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La différence de perspective entre la sociologie du travail et la sociologie des organisations

Section I. Les changements technologiques

1. La sociologie face aux changements technologiques

1.2. La différence de perspective entre la sociologie du travail et la sociologie des organisations

Les travaux consacrés aux impacts de la technologie depuis les trente dernières années sont, comme nous l’avons souligné, nombreux et, lorsqu’ils sont ciblés vers l’entreprise ou l’organisation industrielle, ils transcendent largement les limites des champs disciplinaires dans lesquels ils s’inscrivent (Alsène, 1990). Les raisons principales en sont la difficulté et l’ambivalence inhérentes à ces analyses centrées sur l’espace de l’entreprise. Cet espace est à la fois un lieu de division du travail et de pratiques sociales spécifiques (Touraine, 1962 ; Friedmann, 1964 ; Moore, 1969 ; Sainsaulieu, 1990 ; 1997), pour la sociologie du travail. Il est, pour la sociologie des organisations, un espace organisationnel complexe avec des caractéristiques propres de structure, de distribution du pouvoir, de répartition des tâches et de « gestion » de groupes humains, nécessitant des angles d’approche appropriés (Child, 1984 ; Mintzberg, 1982 ; 1986 ; Crozier, Friedberg, 1977 ; Crozier, 1989 ; Scott, 1990). Dans le premier cas, en sociologie du travail, cette question d’impact est rarement abordée en dehors d’une autre interrogation : le problème de la « détermination sociale » de la technologie (Crozier, 1983 ; Desmarez, 1986 ; Ballé, 1990 ; Goodman, Sproull, 1990) et du « déterminisme technologique » (Maurice, 1980 ; Liu, 1981 ; Maheu, Beauchemin, 1987) en tant que variable d’analyse pertinente dans une démarche d’intelligibilité de cet espace de socialisation. Dans le second cas, en sociologie des organisations, les notions de

technologie et de changements technologiques constituent un facteur dont l’étude des effets

28 C’était déjà là un constat opéré à quelques années d’intervalle par D. Monjardet (1977) et F. Séguin et J.F. Chanlat

(1983) pour ce qui concerne la sociologie des organisations et par M. Maurice (1980) et L. Maheu et H. Beauchemin (1987) pour la sociologie du travail.

29 Tant elle est au centre de notre approche dans l’analyse de l’espace d’observation, notamment par le biais de ce double

ne peut être menée indépendamment des autres variables d’analyse mises en œuvre par les différentes « théories de l’organisation » (Séguin, Chanlat, 1983 ; 1987). Dans cette perspective, effectivement, ce « facteur » apparaît comme une variable dont la nature est souvent qualifiée de « contextuelle », au même titre que l’origine et l’histoire de

l’organisation, sa taille ou sa localisation (Woodward, 1965 ; Rackman, Woodward, 1970 ; Crozier et Friedberg, 1977 ; Mintzberg, 1982 ; Legendre, 1991). L’un des meilleurs exemples de cette vision, longtemps dominante, est la théorie dite de la contingence structurelle (Woodward, 1965) ainsi que les nombreuses études de cas auxquelles elle a donné lieu à partir des années soixante30 (Hickson et al., 1971 ; Gasparini, 1977).

Le point commun de ces analyses, sur le plan de l’appréhension de la technologie et des changements technologiques, est qu’elles sont globalement préoccupées par leurs impacts sur l’organisation industrielle en termes de structure et de modes de fonctionnement (Crozier, Friedberg, 1977). Le principal reproche adressé aux recherches menées sur les impacts de la technologie, et autour duquel s’accordent dans l’ensemble les analyses critiques qu’elles ont suscitées est qu’elles sont enfermées dans une approche « bien particulière » de la relation technologie-organisation (Alsène, 1990), c'est-à-dire celle du déterminisme technologique. Autrement dit, ces recherches ne peuvent s’affranchir de la notion d’« impératif technologique31 » (Monjardet, 1980) –ou de son pendant chez D.

