• Aucun résultat trouvé

DEUXIEME PARTIE : CADRE THÉORIQUE

Chapitre 3 : L’importance de l’espace privé et collectif dans l’activité

Pour Jahng (2013, p.5) « un groupe collaboratif devrait chercher une solution en équipe, entreprendre des processus plus complexes en travaillant ensemble, au lieu d’adopter une simple approche de partage et de conquête » (Ingram et Hathorn, 2004 ; Stacey, 1999). Baker (2015) soutient cette déclaration en ajoutant que ce qui fait que le groupe collabore tient à la nécessité de parvenir à une solution partagée de groupe, où tous ses membres seraient d’accord. Cependant, cela peut ne pas se produire car il peut y avoir des points divergents pour lesquels les membres d’un groupe expriment des opinions, des croyances ou des arguments contraires.

Si les méthodes de travail individuel sont nombreuses, nous pouvons également trouver des recherches valorisant les espaces, les artefacts et les matériels qui permettent des moments de réflexion individuels. Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, pour les chercheurs qui ont proposé la technique du groupe nominal (Delbecq, Ven, et Gustafson, 1975), proposer un temps de travail individuel et un collectif s’est avéré déterminant pour la réussite de l’apprentissage en groupe. Le brouillon est le plus souvent un espace de travail personnel et privé. On y trouve des ébauches, des essais, au point qu’il est parfois qualifié de « cahier d’essais ». Bien au-delà d’une simple préfiguration avant « mise au propre », le brouillon est avant tout un espace-temps où s’élaborent les connaissances par des tentatives de formalisation textuelles ou iconiques. Villani (2012) en souligne l’importance dans la construction de la pensée mathématique. Rouet et Tricot (1995) témoignent que la prise de notes dans un brouillon aide à réduire la charge cognitive.

La réalisation collaborative d’une tâche peut prendre la forme d’un brouillon élaboré collectivement qui évolue au fil du travail du groupe. On peut aussi imaginer un brouillon collectif qui accompagne la réalisation d’une tâche d’une autre nature, comme la réalisation d’un objet. Dans ces deux cas, l’instrumentation numérique de l’élaboration du brouillon peut se révéler intéressante en ce qu’elle permet le partage et donc la collaboration. On peut ainsi collaborer à la réalisation d’une tâche par l’élaboration collaborative d’un brouillon. Les travaux sur les processus cognitifs de la collaboration témoignent de leur dimension intra-individuelle (Roux, 2004). La collaboration, dans sa dimension collective, s’appuie sur l’élaboration de représentations et de propositions individuelles (Allal, 2015). Ainsi, le brouillon personnel peut jouer un rôle important dans la réalisation collaborative de tâches et dans ses apprentissages subséquents.

Les études empiriques de Dennerlein, Seitlinger et Ley (2016) et Molinari (2013) montrent l’efficacité de la présence d’un espace privé et public pour favoriser la construction de connaissances. Dans les processus de construction de connaissances, Cress et Kimmerle (2008) et Ley et al. (2013) soulignent l’importance des conflits sociocognitifs et des processus d’étayage. Ces processus cognitifs ont été abordés dans la section « les déterminants cognitifs dans les apprentissages : cadre VEC ». Dans la même lignée que les travaux qui montrent l’importance de l’espace privé pour l’émergence des processus cognitifs, Pentland (2015, p.40) ajoute que « quand les gens se comportent indépendamment de leur apprentissage social, il est probable qu'ils aient des informations indépendantes et qu'ils croient en cette information suffisamment pour lutter contre les effets de l'influence sociale ». Quand les élèves disposent d’un espace privé, ils construisent leurs informations et vont lutter pour défendre leurs arguments. Dans le cadre des activités collectives, les travaux de Gamboa Rodríguez et Solari Landa (2012) font référence à la différenciation d’un espace privé par rapport à un espace public pour la construction de cartes mentales numériques. Ils définissent l’espace privé comme l’espace individuel de travail de chaque individu dans l’activité d’élaboration collective d’une carte mentale. L’espace public correspond quant à lui à l’espace de participation de tous les élèves en vue de créer une carte mentale collaborative.

Comme nous le décrivons dans cette section, nous distinguons les moments où les élèves co-élaborent des connaissances et les moments où ils coopèrent. La

notion « d’espace privé » peut être rapprochée de celle de « coopération » au regard des moments où ils réalisent des sous-tâches de manière individuelle au sein de l’activité. Les élèves ont un espace physique personnel dans lequel ils peuvent réaliser l’activité en dehors du groupe. Dans le chevauchement des processus collaboratifs et coopératifs, le groupe se nourrit des échanges individuels de ses membres, et vice-versa (Henri et Basque, 2008, p.40):

Comme l’effort collectif se nourrit du travail de chaque membre du groupe, il faut que chacun dispose d’un endroit pour réaliser certaines activités, et pour se préparer à les partager avec le groupe. L’espace privé est celui que chacun se construit lui-même, à sa manière, sur son poste de travail.

