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Section I. Le cadre théorique

4. Identité professionnelle et qualification : références analytiques

4.1. La qualification en tant que mode de socialisation

Le premier repère est fondé sur la définition de la qualification en tant que mode de

« socialisation professionnelle ». C’est le postulat sur lequel repose l’approche de C. Dubar (1991 ; 1992 ; 1996) et dont l’articulation de base a été en grande partie empruntée à M. Alaluf (1986) et à W.E. Moore (1969) avant d’être intégrée à une analyse globalisante dans laquelle il (C. Dubar) tente d’expliciter le lien social –par ce qu’il définit comme étant un mode de socialisation professionnelle– entre qualification et identité professionnelle. Sans reprendre les étapes d’un modèle dont nous avons explicité les termes dans la revue

bibliographique, notons qu’il repose surtout sur le principe d’adéquation entre formes identitaires et modes de qualification. C’est en ce sens que se trouvent étroitement associés processus de qualification et dynamique de construction de l’identité professionnelle (Dubar, 1991).

Le deuxième repère analytique sur lequel s’appuiera en partie notre approche est fondé sur une appréhension que nous qualifierons de bipolaire de l’identité professionnelle. En effet, en nous appuyant sur les conclusions dégagées par la construction développée par R. Sainsaulieu (1977 ; 1987), l’accès à l’identité au travail, notamment dans les espaces « organisés », repose avant tout sur la formation et le rôle des capacités stratégiques, individuelles et collectives, d’acquisition de pouvoir118. Des capacités que les individus et

118 Remarquons que cette construction se situe dans le prolongement direct de certains travaux consacrés au « pouvoir », à

la distribution de l’autorité dans les organisations (Weber, 1947 ; Parsons, 1956 ; Emerson, 1962) et à ce qui sera plus tard appelé « l’analyse stratégique » (Crozier, 1961 ; 1963 ; Hickson et al., 1971 ; Bendix, 1974 ; Etzioni, 1975). S’agissant d’une abondante littérature, soulignons que les ouvrages cités ici n’ont de valeur qu’indicative, hormis les incontournables théoriciens de la sociologie du pouvoir que sont Weber (la domination) et Parsons (l’autorité).

les groupes élaborent et mettent en œuvre à travers « l’expérience relationnelle et sociale du pouvoir » (Sainsaulieu, 1977). Nous retiendrons ici deux aspects de cette « expérience relationnelle et sociale du pouvoir ». Ces deux aspects, qui seront associés sur le plan méthodologique, seront adjoints aux composantes « concrètes » de l’identité

professionnelle –en tant que catégorie empirique– pour compléter l’ensemble des concepts opératoires entrant dans la construction du modèle d’analyse que nous établirons plus loin dans la troisième section de ce chapitre.

Cette notion de « pouvoir », évoquée ici en tant qu’ensemble d’éléments constitutifs des stratégies individuelle et collective dans l’espace de l’entreprise, repose sur deux

composantes –de comportements stratégiques– dont la mise en œuvre, notamment dans le cadre des conflits internes dans cet espace, permet l’accès à l’identité. Ces composantes, reliées ici à l’analyse des comportements des techniciens –individuels et de groupe– dans l’espace social de l’entreprise, correspondent à ce que nous avons appelé plus haut le « pouvoir d’expert » (Sainsaulieu, 1977 ; Crozier, Friedberg, 1977) et le « pouvoir social » (Sainsaulieu, 1977). À la lumière de ces composantes, l’espace social de l’entreprise apparaît comme un lieu de construction et d’enracinement des identités professionnelles (Tap, 1980 ; Sainsaulieu, 1977 ; 1987 ; 1997 ; Dubar, 1991 ; Lucas, Dubar, 1994), dans la mesure notamment où les différentes identités catégorielles qui y sont en formation affirment leur existence et leur légitimité « groupales » (Enriquez, 1992) ou collectives essentiellement grâce aux modes de socialisation professionnelle (Alaluf, 1986 ; Dubar, 1991 ; Courpasson, 1994) caractérisant le système de relations et d’échanges sociaux de cet espace et dans lequel s’inscrivent les activités des individus attachés à ces identités.