Salerni (1979), la « contrainte technique » – et donc intègrent nécessairement dans leur point de vue les prolongements de cet impératif en acceptant l’idée qu’un lien de nature organique associe la technologie à l’organisation : à tel type de technologie doit

correspondre tel type de structure. Dans d’autres analyses, ce point de vue est moins tranché en ce sens que, sans exclure complètement cette logique déterministe, il attribue aux changements technologiques un « déterminisme technologique doux » (Adler, 1987). Autrement dit, la technologie ne peut pas être considérée comme « neutre » (Ellul, 1954) dans sa mise en œuvre dans les organisations industrielles, un point de vue partagé par M. Crozier (Crozier, 1963 ; Crozier , Friedberg, 1977) qui, après s’être nettement démarqué du courant « déterministe », admet en définitive que certains impacts de la technologie au niveau de ce qu’il appelle « la logique d’organisation » ne peuvent être délibérément évacués, notamment lorsque l’on considère des prolongements aussi importants que ceux de l’introduction des ordinateurs dans ces organisations (Crozier, 1983 ; 1989). Dans ce contexte, il faut alors bien reconnaître que la technologie « incorpore » la vision technique et sociale de ses concepteurs et de ses producteurs (Alsène, 1990).

Remarquons que dans ces différentes analyses la traduction dans l’espace de l’entreprise de cette « vision » s’exprime dans la plupart des cas recensés par ce que E. Alsène (1990) appelle le « design organisationnel implicite », c’est-à-dire l’ensemble des ajustements internes en terme d’organisation des « processus » de travail et de répartition des tâches en fonction des contraintes nouvelles inhérentes aux équipements accompagnant des

changements technologiques. Le fait que la technologie, sous les formes diverses qu’elle peut prendre et les contraintes qu’elle peut impliquer, conduise, dans un espace industriel, à des ajustements plus ou moins appropriés –gestion des tâches et réorganisation des

30 Courant largement dominant dans la sociologie industrielle anglo-saxonne, avec comme vecteur rédactionnel la revue

Administrative Science Quarterly de l’université Cornell (États-Unis). Parmi ses principales figures peuvent être cités P.M. Blau (Blau et al., 1976), R.H. Hall (1977) ou C. Perrow (1972 ; 1973) aux États-Unis, ou encore T. Burns (Burns, Stalker, 1961), D.J. Hickson (Hickson et al, 1969) et, surtout, J. Woodward (1958 ; 1965) en Grande-Bretagne.

31 D. Monjardet définit cette notion d’« impératif technologique au sens d’une causalité directe, linéaire, impérative entre

processus de production– n’est pas en soi un constat nouveau dans la littérature (Noble, 1978 ; Mumford, 1983 ; Bijker et al., 1987 ; Legendre, 1991). Ce qui attire l’attention davantage, c’est cette idée que la technologie et les changements qu’elle implique dans l’espace de l’entreprise n’ont d’effets que sur le plan organisationnel. Toute forme de contingence sur le plan social étant considérée comme peu pertinente en terme d’analyse d’impact32.

En définitive, compte tenu du peu d’adhésion obtenue autour des résultats dégagés par l’analyse des changements technologiques en sociologie des organisations, constat par ailleurs établi à plusieurs reprise (Child, 1974 ; Crozier, Friedberg, 1977 ; Monjardet, 1980) autant en sociologie du travail qu’en sociologie des organisations, force est de prendre acte du « bilan globalement négatif » (Monjardet, 1980 : 77) de ces voies d’approches.

Depuis les travaux de J. Woodward (1958 ; 1965), ce qui caractérise le plus la question des changements technologiques c’est non seulement la multitude des voies d’approches utilisées pour identifier et quantifier le phénomène technologique et ses impacts sur les diverses sphères d’activité des organisations industrielles, et en particulier sur celle des relations sociales du travail, mais également le manque de consensus autour d’une base de réflexion élémentaire : une définition conceptuelle ou empirique de la technologie (Perrow, 1973 ; Bernier et al., 1983 ; Domingues, 1986 ; Scott, 1990).

1.3. Trois types d’approches : la perception historiciste, l’inscription des changements

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