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Le pouvoir hiérarchique de la technologie : un exemple de déterminisme technologique

Section I. Les changements technologiques

2. Le déterminisme technologique dans l’analyse sociologique

2.3. Le pouvoir hiérarchique de la technologie : un exemple de déterminisme technologique

recentrée en quelque sorte sur une perspective sociale, et rompant avec la sociologie industrielle, aux États-Unis comme en Europe, en l’occurrence (Desmarez, 1986 ; Ballé, 1990 ; Goodman, Sproull, 1990), l’analyse du rapport de l’individu–salarié avec une tâche qui existe indépendamment de lui voit sa problématique déplacée et réorientée vers une appréhension soucieuse davantage de repérer les effets des changements technologiques au niveau du système de relations sociales et des rapports sociaux de travail –à l’image des préoccupations de nature identitaire que nous privilégions dans notre étude– ainsi qu’au niveau des enjeux stratégiques des individus déterminés dans le contexte du système social et professionnel de leur espace de travail (atelier ou espace industriel plus étendu).

2.3. Le pouvoir hiérarchique de la technologie : un exemple de déterminisme technologique.

Reprenant la critique de la technologie en tant que phénomène autonome (Rosenberg, 1976 ; Massard, 1991), D. Salerni (1979) propose une approche visant à montrer que les

changements sur lesquels peuvent déboucher ses applications dans le monde du travail incorporent, de fait, des contraintes sociales dont les prolongements vont au-delà du seul espace physique que ces changements affectent. Si cette idée n’est pas nouvelle en soi (Braverman, 1976 ; Noble, 1978), elle se démarque néanmoins pour deux raisons. La première, de portée globale, attribue à la technologie une part fondamentale dans la production de deux éléments caractéristiques de ce que l’auteur a appelé la

« culture économique et industrielle » : le « déterminisme taylorien » et le progrès technique. La deuxième raison, se présentant comme la projection empirique de la

première, s’inscrit dans l’espace même du milieu de travail et vise à démontrer l’existence d’une fonction spécifique, induite par les changements technologiques en raison du

mécanisme même qui préside à leur introduction dans l’espace de l’entreprise, à travers ses dimensions sociale et organisationnelle : c’est la « fonction hiérarchique ». Cette approche est construite en deux temps.

Premièrement, l’analyse est fondée sur un postulat posant que toute technologie a la propriété d’intervenir dans la productivité par le moyen d’« un flux d’énergie et

d’information provenant du travail humain » et, comme la nature de ce dernier est sociale et non pas naturelle, « toute technologie ne peut donc être associée de manière univoque à une valeur de productivité que si l’on pose le préalable d’une fonction hiérarchique » (1979). Ce qui n’empêche nullement cette fonction hiérarchique d’être fondamentalement distincte

57 Cette même catégorie conceptuelle de « raison technique » de D. Noble (1977) se retrouve également, mais sous des

formes légèrement différenciées, chez D. Monjardet (1980) avec son « impératif technologique » ainsi que chez D. Salerni (1979) avec sa « contrainte technique ».

et autonome par rapport à la technologie. Par ce biais, l’auteur cherchera à montrer que les changements technologiques n’ont pas de caractère autonome en ce sens qu’ils sont

porteurs de pratiques et de contraintes sociales sans lesquelles ils perdent leur signification. Et pour cause. Si le développement technologique, d’une façon générale, a tendance à fausser le paradigme taylorien, c’est essentiellement en raison des contraintes sociales apparues, précisément, ces dernières années58.

Deuxièmement, D. Salerni tente de démontrer que l’introduction des changements

technologiques se fait à partir de plusieurs processus de socialisation composés d’un cycle d’adaptation suivi d’un cycle d’adoption de ces changements suite à leur conformation à l’espace de production. Ce cycle d’adoption des changements technologiques correspond à un processus au cours duquel la machine s’impose comme une entité hiérarchique en ce sens qu’elle nécessite une séquence de gestes opératoires précis de la part des opérateurs. C’est ce qui forme la fonction hiérarchique de la technologie. Pour l’auteur, « cette fonction hiérarchique de la technologie se fonde sur la perception que l’opérateur a de son propre travail ». Dans ce contexte, l’auteur propose une construction –permettant

d’appréhender l’intégration des changements technologiques dans l’organisation industrielle– articulée autour de trois phases qu’il résume ainsi :

« Dans une première phase historique et logique, c’est l’organisation, en tant que sujet de l’investissement qui légitime la technologie comme source hiérarchique ; dans une seconde phase c’est la technologie qui fonde, alimente et reproduit la relation hiérarchique d’organisation ; dans une

troisième phase, la crise de légitimation, d’autorité et d’acceptation des normes atteint les deux systèmes hiérarchiques et les deux crises s’alimentent mutuellement ; le rapport d’interdépendance change de signe et apparaissent en même temps le caractère social du rapport hiérarchique

organisationnel, le caractère hiérarchique (social) de la relation technologique et la provenance idéologique de sa légitimation » (Salerni, 1979).

En conclusion, l’évolution technologique intervenue dans « les productions en grande série » est de nature telle qu’on assiste à un cycle de recomposition des tâches, provoquant une rupture progressive avec le cycle de parcellisation du travail et de décomposition des tâches propre au modèle taylorien59. Cette « crise » des chaînes de montage ne serait pas

une crise technologique mais une crise sociale en ce sens que « ce n’est pas un processus d’obsolescence qui pousse à remplacer ou à modifier les chaînes, mais un processus de crise et de contestation de leur pouvoir hiérarchique » (1979).

L’intérêt de cette vision des changements technologiques est double. D’une part, elle a le mérite de montrer la portée de la composante historique attachée aux changements

technologiques, portée significative de leur insertion dans le cadre d’évolution global de la division du travail et dont nous avons pu souligner plus haut l’importance. D’autre part, elle fait ressortir les impacts des changements technologiques en cristallisant leurs

prolongements sur l’organisation du travail et, surtout, sur les conditions de socialisation.

58 La démonstration de l’auteur s’appuie sur plusieurs exemples concrets formant une tendance, à ses yeux, significative,

et montrant que dans les entreprises où des changements technologiques ont été introduits, les postes de travail étaient devenus, de façon générale, plus « autonomes » (travail sur des tables individuelles plutôt que sur les chaînes, par exemple). Tendance dont la confirmation et la généralisation indiquerait, selon l’auteur, une perte de vitesse, sinon une remise en question, de l’organisation taylorienne du travail. C’est là une perspective dont nous verrons plus loin qu’elle fut, et demeure dans une certaine mesure, une idée dominante de la sociologie du travail depuis plusieurs années (Gagnon, 1996).

59 Nous aurons l’occasion de revenir sur cette considération précise en raison des conclusion tirées de nos propres

observations sur le terrain quant aux effets des changements technologiques sur l’organisation du travail et dont la tendance globale présente précisément un certain décalage par rapport à la conclusion prospective de l’analyse de D. Salerni (1979).

Par contre, il est difficile de ne pas souligner la relative fragilité de la conclusion

prospective de cette vision quant au processus d’atténuation du modèle taylorien au profit d’une recomposition des tâches par le moyen d’un processus d’autonomisation des postes de travail et dont les changements technologiques seraient responsables. Mais c’est là précisément l’un éléments d’analyse et d’observation ciblés par notre étude de cas. Nous y reviendrons donc plus loin, à la faveur de l’analyse de nos résultats de recherche, pour appréhender de façon critique l’approche exposée60.

2.4. Le renforcement du cloisonnement intercatégoriel et la professionnalisation des

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