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L’opposition entre savoirs et compétences : entre une épistémologie des savoirs et une épistémologie de l’action ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 49-53)

Les débats et tensions autour du concept de compétence dans la culture professionnelle de l’enseignement scolaire

2. L’opposition entre savoirs et compétences : entre une épistémologie des savoirs et une épistémologie de l’action ?

2.1. Une opposition entre une culture « émancipatrice » et une culture « utile »

Parmi les débats générés par l’introduction des approches par compétences, une question centrale idéologique et politique est celle de l’opposition entre les savoirs et les compétences, qui va au-delà des enjeux éducatifs et professionnels (Duru-Bellat, 2012). Certains critiquent les programmes orientés vers les compétences comme « une invention des classes dominantes et des forces conservatrices qui mènent la planète » pour normer les attendus scolaires (Perrenoud, 2002, p. 8) et critiquent alors l’abandon des savoirs au profit des compétences (Hirtt, 2009). Cette défense de l’accès aux savoirs et à la culture valorise la dimension républicaine et émancipatrice des

savoirs : ce n’est pas parce que l’on donne la priorité à l’action dans l’acquisition des compétences que les élèves comprennent « la logique des actes qu’ils effectuent » puisque leurs actions sont organisées en fonction de besoins immédiats (Butlen & Dolz, 2015, p. 4). Ces auteurs défendent l’idée que développer un « savoir agir » n’est pas forcément gage de compréhension et d’émancipation pour les élèves, notamment ceux issus des milieux sociaux les plus défavorisés.

Cette opposition entre culture « émancipatrice » et culture « utile » renvoie plus largement aux débats entre les « tenants de l’instruction et ceux de l’éducation » qui sont actualisés par la question des valeurs véhiculées par le concept de compétence (Gaussel, 2018). Ce rapport à l’utilité et à l’assujettissement aux normes d’un système libéral et au monde du travail fait partie des réticences centrales par rapport au concept de compétence. Ces réticences portent notamment sur la crainte de perdre le rapport à une culture qui unit les élèves et qui permet leur émancipation pour leur vie future.

2.2. Une crainte pour les disciplines « traditionnelles »

Au-delà des tensions sur la conception de la culture scolaire, l’opposition entre les savoirs et les compétences s’explique également par une crainte pour les disciplines traditionnelles. En effet, pour certains, l’introduction des compétences, et notamment transversales, est perçue comme un danger pesant sur les disciplines traditionnelles (Berry & Garcia, 2016; Lenzen, Denervaud, &

Poussin, 2012; Whitty, Rowe, & Aggleton, 1994), accompagnée d’une crainte de la baisse des exigences et des ambitions scolaires (Beckett, 2004; B. Rey, 2014). En effet, les structures syndicales disciplinaires défendent leurs propres heures d’enseignement acquises à chaque niveau de l’école et craignent une baisse de ces heures avec les réformes sur les compétences et la transversalité. Ils défendent la visée émancipatrice de leurs savoirs dans le projet éducatif de l’école. Cette crainte peut s’expliquer par la formation initiale dispensée aux enseignants, qui est principalement orientée vers la maitrise des savoirs de leur discipline (Carlier & Parmentier, 2002;

Duru-Bellat, 2012; Lange & Victor, 2006; Lussi Borer & Perisset, 2012; Maroy, 2006; Tiana et al., 2011; Whitty et al., 1994), et pas forcément à des stratégies pédagogiques de mise en action des apprenants et d’appropriation de ressources pour résoudre des situations complexes. C’est donc « une culture de l’enseignement qui prédomine de longue date, dont la référence centrale est la notion de savoirs que les élèves doivent s’approprier grâce à l’action d’un enseignant avant tout détenteur et transmetteur de ces savoirs » (Lussi Borer & Perisset, 2012, p. 39), qui limite le développement d’une nouvelle culture professionnelle autour des compétences.

Malgré une volonté de lutter contre la fragmentation des connaissances et des disciplines (Braslavsky, 2001; Duru-Bellat, 2015), et notamment contre la hiérarchie entre les savoirs académiques et les savoirs d’action (Lemaître & Hatano, 2007), l’introduction des compétences ne permet pas de dépasser ces tensions. En effet la question de l’articulation entre théorie et pratique (Tanguy, 1996) et entre une épistémologie de l’action et une épistémologie des savoirs (Saury et al., 2013) est toujours vive. D’un côté, l’épistémologie des savoirs se centre sur les savoirs et les représentations qui sont conçus comme des éléments préalables à l’action, transmis à partir des savoirs de référence. Dans cette conception de l’apprentissage, apprendre « consiste à mémoriser, capitaliser et mobiliser des savoirs » (Saury et al., 2013, p. 17) dans le cadre de pédagogies plutôt transmissives. L’épistémologie de l’action repose quant à elle avant tout sur le caractère singulier et situé de toute situation d’apprentissage qui ne peut se réduire à l’application stricte de connaissances. L’apprentissage est alors appréhendé à partir de la conception de situations d’enseignement favorisant les interactions entre l’individu et son environnement.

