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Cadre et prémisses des hypothèses : les origines de la fracture socioprofessionnelle d’une

Section III. Le modèle d’analyse : hypothèses et démarche analytique

1. Dynamique de transformation identitaire et processus de qualification

1.2. Cadre et prémisses des hypothèses : les origines de la fracture socioprofessionnelle d’une

L’hypothèse principale de cette étude repose sur la relation fondamentale, que nous entendons démontrer par l’observation et l’analyse du cas de l’entreprise visée ici, entre la technologie, les modes de qualification et l’identité professionnelle du groupe cible des techniciens. C’est-à-dire entre la dynamique de transformation progressivement mise en œuvre par les changements technologiques et le double processus de qualification affectant les composantes de base de cette identité : une relation dont la traduction dans l’espace social de l’entreprise passe par une rupture, graduelle mais profonde, affectant la

configuration socioprofessionnelle de cet espace. En d’autres termes, il s’agit de montrer comment et dans quelle mesure une telle dynamique, a priori prévisible et de nature

observée et prendre la forme d’une dynamique caractérisée par la transformation, la reconstruction et/ou la re-formation des composantes constitutives de l’identité professionnelle de la communauté technicienne.

Avant d’exposer nos hypothèses, il nous a paru utile de les éclairer par quelques remarques préalables. Les observations menées dans l’usine au cours de plusieurs années montrent que l’évolution technologique affectant les produits et les moyens de production conduit à de profondes transformations non seulement au niveau des composantes physiques de l’environnement, mais également au niveau des rapports sociaux dans cet espace. Au-delà de la trivialité d’un tel constat, ce ne sont pas tant les changements physiques de l’espace de production que les transformations majeures ayant modifié en profondeur le tissu social et la configuration professionnelle de cet espace qui retiennent notre attention quant aux hypothèses que nous nous proposons d’avancer ici. La portée de cette évolution résulte tout autant de la nature des changements techniques et de l’étendue des différents espaces locaux qu’ils touchent que de la rapidité de plus en plus grande qui les caractérise. Les effets produits par ces changements sont loin d’être uniformes et, compte tenu de la structure différenciée de l’espace de production de l’entreprise, organisé comme nous le montrerons plus loin en fonction de « sections de production » et de produits techniquement distincts, les transformations physiques, sociales et professionnelles qu’ils entraînent sont de portées inégales selon les caractéristiques techniques et socioprofessionnelle des sous- espaces affectés.

L’un des vecteurs caractéristiques de ces transformations est lié au double processus de qualification –élément de base de l’hypothèse principale de ce travail– dont nous nous proposons de montrer qu’il est fondamentalement lié à deux éléments caractéristiques de la dynamique des changements technologiques. Soient les modes de qualification que cette dynamique peut mettre en œuvre et les espaces de qualification qu’elle peut créer dans l’entreprise.

Notre problématique nous a amené à nous interroger sur le constat selon lequel l’un des effets majeurs de cette dynamique de changement est de conduire, de façon progressive mais profonde, à une transformation radicale de la fonction technicienne. Au-delà des changements caractérisés concernant les autres composantes de la configuration professionnelle de l’espace social de l’entreprise, à l’exemple de certains groupes

d’opérateurs et de travailleurs spécialisés, nous avions souligné comment l’observation de cet espace nous a amené à faire ressortir les constats principaux de cette transformation. Dans ce contexte, deux remarques s’imposent ici comme les prémisses de base de nos hypothèses.

Premièrement, le rôle stratégique des techniciens dans le processus de production –phase de test fonctionnel et pouvoir de décision au niveau de la qualité technique et du volume de production, deux éléments de leur pouvoir de négociation légitimés par la maîtrise technique– ainsi que les fonctions techniques qui lui servent de supports –structure

technique (électronique) et logistique informatique des équipements composant les stations de test– ont subi des transformations telles que ce sont, non seulement les activités

caractérisant la fonction technicienne qui ont changé de nature, mais également

l’organisation du travail dans laquelle s’insèrent ces activités. En d’autres termes, c’est ce qui apparaît comme étant la « raison professionnelle » même des techniciens en tant que

communauté de production qui a radicalement changé de nature153 dans la mesure où les

principaux éléments qui la composent ont dû subir de profondes transformations liées à l’accélération des processus d’automatisation des fonctions techniques et d’informatisation des équipements de test.

Deuxièmement, au-delà de ces transformations, de natures a priori technique et socioprofessionnelle, caractérisant globalement la communauté technicienne, cette

dynamique de changement a produit un autre effet majeur, contrebalançant en quelque sorte le premier, c’est l’émergence d’un nouveau groupe de « techniciens » ou plutôt de « super techniciens », une élite composée de techniciens hautement spécialisés, de « travailleurs du savoir » (KPMG et al., 1996) dont la raison professionnelle est tout autre.

L’observation préliminaire du terrain –avant la réalisation méthodique de l’enquête– a montré en effet que suite aux changements154 mis en place par cette dynamique, de

nouveaux postes de travail sont apparus en relation avec de nouveaux besoins

professionnels liés à la mise en place, au fonctionnement et à la maintenance des nouveaux équipements, légers et lourds, que l’évolution technique et scientifique des produits les plus avancés à contribué à imposer. L’un des volets de cette recherche sera de tenter de

démonter les mécanismes qui ont présidé à l’émergence d’un nouveau « personnel technique » en relation avec la formation de ces postes de travail. Un personnel qui a pu progressivement, mais néanmoins très rapidement, s’imposer comme un groupe

« incontournable » en raison des positions spécifiques –au niveau des opérations de test et de maintenance notamment, mais pas seulement– qui sont devenues les siennes dans l’ensemble du processus de production de l’entreprise.

