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Qualification et « compétence » : une approche critique des modèles dominants

Section II. La qualification dans l’analyse sociologique

3. Qualification et « compétence » : une approche critique des modèles dominants

En prolongement de la présentation des tendances de l’analyse sociologique sur la question de la qualification, il nous a paru utile d’évoquer ici ce qui apparaît comme la plus récente des phases de ce long débat sur la qualification, et sur ce qui est souvent présenté comme son corollaire, la compétence. C’est un débat dans lequel, finalement, les thèses les plus anciennes font resurgir la solidité et la validité d’une argumentation que beaucoup ont eu tendance à considérer comme désuètes. C’est dans ce cadre que C. Dubar (1996) se propose de remettre en question les motifs de cette évolution tendant à substituer aux paradigmes antérieurs de la qualification un « modèle de la compétence ». Dans une synthèse visant à faire le point, C. Dubar revient sur un des termes les plus classiques de ce débat, l’opposition entre les conceptions dites « substantialiste » et « relationniste »

(Campinos-Dubernet, Marry, 1986) liées respectivement aux travaux de G. Friedmann (1964) et de P. Naville79 (1956 ; 1963). Dans son analyse, C. Dubar adopte une hypothèse

résolument pro-tourainienne en ce sens que, pour lui, la définition proposée par A. Touraine (1955) sur la « qualification sociale » contient déjà l'essentiel de ce qui est appelé de plus en plus souvent la « compétence » depuis quelques années, notamment par les spécialistes du management social, et qui a progressivement réussit à se substituer à la qualification, et ce dans une perspective de « compétitivité » (Cannac, 1986). À partir de ce contexte, et en s'appuyant sur une attitude critique vis-à-vis de ce qu'il appelle les « rhétoriques

professionnelles »80 (1996 : 186), C. Dubar examine d’un point de vue critique les contenus

conceptuels des notions de qualification et de compétence qui ont dominé le débat sociologique, sous la forme de deux grandes approches. Pour la première approche81, la

notion de « compétence » est définie comme un « ensemble de savoirs et savoir-faire construits socialement par un travail d’argumentation du groupe et reconnu comme indispensables à la production d’un bien ou d’un service » (Paradeise, 1987). Pour la seconde approche, la « compétence » serait ce qui caractérise les membres des groupes professionnels constitués, ou en voie de l’être, en marché du travail fermé, « contrôlé par l’élite du groupe et reconnu par l’État » (Dubar, 1996 :186). C’est la relation du

« professionnel » à son client qui constitue le principe dominant dans ce modèle, dont la traduction sur le terrain passe par des stéréotypes (dévouement, excellence, engagement, confiance, respect du client, etc.) visant à différencier « culturellement » ces

« professionnels » des autres travailleurs. C’est donc a contrario que le terme qualification désignera « l’enjeu de négociations entre employeurs et syndicats portant sur le classement des "occupations" qui ne relèvent pas de ce système "professionnel" » (1996 : 186). Cette distinction entre « qualification » et « compétence » renvoie ainsi davantage à une

différence de stratégies d’acteurs collectifs et à des modes de régulation des marchés du travail qu’à une véritable différenciation de savoirs ou de « profils de personnalités ». C’est à partir de la multiplication de ce type d’analyse et, plus globalement, de la perception de la qualification comme « une des clés de voûte du compromis fordiste » (Dubar, 1996 : 188) que se feront jour, premièrement « un nouveau modèle de la

79 Travaux dont nous avons présenté les principales articulations dans cette revue bibliographique. 80 En s’inspirant des termes utilisés par P. Tripier et R. Damien (Tripier, Damien, 1994).

81 En référence à l’analyse sociologiques des marchés du travail, et en particulier à la théorie des « professions » prises en

tant que type idéal de « marché du travail fermé » fonctionnant sur la base d’un modèle précis de « compétence » (Dubar, 1996).

compétence », suscité par les nouvelles pratiques de gestion des entreprises (Zarifian, 1988) et, deuxièmement, et en parallèle, une tendance dans l’analyse sociologique visant à repérer un mouvement en rupture avec le modèle taylorien de la division du travail et dont l’un des signes serait précisément l’évolution et la transformation de la notion de qualification –en compétence– en raison d’une division du travail caractérisée par une plus grande

intégration des tâches, ainsi que nous avons pu le montrer plus haut.

Ce nouveau « modèle de la compétence » dans les entreprises (Zarifian, 1988), se présente sous la forme d’une combinaison de cinq éléments : de nouvelles normes de recrutement axées sur le « niveau de diplôme », une valorisation de la mobilité et du suivi individualisé de carrière, de nouveaux critères d’évaluation (prenant en compte des notions comme la responsabilité, l’autonomie, l’engagement, etc.), la formation continue comme vecteur de transformation des « identités salariales » (Dubar, 1996 :189) et enfin la mise en cause des anciens systèmes de classification basés sur la qualification déterminée par la négociation collective.

Ce modèle de la compétence renvoie finalement à une conception de l’entreprise en tant qu’instance de socialisation capable de s’assurer l’engagement des salariés et de maîtriser « les critères de reconnaissance identitaire ». Ce modèle, ni nouveau ni plus rationnel que les autres, se trouvera dès lors confronté au problème de l’évaluation de ces

compétences d’un type nouveau « qui ne sont ni des savoirs techniques ni des savoirs pratiques » (1996 : 190), obstacle majeur s’il en est, en ce sens que ce problème peut être interprété comme l’un des premiers signes d’un certain échec du discours sur la

compétence produit par ce modèle (Dubar, 1996). Sans vraiment s’engager dans

l’entreprise, manifestement risquée, d’une définition de l’une ou l’autre de ces notions, C. Dubar conclut finalement que « comme celui de qualification, le terme de compétence est d’abord, pour le sociologue, un mot du débat social, une catégorie utilisée par certains acteurs, dans certaines circonstances, pour rationaliser et argumenter leur stratégie et exprimer leur croyance » (1996 : 191).

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