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Première partie : L’art contemporain en France depuis

I. Art contemporain : de nouvelles formes d’inscriptions spatiales

2. Le Land Art

Le Land Art ne constitue pas un mouvement clairement défini, avec des textes fondateurs et des théoriciens historiques comme le Surréalisme, le Nouveau Réalisme ou l’Arte Povera. Les artistes dont nous parlerons ne se réclament d’ailleurs pas du

Land Art, cette appellation est pourtant utilisée, par facilité, par la plupart des historiens

de l’art pour les qualifier. Ce que nous nommerons « mouvement », faute de terme plus approprié, est apparu aux Etats-Unis en 1966. Il est à replacer dans un contexte global de remise en cause de la société de consommation et de révolte de la jeune génération. Certains artistes remettent en question le système traditionnel liant l’artiste, l’atelier, la galerie et le musée, transformant les créateurs en producteurs d’objets de consommation

pour les collectionneurs et les marchands. L’artiste américain Robert Smithson47, un des initiateurs du Land Art dit que : « Le musée sape notre confiance dans les données des sens. (…). L’art s’installe dans une prodigieuse inertie (…), les choses s’aplatissent et se fanent. »48. Si certains rejettent le musée et l’atelier, on ne peut cependant pas parler de ruée généralisée vers les espaces naturels. En effet, comme en France à la même époque, les interventions en milieu urbain se multiplient. Ceux qui décident de quitter la ville, pour créer dans, et avec la nature, sont regroupés sous l’appellation Land Art, alors que leurs pratiques peuvent être très différentes. L’intervention de ces plasticiens peut se faire très légère (selon une démarche proche des artistes minimalistes) ou peut parfois relever des compétences des entreprises de travaux publics. Les artistes dont le médium est la terre elle-même ont parfois utilisé des engins comme des bulldozers pour la creuser, l’aplanir, la déplacer, ce qui a justifié l’appellation earthworks pour qualifier leur travail. Les earthworkers ont en fait surtout œuvré aux Etats-Unis, où l’on trouvait de vastes espaces, parfois désertiques, pour modeler la terre de façon souvent spectaculaire. Ces artistes reprennent donc, en partie, la démarche des pionniers, qui se sont approprié, puis ont aménagé, modelé des lieux jusqu’alors non ou peu humanisés. En France, étant donné le manque d’espaces désertiques et la valeur patrimoniale et sentimentale accordée au paysage, souvent plus humanisé qu’aux Etats-Unis, les interventions ont été plus douces. C’est pour cette raison que nous ne parlerons que du

Land Art (avec toutes les limites liées au flou de la définition de ce terme) pour notre

étude dans le cadre territorial français.

Le Land Art ne concerne théoriquement que des œuvres créées in situ (les anglo- saxons disent on site), certaines sont éphémères, d’autres pérennes, mais dans tous les cas, elles ne peuvent être déplacées. Notons toutefois que certains artistes, comme Richard Long n’hésitent pas à déplacer leurs œuvres réalisées à l’extérieur, dans des musées, voire même à les faire circuler dans le monde entier, comme des sculptures ordinaires. Il semblerait même qu’aujourd’hui, Richard Long se détourne de plus en plus des interventions in situ, pour privilégier les expositions dans des musées.

La spécificité du travail des land-artists impose plusieurs démarches pour la médiation des œuvres. En principe, leurs réalisations sont conçues comme des

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Peintre expressionniste, puis artiste minimaliste, il décide, en 1966, de créer « un art dont le paysage lui-même serait le matériau ». Son œuvre la plus célèbre est Spiral Jetty, une courbe de galets réalisée en 1969 et 1970 au bord du Grand Lac Salé (Utah).

environnements dans lesquels le spectateur doit pénétrer. L’œuvre, le lieu et le spectateur rentrent ainsi en relation, formant un système irréductible. Pour Walter de Maria, un des premiers artistes du Land Art49, « Le lieu naturel n’est pas un contexte pour l’œuvre, mais une partie de l’œuvre. »50. Il estime également que cette mise en relation du spectateur avec l’environnement et le travail de l’artiste supposent une durée importante, beaucoup plus longue que pour des sculptures classiques dans un cadre muséal : « L’œuvre doit être regardée dans la solitude, ou en compagnie d’un très petit nombre de personnes, sur une période d’au moins vingt-quatre heures »51 Bien entendu, ces données changent lorsque les expositions se font dans une galerie ou un musée.

Photo 11: Robert Smithson, Spiral Jetty, 1970, Rochers, terre, cristaux de sel, 457x4.5m. Grand Lac Salé, Utah. Une des œuvres emblématiques du Land Art ou du Earthwork, aucun travail de cette ampleur n’est visible en France. Cette œuvre a disparu à la suite de la montée des eaux du lac, avant d’émerger à nouveau depuis 2001

Cliché : Gianfranco Gorgoni, extrait de Gilles A. TIBERGHIEN, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud, 2001, p. 198.

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Et probablement le seul à revendiquer l’appellation « land art » pour son travail.

50

Walter de Maria, « The Lightning Field : somme Facts, Notes, Data, Informations, statistics and Statements », Artforum, avril 1980, p. 58.

51

Photo 12: Changement d’échelle avec Nils-Udo, Glace, fougères, 4-02-1987. Photographie. Centre d’art contemporain de Vassivière en Limousin, un des parcs de sculptures (et de Land Art) les plus remarquables en France

Courtesy : Galerie Claire Burrus, Paris, extrait de : Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, p. 80.

