition de sphère privée. Il n’y a pas de séparation entre le monde public et le monde privé, il y a un savoir commun partagé, comme une forme d’évidence. Ainsi, un individu se retourne rarement sur ses propres connaissances pour tenter de les comprendre. Elles jaillissent de lui comme un savoir pratique et il présume que les autres identifient sans mal ses propos et gestes (Le Breton 2004).

Sa définition de l’action sociale s’inscrit dans cette perspective interactionniste :« Le social désignant une relation entre deux personnes ou plus, l’action renvoyant au comportement

13 Schutz Alfred (1994), Le chercheur et le quotidien, p75, Paris, Méridiens-Klincksieck, coll

166 auquel un sens subjectif est attaché, l’action sociale sera donc une relation sociale entre deux personnes, ou davantage, relation dans laquelle les sujets interagissent, prêtent à autrui la capacité d’être significativement orientés vers eux, de comprendre le sens de leur action, et produisent des motifs subjectifs, des motifs en vue de, sur leur action et sur celle d’autrui. La notion d’action sociale renvoie ainsi à celle de sens. » (Schütz , 1998, p15)

Il définit l’action comme un processus : « Le terme action désignera la conduite humaine en tant que processus en cours qui est conçu par l’acteur par avance, c’est-à-dire qui se base sur un projet préconçu. Le terme acte désignera le résultat de ce processus, c’est à dire l’action accomplie » (Schütz , 1998, p53)

Pour comprendre l’action dans le cadre de l’agir du quotidien, Schütz s’appuie sur le langage, et sur la capacité humaine à analyser une action passée en fonction de ce qui est signifiant pour elle. Ainsi, dans le cadre de l’agir du quotidien, du comportement, il faudra faire un retour sur l’action pour en exhiber le sens. Seul ce qui est mémorisable dans le flux de notre expérience pourra être objet signifiant. Car, dans le quotidien, dans la mesure où nous agissons, nous ne nous interrogeons pas : c’est ce que Schütz appelle « l’attitude naturelle » (Melançon, 2008). Avec l’action en vue, nous évoluons selon notre intérêt pratique, qui construit notre perspective quotidienne sur le monde social. Nous visons l’approximation, le vraisemblable, une connaissance qui ne sera valide que pour nous-mêmes. Au contraire de l’acte terminé qui en est l’aboutissement observable, l’action est un processus de conduites intentionnelles qui tente de réaliser un projet sur lequel elle se fonde.

L’action peut prendre place intentionnellement ou non, par ordre ou par omission. Le motif d’une action a deux composantes (Schütz, 1998). Le motif en vue de, c’est-à-dire la fin en vue de laquelle l’action a été entreprise, et le motif parce que, qui se réfère aux expériences passées de l’acteur et qui explique son action. Pour atteindre un motif en vue de, il y a plusieurs façons d’agir. Cette distinction est rarement prise en compte dans le langage ordinaire. Une fois l’action passée, une fois qu’elle est devenue acte, il peut faire un retour sur son action passée en tant qu’observateur de sa propre personne et rechercher les circonstances par lesquelles il a été déterminé à faire ce qu’il a fait. C’est seulement lorsque l’acteur fait un retour sur son passé qu’il peut saisir les véritables motifs de ses actes.

Influencée par l’œuvre de Schutz, l’analyse phénoménologique s’intéresse principalement à comprendre comment le monde intersubjectif de tous les jours est constitué. Deux outils conceptuels sont souvent utilisés dans cette reconstruction (Schwandt. 2000) :

L’indexicalité : le sens d’un mot dépend de son contexte d’utilisation

La réflexivité : les énoncés ne sont pas seulement à propos de quelque chose mais font quelque chose, font partie de la constitution du discours.

Ces deux notions font partie des moyens avec lesquels les phénoménologues, ainsi que les ethno méthodologues, peuvent comprendre comment la réalité sociale, la vie de tous les jours, sont constituées dans les conversations et interactions.

iii) Objectif de la recherche et phénoménologie sociale

La présente recherche prend ses racines dans la phénoménologie sociale de Schütz sur plusieurs points. D’abord en ce qui concerne l’objet de recherche, l’activité « nourrir » s’inscrit dans l’agir du quotidien tel que défini par Schütz. Il ne s’agit pas d’un acte isolé avec une finalité prédéfinie, il s’agit d’un processus qui englobe les deux composantes de l’action définies par Schütz, des actions en vue de et des actions parce que. Cette action dans le quotidien est peu questionnée par les acteurs. Elle s’inscrit dans les habitudes, une certaine routine, elle ne fait l’objet d’une analyse des acteurs, elle s’inscrit dans « l’attitude naturelle ».

L’action personnelle du parent qui nourrit, émerge d’une expérience de délibération, où un choix s’opère à partir du monde pris pour allant de soi, qui est le cadre général des possibilités, et au sein duquel il va opérer une sélection en réponse à sa situation subjective, de façon consciente ou pas. Et c’est, en faisant un retour sur l’action, qu’il sera capable de l’analyser.

Par ailleurs, comme pour l’action sociale de Schütz, cette recherche a un encrage interactionniste dans la définition même de son objet de recherche. Nourrir, produire un repas implique l’autre, les autres. A la différence de nombreuses recherches en sociologie qui se sont intéressées à l’acte de « manger » ou de choisir sa nourriture, ici l’objet est « produire le repas » qui sera mangé par la famille. Cet objet n’exclut pas l’acte de manger mais il va au-delà car il incorpore dans son action la présence de l’autre, de celui, de ceux, qui vont partager le repas. L’autre, les autres, sont présents dès le début du processus de l’action.