La notion « d’espace privé » peut également être rapprochée de celle « des environnements personnels d’apprentissage » (EPA). Les EPA ont été définis comme une approche de l’apprentissage, assisté par les technologies basées sur les principes d’autonomie et d’auto capacitation de l’apprenant. Ces environnements comprennent des méthodes, des outils, des communautés et des services qui constituent des infrastructures d’apprentissage que les apprenants utilisent pour diriger leur propre apprentissage et leurs objectifs éducatifs. Buchem, Attwell et Torres (2011) décrivent les EPA d’un point de vue technologique et pédagogique :

1. comme un artefact numérique que les élèves peuvent personnaliser selon leurs intentions d’apprentissage ;

2. comme l’acquisition des compétences techniques, sociales et collaboratives selon les manières d’apprendre de chaque élève.

Dans notre recherche, nous faisons référence aux EPA tant comme objet technique (Buchem, Attwell et Torres, 2011) que comme dimension psychosociale (Väljataga et Laanpere, 2010). Au sein de l’environnement personnel d’apprentissage (EPA) l’élève dispose d’instruments de travail collectifs, mais il a aussi besoin d’un espace privé qui va lui permettre de construire son activité cognitive avant de la partager et de la confronter aux autres membres du groupe.

Les activités qui favorisent la coordination d’un espace privé et d’un espace collectif ne sont pas nouvelles et nous pouvons en trouver un exemple dans la « méthode puzzle » (Aronson, Blaney, Sikes, Stephan et Snapp, 1987), qui vise à créer une interdépendance entre les élèves en leur demandant de travailler individuellement pour ensuite partager leurs connaissances avec les autres. D’après

les auteurs cités précédemment, ce type de scénario permet de favoriser la collaboration. Johnson et Johnson (2001) ont identifié d’autres méthodes d’apprentissage coopératif, comme par exemple : l’apprentissage ensemble, l’enquête de groupe, l’individualisation assistée par les équipes ou équipes-jeux- tournois.

Dans la littérature d’analyse des processus de coopération, les travaux de Jonassen et Kwon (2001) soulignent les différences existantes dans la communication par rapport au niveau de complexité de la tâche : l’aide apportée par l’enseignant, le nombre de solutions possibles, les ressources disponibles pour la résolution de problèmes, etc. Prenant en compte les caractéristiques de la tâche, le profil des élèves et le contexte d’apprentissage, Rummel, Deighlmayr, Spada, Kahrimanis et Avouris (2011) soulignent que l’on peut trouver davantage d’impact sur les apprentissages lorsque l’on propose une activité de travail en groupe que si elle est uniquement individuelle. Quant à la relation apprenant-groupe, Henri et Lundgren-Cayrol soutiennent que le groupe « participe comme source d’information, comme agent de motivation, comme moyen d’entraide » (2001, p.42). Le groupe est aussi le lieu d’interaction pour la construction collective des connaissances. Au sein de l’activité collaborative s’introduit, d’une part, le caractère individuel et réflexif de l’apprentissage, et d’autre part, son ancrage social en le raccrochant aux interactions de groupe. C’est pourquoi la manière dont le groupe gère ses interactions est essentielle selon qu’elle permet, ou non, cet ancrage social et personnel des arguments individuels.

Les recherches de Shih, Nguyen, Hirano, Redmiles et Hayes (2009) montrent l’intérêt des travaux collectifs en milieu scolaire grâce à la comparaison des travaux fait en groupe et des travaux faits avec la technique du « groupe nominal » (Delbecq et al., 1975). Cette technique consiste à faire travailler chaque membre du groupe séparément en réfléchissant seul, sans communiquer avec les autres pour ensuite regrouper et fusionner les idées au sein du groupe. Pour ces auteurs, cette technique de travail individuel permettrait d’éliminer le blocage de production d’idées et d’appréhension d’évaluation que l’on peut retrouver lorsque l’on propose un travail de groupe. Grossman (1984) utilise le terme de « jugement différé » pour faire référence au fait que la sélection des idées du groupe se fait une fois achevé le processus de génération des idées individuelles. Plus de 50 études ont été faites sur

la technique de « groupe nominal », notamment par Connolly, Routhieaux et Schneider (1993), et Mullen, Johnson et Salas (1991), qui montrent que les groupes qui ont travaillé dans un espace individuel et collectif ont généré beaucoup plus d’idées nouvelles que les groupes qui ont seulement travaillé en collectif (Dennis et Valacich, 1993). En effet, quand Nonnon (dans Deaudelin et Nault, 2003, p. 125) présente le travail en groupe (les élèves n’ont pas un temps de travail individuel préalable au temps de travail en groupe), il affirme qu’« iI est peu probable que les apprenants puissent adopter des positions argumentatives stables par rapport à des connaissances qui, par hypothèse, sont en cours d’élaboration. » En ce sens, nous pouvons imaginer que le temps de travail individuel préalable au temps de travail en groupe, permet de développer des arguments à utiliser lors des processus de négociation avec le groupe. Ce temps de travail individuel préalable est complexe. S’il permet de développer des arguments, il semble qu’il puisse aussi installer des convictions plus difficiles à faire évoluer au cours de la collaboration.