4.1.2. Le mode de validation sociale de l’identité.

Sur un plan plus général, rappelons, comme nous l’avons souligné dans la revue

bibliographique, que la formation de l’identité est liée à un ensemble de repères sociaux et culturels grâce auxquels l’individu tend à établir un équilibre entre les motivations

individuelles qui lui sont propres et les motivations sociales, qui lui sont extérieures (Goffman, 1963 ; Lévi-Strauss, 1977). C’est également un équilibre entre l’image qu’il se renvoie à lui-même et celle qui lui est projetée par les autres (Dubar, 1992). Cette

reconnaissance par l’environnement humain immédiat (Piaget, 1964), par l’extérieur, se trouve à la base de la validation sociale de l’identité individuelle (Sainsaulieu, 1977). Une telle reconnaissance n’allant pas nécessairement de soi, notamment dans l’espace social de l’entreprise, cette validation n’acquiert de signification qu’en fonction de l’aptitude de l’individu à attribuer un sens à son expérience sociale et professionnelle. Un certain

équilibre, à caractère dynamique, tend ainsi à s’établir entre une telle aptitude, soutenue par une volonté individuelle d’expression sociale, et la validation sociale de l’identité. Le concept d’identité, dans ce contexte, traduit alors cette part individuelle de la personnalité qui se trouve à la base de cette aptitude. C’est ainsi que pour R. Sainsaulieu :

« L’identité exprime cette quête de force que l’on trouve dans les ressources sociales du pouvoir pour arriver à la possibilité de se faire reconnaître comme détenteur d’un désir propre. Et ce sont les perspectives sociales de cette quête de force qui ouvrent au sujet les moyens d’être rationnel par rapport à son expérience. Le concept d’identité désigne donc à la fois la permanence des moyens sociaux de la reconnaissance et la capacité pour le sujet à conférer un sens durable à son expérience » (1977 : 333).

La stratégie d’acquisition de pouvoir s’inscrit donc avant tout dans un système de rapports de force sociaux durables, un système qui apparaît alors comme un indicateur social de la personnalité. C’est dans une telle perspective que nous tenterons de définir une des composantes essentielle de l’identité professionnelle du groupe cible de notre étude de cas que sont les techniciens : l’identité « technicienne ».

4.1.3. Le rôle du « pouvoir d’expert ».

Sous cet éclairage, la perception de l’identité technicienne apparaît fondée sur ce que R. Sainsaulieu a appelé la « valeur-travail » : c’est le travail en tant que valeur sociale

d’expression et d’affirmation individuelles. Cette identité est attachée au pouvoir d’expert « capitalisé » par la formation et l’expérience. Tant que le technicien jouait un rôle

déterminant dans l’entreprise, grâce à sa contribution spécifique tant au niveau de la

conception des produits qu’au niveau de leur mise en production, cette identité technicienne se trouvait confortée par la nécessité de cet apport et, partant, par la double reconnaissance de l’entreprise et de son système social. Dans un tel contexte, cette valeur-travail peut finalement encore soutenir la comparaison avec celle de l’identité « de métier119 » qui fait de

l’individu le véritable maître d’œuvre de son produit –de sa conception comme de son passage sur le ban de test : rôle ad hoc et, par là même, producteur de l’identité

technicienne. C’est donc en raison de ses prolongements renforçant l’identité sociale de ce groupe que cette valeur-travail apparaît comme un vecteur de l’identité technicienne et, partant, comme un indicateur hautement significatif de l’identité professionnelle des techniciens. Dans cette perspective, le pouvoir d’expert des techniciens s’affirme alors comme une composante centrale de cette identité.

Ce pouvoir plonge ses racines dans l’ensemble des secteurs d’activité de l’entreprise marqués par l’intervention des techniciens. Dans ces conditions, le renouvellement de ce « pouvoir spécialisé » (Mintzberg, 1982) apparaît comme un élément fondamental de la construction de l’identité

collective de la « profession » et, partant, de la production du discours destiné à lui servir de support « culturel », tant au niveau local de l’entreprise qu’au niveau de l’affirmation sociale collective de ce groupe. Le rôle de relais –dans le procès de production– et de synthèse –dans la phase de test de ce procès– occupé par le groupe des techniciens dans l’entreprise plonge ses racines directement dans le « savoir technique » (Sainsaulieu, 1987) et les « compétences spécialisées » (Mintzberg, 1982) qu’ils sont appelés à mettre en œuvre dans l’exercice de leurs activités.