Photo 13 : Cette oeuvre de Richard Long, exposée sur la terrasse de l’Entrepôt (Musée d’art contemporain de Bordeaux) ne peut pas être assimilée au Land Art, il s’agit d’une sculpture exposée dans l’espace public

Robert Smithson distingue le « « site », lieu ou emplacement particulier dans le monde entier, et « non-site », représentation de ce même lieu dans la galerie sous forme de matériel transporté, de photographies, de cartes et de documents afférents »52

Robert Smithson a listé les dix points qui distinguent le « site » du « non- site »53 :

52

Nicolas de Oliveira et al., Installations, l’art en situation, Paris, Thames et Hudson, 1997, p. 33.

53

Cité par Gilles-A.TIBERGHIEN in Land art, Paris, Carré, 1993, p. 109, d’après Robert Smithson, The Writings of Robert Smithson, Ed. Nancy Holt, New York University Press, New York, 1979.

NON-SITE : 1 : Limites fermées

2 : Un assemblage de matières 3 : Des coordonnées intérieures 4 : Addition 5 : Certitude déterminée 6 : Information concentrée 7 : Miroir 8 : Centre 9: Dislocation 10 : Unicité SITE : 1 : Limites ouvertes 2 : Une série de points

3 : Des coordonnées extérieures 4 : Soustraction 5 : Certitude indéterminée 6 : Information dispersée 7 : Réflexion 8 : Bord 9 : Un certain lieu 10 : Pluralité

La médiation du Land Art est donc polymorphe :

- Le public peut se rendre sur place, voir une pièce isolée dans son environnement (cf « site » de Smithson). Cela pose des problèmes de médiatisation, de signalisation et d’entretien (beaucoup d’efforts et de moyens pour une seule œuvre). L’avantage réside dans le fait que le travail de l’artiste peut être mieux perçu par le public, dont l’attention n’est pas déportée par la présence d’autres œuvres à proximité. Ce n’est que dans ce cas que l’appellation Land Art nous apparaît indiscutable.

- L’œuvre peut être intégrée dans un parc regroupant plusieurs pièces. Cela permet de concentrer les moyens destinés à faciliter l’accueil du public et donc de mieux médiatiser le travail des artistes. Lorsqu’il s’agit d’œuvres réellement réalisées in

situ, et que les interférences entre les réalisations des différents artistes ne perturbent pas

les environnements prévus initialement, les conditions sont assez proches du cas précédent. La réalité est toutefois souvent fort différente. En effet, le manque d’espace disponible et la volonté d’offrir au public un nombre important d’œuvres font que les parcs de sculptures relèvent parfois plus du musée en plein air que du Land Art.

Voici deux photographies d’œuvres exposées dans le Domaine de Kerguéhennec à Bignan (Morbihan) qui représentent ces deux types d’approches : le travail in situ (Sentier de charme de Giuseppe Penone) et la sculpture exposée en plein air (Gastéropodes de Tony Cragg) :

Photo 14 : Giuseppe Penone, Sentier de charme, 1986. Une œuvre réalisée in situ dans le Domaine de Kerguéhennec à Bignan (Morbihan)

Photo 15: Tony Cragg, Gastéropodes, 1988. Une sculpture exposée en plein-air dans le Domaine de Kerguéhennec à Bignan (Morbihan)

Cliché : Teodoro Gilabert (2004)

- Une autre possibilité réside dans l’utilisation du médium photographique ou du dessin. Cela permet une large diffusion de leur travail, qui ne peut pas être déplacé54. La photographie, comme le dessin présentent aussi l’avantage de pérenniser un travail éphémère, mais cela ne permet pas la prise en compte de l’environnement et des forces naturelles (vent, chaleur, pluie, neige…) qui ont une place essentielle dans l’appréhension des œuvres du Land Art. Un autre intérêt réside dans le fait que le médium photographique permet aussi de rendre visibles des réalisations effectuées dans des lieux inaccessibles ou dangereux.

- Le plus souvent, les œuvres des artistes du Land Art ont une double vie. Une vie in situ où elles subissent une évolution plus ou moins rapide, en fonction des conditions naturelles ou humaines du milieu (érosion, dégradations…). Elles peuvent donc aussi bénéficier d’une deuxième vie, éternelle, en intégrant le Musée Imaginaire par le biais du médium photographique. Cette double vie se traduit par une ubiquité qui modifie le rapport traditionnel des œuvres d’art à l’espace et au temps.

54 Sauf des pièces légères de Richard Long, dont l’appartenance au Land Art, dans ce cas peut paraître discutable,

La pratique du Land Art a donc entraîné des conséquences importantes sur le plan spatial. L’espace muséal traditionnel permet d’exposer, sans modification majeure, des reproductions photographiques, voire des œuvres conçues in situ dans la nature, puis déplacées à l’intérieur. Il est cependant apparu nécessaire de créer de nouveaux lieux, en extérieur, les parcs de sculptures55. Des réalisations in situ isolées ont été réalisées en France, mais elles sont rarement pérennes et ne survivent que par la double vie offerte par le médium photographique. Nous étudierons ultérieurement le cas du parc de sculptures du Domaine de Kerguehennec, dans le Morbihan, qui est un des exemples les plus intéressants en France avec le Centre d’art contemporain de Vassivière-en-Limousin.