D’autres facteurs ont contribué à la fracture de la communauté des techniciens de l’entreprise suite à cette même dynamique de changement en raison de l’effet

d’entraînement qu’elle n’a pas manqué d’engendrer. Il s’agit de montrer dans notre analyse comment, à la faveur de cette dynamique de changement, de nature technologique

initialement, des changements d’une autre nature, relevant de la volonté des instances de décision de l’entreprise et exprimés notamment à travers ses stratégies de gestion –visant à redéfinir l’organisation du travail– sont mis en œuvre pour répondre à des choix

stratégiques en termes d’organisation du travail. Notons que c’est suite à la conjugaison de ces deux dynamiques que deux autres secteurs d’activité ont pu émerger dans l’espace socioprofessionnel de l’entreprise : celui de la recherche et du développement des produits et le secteur réservé à l’investigation.

Ces deux secteurs d’activité apparaissent comme des espaces de qualification par

excellence, de par la nature même de leurs activités. Ce seront des espaces d’activité pour les deux autres sous-groupes de cette nouvelle « élite technicienne » en émergence. Le premier aura pour tâches de contribuer, en collaboration avec l’ingénierie, à la conception, au développement, au lancement et à la mise en production des produits répondant à la stratégie commerciale de l’entreprise, alors que le second doit consacrer ses activités à la prise en charge en aval de ces produits, c'est-à-dire à la résolution des différentes difficultés technologiques et fonctionnelles qui ne manquent pas d’apparaître suite à toute opération de

153 Changement passant « d’un travail qualitatif à un travail quantitatif », pour reprendre les termes utilisés par un

technicien au cours d’un entretien dans l’entreprise. Voir annexe n° 2, compte rendu n° 4.

154 Transformations techniques, organisationnelles et autres dont nous ferons ressortir les caractéristiques dans la

lancement de ce type. Ces deux étapes stratégiques, à la fois en amont et en aval du

processus de fabrication industrielle, viendront ainsi compléter une organisation du travail – concernant les techniciens notamment– dans laquelle le premier groupe de cette « élite » occupe déjà, comme nous l’avons souligné plus haut, la place la plus stratégique du circuit de production. La nouvelle « catégorie professionnelle » dont il s’agira dans cette

recherche de montrer les conditions de formation et les composantes identitaires sera donc, a priori à ce stade de l’analyse, constituée à partir des trois sous-groupes que nous venons d’évoquer et qui sont formés de ce qui présente toutes les apparences d’une « aristocratie technicienne ». Une élite dont il nous faudra montrer dans quelle mesure les capacités techniques ainsi que les activités de ses membres peuvent ou non avoir les attributions et les prérogatives –et donc le pouvoir de négociation– qui a priori seraient les leurs. Ce sera là, entre autres, l’objet de l’analyse que nous entreprendrons, dans la suite de cette

recherche, des composantes constitutives de cette « nouvelle communauté », notamment par l’appréhension des zones d’incertitudes relatives à ses trois sous-groupes.

Ce qui distingue à première vue les trois sous-groupes ayant contribué à l’émergence de cette « nouvelle catégorie professionnelle », ce sont les activités spécifiques qui

caractérisent les espaces de « haute » qualification qui sont devenus les leurs suite la dynamique des changements dont l’enquête nous permettra d’analyser la nature.

À l’inverse, dans le reste de la communauté technicienne, les divers sous-groupes qui la composent ont dû subir graduellement une autre évolution, caractérisée quant à elle par l’apparition d’espaces d’activité dont la structuration et les niveaux de qualification se différencient nettement de la première communauté. Les transformations résultants des changements technologiques relatifs à des phénomènes comme ceux de l’informatisation des fonctions techniques de test et de l’automatisation des procédés et des stations de travail, ont conduit à la suppression graduelle des principales caractéristiques

professionnelles de leurs activités. Brièvement, l’intégration poussée des stations de test, entre autres éléments sur lesquels nous reviendrons, ainsi que les choix d’organisation du travail qui en ont résulté –mais dont nous pourrons voir qu’ils ne sont pas forcément le résultat incontournable des changements technologiques– ont conduit la grande masse des techniciens à occuper des postes de travail excluant toute initiative d’investigation

technique individuelle155 et dans lesquels les recours à l’habileté technique et aux

« compétences spécialisées » des techniciens ont été substantiellement réduits. En d’autres termes, ces conditions de travail font de ces postes des espaces de déqualification

caractérisés dans lesquels les techniciens apparaissent davantage comme des « presse- boutons ».

Pour conclure ces prémisses aux hypothèses que nous avancerons dans ce modèle d’analyse, nous rappellerons donc brièvement que la dynamique des changements technologiques, conjuguée parfois, dans des conditions que nous examinerons plus loin, aux décisions stratégiques et à la politique de gestion de l’entreprise, a conduit à une véritable fracture de la communauté technicienne en déclenchant un processus de

fractionnement de ce qui constituait jusque-là la fonction de base de cette communauté, la « fonction technicienne ». Pour résumer, deux constats doivent être soulignés. Le premier prend acte de la formation d’une nouvelle et importante « catégorie de techniciens-

opérateurs » dont les activités sont caractérisées avant tout par une déqualification poussée

et dont l’enquête nous conduira à montrer qu’elle n’aura pas nécessairement les incidences escomptées en terme de pouvoir d’expert et de pouvoir de négociation. Le deuxième désignera l’émergence d’une autre « nouvelle catégorie » de techniciens, composée des trois sous-groupes « hautement qualifiés » que donne à voir l’observation brute et préalable de l’espace de l’entreprise et dont les activités sont de nature fondamentalement différentes.

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