Cet ancrage, à la fois technique et social, contribue non seulement à définir l’identité technicienne, mais également à intégrer l’identité professionnelle de ce groupe au système social de

l’entreprise120. En intervenant sur les fondements mêmes de cet ancrage, les changements

119 Identité professionnelle dont les composantes servent souvent de références à celles des techniciens, dont l’apparition

récente, en tant que groupe professionnel éclaté en raison de son extrême diversification originelle, rendait son positionnement catégoriel pour le moins problématique (Sainsaulieu, 1977 ; Bonnafos, 1988).

120L’expertise technique des techniciens, tout en constituant un facteur déterminant dans la reconnaissance sociale

technologiques introduits dans l’entreprise produisent des effets durables sur deux niveaux. D’abord sur la nature des activités professionnelles des techniciens, ensuite, et comme corollaire, sur une des composantes fondamentales de leur identité professionnelle : le pouvoir d’expert., un pouvoir de nature technique dont l’usage peut se trouver ainsi limité ou même sérieusement atrophié par de tels changements.

La relative sensibilité de ce pouvoir d’expert aux aléas des changements divers,

technologiques, organisationnels et autres, pouvant affecter les espaces de qualification des techniciens, nous conduit à poser la question de savoir si ce n’est pas en raison de

l’instabilité conséquente des bases de ce pouvoir d’expert que les techniciens, en tant que communauté professionnelle, ont du mal à construire des rapports de groupes durables à l’intérieur de l’espace de l’entreprise et non pas en raison du fait qu’ils détiennent une technicité à laquelle les autres groupes (de salariés) institués n’ont pas accès121. A priori, si

tel est le cas, ce ne serait donc pas la maîtrise technique qui pose un problème d’incertitude identitaire aux techniciens et, partant, des difficultés d’intégration au système social de l’entreprise, mais bien le manque de stabilisation de leur pouvoir d’expert, dû notamment aux effets des changements technologiques.

Ce questionnement nous conduira également à nous interroger sur les mécanismes sociaux de ce processus de stabilisation qui a « institutionnalisé », formalisé et, ce faisant, renforcé la maîtrise technique (ou le pouvoir d’expert) des techniciens. Un processus dont les conséquences ont débouché de surcroît sur le contrôle et l’intégration de ce pouvoir catégoriel –à maints égards stratégique comme nous le verrons– par le système technique de l’entreprise. Un constat s’impose de fait : cette évolution n’a pas eu nécessairement pour conséquence de soulever le problème de l’insertion sociale et du statut professionnel encore problématiques des techniciens. Loin s’en faut. Ce processus a eu progressivement pour effet de les « catégoriser » en les « diluant » dans la masse démographique de

l’entreprise. La difficulté de ce groupe à s’imposer en tant que groupe institué est étroitement liée à cet état de fait122.

Ces remarques nous amènent tout naturellement à préciser une dernière référence qui nous permettra d’achever la mise en place des composantes opératoires –dans le cadre de notre modèle d’analyse– de l’identité professionnelle du groupe des techniciens : c’est la

composante relative à l’expression et l’action collectives caractérisant l’identité catégorielle de ce groupe.

gage de réussite professionnelle : sur le plan individuel, pour beaucoup d’entre eux, ainsi que l’a déjà relevé R. Sainsaulieu et que nos observations nous conduiront également à le confirmer, comme sur le plan collectif, dans la mesure où peu « d’élus » pourront s’insérer, à la faveur de certains changements technologiques, dans une mobilité ascensionnelle vers un statut social qui, par ailleurs, n’aura que peu à voir avec leur statut initial.

121 Élément dont nous pourrons examiner plus loin les prolongements sur les relations intercatégorielles difficiles, tant sur

le plan de la représentation que sur celui de l’action collectives (l’appartenance aux mêmes structures syndicales posera notamment de sérieux problèmes de représentativité en raison de la « majorité automatique » dont disposent dans ces groupements les autres travailleurs non techniciens).

122 Ce sont là quelques prolongements dont les répercussions, sur les relations collectives intercatégorielles et sur les

rapports sociaux de travail dans l’entreprise, ont fini par prendre un caractère récurrent dont l’observation menée sur le terrain a amplement montré les dimensions. Elles ont fait l’objet d’une attention spécifique dans cette étude de cas.

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