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Section I. L’organisation de l’espace

1. L’espace d’observation : une usine de haute technologie

Le terrain d’observation choisi pour cette étude de cas est une usine appartenant à une grande entreprise transnationale d’origine canadienne spécialisée dans la fabrication industrielle d’équipements de télécommunication159. De taille importante, elle emploie

quelque 60 000 personnes160 dans différentes usines réparties à travers le monde. Cette

entreprise occupe le sixième161 rang mondial dans le secteur des télécommunications, en

termes de production globale d’équipements. Elle revendique la première place162 en

matière de réseaux numériques163.

Les origines de l’entreprise remontent à 1895, date à laquelle elle fut fondée en tant que filiale par une importante compagnie canadienne de téléphonie. Elle devait fabriquer, dans des locaux installés dans le centre industriel de Montréal, des équipements destinés à un marché des télécommunications naissant et promis à une rapide expansion.

L’usine observée, située dans la banlieue ouest de Montréal, représente pour l’entreprise une sorte de « fer de lance », sur le plan de sa stratégie commerciale comme sur celui des choix technologiques, en ce sens que les investissements importants qui lui ont été consacrés la placent au premier plan en terme d’évolution technologique. Construite en 1974 sur une première superficie de 25 000 m², cette usine occupe, depuis 1989, quelque 50 000 m², une expansion rendue nécessaire par le développement et l’installation de

nouveaux équipements de haute technologie utilisant le support de la fibre optique. Cette nouvelle technologie étant en rupture complète avec la précédente, celle du cuivre, les équipements et la logistique de fabrication qui la soutiennent le sont également. En effet, ainsi qu'il est encore possible de l'observer, l’espace réservé à ces équipements dans

159 L’industrie des télécommunications comprend les fournisseurs de services de télécommunications (compagnies de

téléphone, entreprises de services de télévision par câbles et par satellites) et les fabriquants d’équipements de

télécommunications. Cette industrie connaît depuis quelques années un développement remarquable. Elle employait au Canada quelque 160 000 personnes en 1991 et occupait en 1993 un marché estimé à 21,5 milliards de dollars (source : KPMG et al., 1996).

160 Plus exactement 57 054 personnes réparties dans six établissements de fabrication industrielle ou de services. Ces

effectifs ont généré quelque 10,67 milliards de dollars de produits d’exploitation durant l’exercice 1995. Source : rapport annuel 1995 de l’entreprise.

161 À la fin de 1996, derrière les « géants » de l’industrie que sont AT&T, Alcatel, Siemens, Ericsson et NEC.

162 Source : « Hier, aujourd’hui, demain », une publication commandée, et financée par l’entreprise pour la célébration de

son centenaire, à un « historien d’entreprise », Peter C. Newman, 1995.

163 Ces réseaux, dits « sans fil et à très large bande », sont destinés à des entreprises et à des transporteurs publics. Ils

servent de support à divers services de transmission de données (multimédias interactifs, internet, vidéoconférences entre micro-ordinateurs, etc.) et d’échanges d’informations grâce aux possibilités offertes par la technologie de la fibre optique.

l'enceinte de l'usine est physiquement isolé du reste. Il apparaît comme un sous-ensemble facilement identifiable par son environnement technologique164.

Deux types d’activités de production industrielle, de niveaux et de moyens technologiques différenciés, coexistent donc actuellement165. Organisées en sections de fabrication

réparties à travers l’ensemble de l’usine, ces activités forment un ensemble composé de deux parties que distinguent le support technologique utilisé ainsi que le type de produits fabriqués. De ce fait, l’usine est grossièrement divisée en deux ailes que nous désignerons, pour des raisons de commodité, sous les termes de partie est et partie ouest. La première, désignée sous l’appellation « Optonumérique universel166 », est située dans la partie ouest et

est consacrée à des produits utilisant la fibre optique, comme conducteur principal, en combinaison avec des systèmes numérisés de traitement et de transport de l’information dans le domaine des télécommunications. La deuxième partie, l’aile est, occupant encore la plus grande part de la surface de production, est subdivisée en sections fabriquant des produits de technologies de niveaux divers sur le plan chronologique, allant des plus anciens comme les équipements de transmission de signaux radio aux plus récents comme ceux destinés à la transmission de signaux par câbles et au transport de signaux vidéo. Ces produits, bien que relevant d’un autre type de technologie (moins axée notamment sur l’usage de la fibre optique), appartiennent néanmoins à la gamme constituant les réseaux de transmission, un secteur dans lequel est spécialisée cette usine dont l’avance technologique a valu à l’entreprise une certaine notoriété dans l’industrie des télécommunications, ainsi que le soulignent fréquemment les nombreuses publications de l’organisation167. C’est donc