L’introduction d’une approche par compétences renvoie plutôt à cette épistémologie de l’action, en mettant la focale du côté des situations et du caractère situé et compétent de l’activité des individus. Mais cette orientation conduit à une résistance des disciplines traditionnelles qui, elles, s’appuient plutôt sur une épistémologie du savoir.

Ces réticences se retrouvent également dans les pratiques d’évaluation où « la logique d’évaluation par compétences relève d’une forme de validation individuelle des acquis, étrangère à la notion de classement individuel » véhiculée par les pratiques d’évaluations chiffrées (Merle, 2015, p. 86‑87). Seulement, les enjeux relatifs à l’évaluation et notamment le « maintien des logiques sélectives de l’école française » font que la logique d’évaluation par compétences ne réussit pas à jouer son rôle dans la lutte contre la « logique du classement » (Merle, 2015, p. 87).

La culture scolaire hiérarchise les savoirs disciplinaires entre eux : tous les savoirs n’ont pas la même importance dans le parcours scolaire des élèves, ce qui impacte les pratiques d’évaluation.

Il semble donc que l’ambition affichée de lutter contre cette hiérarchie des savoirs par l’intégration des compétences, soit freinée face à cet ensemble de réticences de la part de la communauté éducative.

2.3. Une volonté de dépasser cette opposition entre savoirs et compétences

L’opposition entre un savoir rattaché à une discipline scolaire et des compétences qui se centrent sur un agir dans des situations complexes, cherche pourtant à être dépassée pour répondre aux enjeux affichés précédemment. Sans nier les savoirs, l’approche par compétences cherche à

dépasser les pédagogies « traditionnelles » en rendant les savoirs utiles, transférables et mobilisables dans des situations complexes. Ces deux approches de l’apprentissage ne doivent donc pas être opposées (Bulle, 2010), mais plutôt être envisagées comme complémentaires : une compétence ne peut exister en dehors de savoirs, ni même en dehors d’une culture (Barbier &

Galatanu, 2004; Legendre, 2001; Perrenoud, 2002). Une compétence est située dans un contexte culturel, ce qui nécessite un apprentissage parallèle de savoirs. C’est justement cette complémentarité entre les savoirs et les compétences qui permettrait de « déterminer les savoirs dont la personne a besoin pour développer telle ou telle compétence dans des situations et vice-versa de déterminer les savoirs sur lesquels les compétences se sont effectivement appuyées » (Jonnaert, 2017, p. 8). Ces allers-retours permettraient de trouver un équilibre entre : a) des savoirs qui sont « utiles » et mobilisables dans des situations proches de la vie réelle, et donc potentiellement réinvestissables en dehors de l’école ; et b) des compétences contextualisées et constituées de savoirs culturels émancipateurs.

Cette tension entre savoirs et compétences interroge plus globalement le projet éducatif de l’école, et notamment la place de ces disciplines traditionnelles qui hiérarchisent les savoirs scolaires dans le parcours et la réussite des élèves. En effet, « si l’on peut contester le caractère démocratique des directives européennes en matière de compétences à transmettre, est-on si sûr que la façon dont le monde académique liste les savoirs disciplinaires à mettre au programme l’est beaucoup plus ? » (Duru-Bellat, 2012, p. 12). La hiérarchie entre les disciplines et entre les savoirs est ancrée dans la culture scolaire, et fait partie des éléments expliquant les inégalités de réussite entre les élèves, notamment entre ceux issus de milieux favorisés et ceux issus de milieux défavorisés. Il n’est plus besoin de démontrer que « le savoir ne donne du pouvoir qu’à ceux qui apprennent à s’en servir dans les rapports sociaux », c’est-à-dire le plus souvent aux élèves issus de milieux favorisés qui sont familiers à la culture scolaire et à ses codes (Perrenoud, 2002, p. 14).

Une des questions centrales posées autour de la compétence renvoie donc au rôle de l’école : « est-ce qu’elle sert à préparer les élèves à répondre aux questions qu’on leur pose à l’école ou est-est-ce qu’elle sert à préparer à la vie et donc à des questions auxquelles on n’est pas préparé ? » (O. Rey, 2012, p. 2). Il semble qu’une réponse à cette question soit justement dans cette complémentarité entre les savoirs, issus d’une culture, qui sont émancipateurs pour les élèves, et les compétences, qui permettent d’agir en donnant du sens à ces savoirs parce qu’elles favorisent leur réinvestissement dans des situations proches de la vie réelle des élèves.

3. Le caractère flou et polysémique du concept de compétence : quelles

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