principalement le critère d’utilisation de la fibre optique qui distingue ces deux parties. Sur le plan de l’évolution technologique, la deuxième (aile est) comprend des sections où coexistent des équipements et des produits utilisant des moyens technologiques très divers, aussi bien des moyens considérés comme déjà obsolètes en comparaison aux plus récents, que des moyens figurant parmi les derniers développements technologiques dans leur domaine. Tout en étant le signe des plus récents progrès technologiques dans le secteur des télécommunications, l’usage de la fibre optique est utilisé ici plus en tant qu’indicateur de séparation de l’espace de production de l’usine que comme indice d’évolution

technologique. Cela, dans la mesure où des produits, également de haute facture

technologique, sont fabriqués dans la deuxième partie de l’usine parce que cette facture est basée sur d’autres supports de conduction que la fibre optique et qu'elle nécessite donc d'autres équipements de fabrication. En dehors de ces différences toutes techniques, si cette subdivision de l’espace de production est évoquée ici, c’est surtout en raison des

implications qu’elle a entraînées sur l’espace de fabrication et sur les conditions de socialisation dans le milieu de vie et travail.

En effet, à partir du moment où la partie dite « Optonumérique universel » est devenue opérationnelle dans l’usine, peu après l’achèvement des travaux d’aménagement des

164 L’impact de cette rupture sur la population de l’usine a été tel, depuis l’installation de cette nouvelle section de

fabrication, qu’il est relativement aisé d’observer encore aujourd’hui la nette démarcation qui s’est établie dans les esprits comme dans l’espace, entre le personnel qui y est affecté et celui du reste de l’usine.

165 À la fin de la rédaction de ce travail.

166 Communément désignée dans l’usine sous le terme de Fiber World.

167 La direction de l’entreprise n’est pas peu fière de faire savoir en toutes occasions les distinctions que lui ont valu les

performances technologiques développées dans cette usine et reconnues par l’industrie des télécommunications dans le domaine des réseaux de transmission, notamment celles de « la technologie la plus avancée dans le monde » et de « la plus grande usine de haute technologie au Canada ».

nouveaux bâtiments accolés aux anciens, il s’est produit un phénomène imprévu. Suite à l’affectation du personnel réquisitionné pour cette nouvelle section, les autres travailleurs, se sentant relégués dans un espace de travail considéré du même coup comme peu

valorisant, réagirent par une sorte de rejet collectif de tout ce qui pouvait se rapporter de près ou de loin à cette nouvelle section. Plusieurs raisons expliquent cette réaction. Ce nouvel espace présentait des aménagements qui frappaient les regards par les nouveaux équipements plus sophistiqués que les autres, un système d’éclairage présenté comme plus « reposant » ainsi que bien d’autres caractéristiques qui choquaient le personnel du reste de l’usine par leur absence dans le secteur de production de ce dernier. Par ailleurs, le mode de désignation des personnes affectées à cette nouvelle zone paraissait, aux yeux de plusieurs, incompréhensible, sinon arbitraire168. Nous reviendrons plus longuement sur les

prolongements de ce changement. Notons cependant que les traces de cette tension sont demeurées visibles tout au long de l’observation menée dans l’usine et qu’il nous a semblé utile d’en donner d’ores et déjà une idée générale et d’évoquer, même brièvement, certaines des conditions dans lesquelles ont été opérés ces changements. Des changements dont les conditions ont produit quelques effets non négligeables sur l’équilibre de

« l’organisation sociale » dans l’entreprise, pour reprendre un terme dans le sens que lui a conféré une enquête sociologique restée célèbre dans les annales de la sociologie

industrielle169 (Roethlisberger et al., 1939 : 569).

Quoi qu’il en soit, au-delà des perceptions que peuvent suggérer les écarts technologiques entre les différents départements de fabrication qui la composent, quelques caractéristiques constantes peuvent être notées concernant cette usine et qui en font un cadre d’observation particulièrement propice à la problématique de cette recherche. Soulignons, par exemple, le fait que son activité industrielle mette sur le marché une production industrielle de haute technologie que des changements affectent de façon continue, et qu’elle abrite une

population présentant un large éventail social dans lequel le groupe des techniciens –acteur principal choisi pour cette analyse– tient un rôle central.

168 Au cours de plusieurs entretiens, notamment avec des techniciens et des « opérateurs », ces termes sont revenus à

plusieurs reprises pour rendre compte de l’attitude de l’encadrement et de la direction de l’entreprise lors des mouvements d’effectifs consécutifs à la mise en fonction de la nouvelle section dite Fiber World.

169 Rappelons, à titre indicatif, que selon l’école dite du « groupe de Harvard », deux dimensions fondamentales peuvent

représenter les deux types de contrôle des facteurs humains intérieurs au système coopératif de l’entreprise : le repérage des sources potentielles de perturbation et le maintien de l’équilibre social interne de l’organisation, ce serait là un rôle premier que doit assurer le gestionnaire (Desmarez, 1986 : 42).

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