ET L’EMPRISE IRRÉGULIÈRE
Section 2 L’emprise irrégulière
Confondue à l’origine avec la voie de fait, l’emprise irrégulière a connu une évolution
jurisprudentielle qui a engendré sa définition (I) et spécifié ses conditions (II) et ses effets (III).
I- Origine et définition de l’emprise irrégulière
A- Origine de l’emprise irrégulière
D’après Eugène DESGRANGES177, les limites de l’emprise irrégulière commencent à
apparaître à la fin du XIXème siècle pour deux raisons principales : la première est que la
théorie de l’emprise est liée de façon intime à l’idée que l’autorité judiciaire est gardienne de la propriété et le législateur avait voulu protéger d’une manière spéciale la propriété
privée et « la garantir dans la compétence judiciaire ». La seconde raison est la
174
CEL, 22 janvier 1963 rec.adm. 1963 p.135
175175
CEL, 1 août 1963 rec adm. p.45 et 14 février 1967 rec.adm. 1967, p.122 et 29 juin 1998 RJA n15-I p.609
176
Cass lib, 27 mai 2010, CASSENDRE 2010, p.857
177
99
naissance d’une nouvelle législation qui a permis la main mise temporaire de
l’administration sans nécessiter une expropriation178.
La jurisprudence décidait déjà qu’en cas d’occupation indéfinie d’une propriété par
l’administration « il n’appartient qu’à l’autorité judiciaire de connaître de ladite demande179», et qu’il revient aux tribunaux judiciaires de régler l’indemnité pour diminution permanente de la force motrice d’une usine lorsque les travaux
dommageables sont postérieurs à la loi du 8 mars 1810180. La jurisprudence
reconnaissait ainsi à l’autorité judiciaire la compétence pour connaitre de la prise par
l’administration de tout ou partie d’une propriété pour une occupation effective et définitive et plus tard elle lui accorde la compétence à raison de toute occupation, même
temporaire à condition qu’elle constitue « une dépossession effective » de tout ou partie de la propriété181 .
Mais on ne peut parler de la terminologie proprement dite de l’emprise qu’avec l’arrêt
« ESTABLE » rendu par le Tribunal des Conflits le 28 novembre 1891182, où il affirme que «si le Tribunal civil est compétent pour connaitre des indemnités dues pour faits de dépossession, il appartient à l’autorité administrative de statuer sur le règlement des
dommages causés à « ESTABLE » par ceux des travaux dont l’exécution n’a point
nécessité d’emprise sur la propriété dudit « ESTABLE », d’où il suit que l’arrêté de conflit
est fondé sur ce dernier point. Cet arrêt fut suivi par deux autres à savoir,
l’arrêt « L’HOSPITALIER »183 et l’arrêt « Dame LACOSTE ». Avec ce dernier l’emprise fut
un principe définitif appliqué depuis par la jurisprudence.
178
A titre d’exemple, la loi du 18 juillet 1885 relative à l’installation des lignes téléphoniques et du télégraphe, et la loi du 29 janvier 1812 qui a permis à l’administration la main mise temporaire sur les propriétés privées pour accomplir les travaux publics.
179
CEF, 6 mars 1848, LE MINTER de LECHELEC, rec. p.128
180
CEF, 18 avril 1835, DIETSCH, S1835-II-503
181
TCF, 12 novembre 1881, PEZET, rec. p.883 et TCF, 13 décembre 1884, NEVEUX, rec. p.910
182
TCF, 28 novembre 1891, ESTABLE rec. p.713
183
100
B- Définition de l’emprise irrégulière
Partant de l’application jurisprudentielle, la doctrine définit l’emprise comme « le fait de
l’administration de déposséder un particulier d’un bien immobilier, légalement ou illégalement, à titre temporaire ou définitif, à son profit ou au profit d’un tiers184 ».
La doctrine libanaise définit l’emprise irrégulière comme étant la main mise sur une
propriété privée d’une façon temporaire ou définitive contrairement à la loi. Dans ce cas la compétence est judiciaire strictement pour statuer sur les dommages-intérêts. L’emprise régulière serait la main mise de l’administration sur la propriété privée d’une façon temporaire ou définitive conformément à la loi185et le Conseil d’Etat reste compétent pour statuer sur les demandes de dommages-intérêts.
De ces définitions, on peut dire que l’emprise est irrégulière lorsque l’administration
effectue une main mise sur une propriété privée contrairement aux textes de lois et règlements, et par ailleurs la compétence est judiciaire pour toute demande de dommages-intérêts.
En revanche, le juge judiciaire est compétent pour octroyer des dommages-intérêts, lorsque l’administration effectue une main mise sur une propriété privée contrairement aux stipulations législatives ou réglementaires, et l’emprise est alors irrégulière.
II- Conditions de l’emprise irrégulière
Pour qu’il y ait emprise irrégulière trois conditions cumulatives doivent être réunies : Il faut qu’il y ait prise de possession: il n’y a emprise que s’il y a eu prise de possession par l’administration. C’est ainsi que pour la jurisprudence, un trouble de jouissance ne
constitue pas une emprise irrégulière186. Il y a prise de possession et par conséquent
emprise irrégulière lorsque l’administration occupe une propriété privée immobilière
contrairement aux lois187, soit pour militer contre les mouvements révolutionnaires soit
184
Lexique des termes juridiques op.cit p.244
185
CHIDIAC J, La règle de compétence dans les théories de l’emprise et de voie de fait, rec. adm., 1962, p.11 et s
186
TCF, 24 décembre 1904, Consorts MONTLAUR rec. p.888 et CEF, 13 novembre 1953, VIDAL, RFDA 1954 n6
187
101
pour construire des camps pour les refugiés188, ou encore faire passer les véhicules de
l’administration sur des propriétés immobilières privées189 ou encore en cas de dépossession des droits par une concession190.
Il faut que la dépossession irrégulière porte sur une propriété immobilière privée : selon la
jurisprudence, la théorie de l’emprise irrégulière ne saurait jouer pour la propriété
mobilière, ni même pour un simple droit réel immobilier et des servitudes191. S’il arrive
que la dépossession soit à la fois immobilière et mobilière, le juge administratif et le juge judiciaire pourront connaître respectivement de la catégorie de dommages les concernant192, et si l’opération s’avère indivisible le juge chargé de statuer sur la
dépossession principale serait le juge compétent193.
L’emprise doit être réalisée irrégulièrement: l’emprise suppose l’existence d’une certaine irrégularité commise par l’administration. Sur ce point, il y avait eu certaine hésitation
dans le droit positif français. La doctrine, et même une certaine jurisprudence, ont parfois
défendu une conception extensive de l’emprise en estimant que la compétence judiciaire devait être retenue même lorsque l’emprise avait été régulière. Le Conseil d’Etat français condamne expressément cette position au profit d’une conception plus restrictive par son arrêt « WERQUIN » rendu le 15 février 1961194 où il affirme que « la réquisition de
l’immeuble appartenant au sieur WERQUIN n’a pas présenté le caractère d’une emprise irrégulière sur la propriété privée immobilière, qu’ainsi le litige est relatif au paiement
d’une dette d’une commune née d’une opération de puissance publique, qu’en l’absence de texte spécifique attribuant compétence à l’autorité judiciaire, un tel litige relève du juge
188
CEF, 8 février 1956, CHANRELLE, rec. p.16
189
TCF, 14 novembre 1938, BAUDEAN, S 1940 -III p.20
190
CAA Nantes, 4 février 2011, Commune du Tablier, n09NT0194, inédit au recueil LEBON
191
TCF, 6 juillet 1981, JACQUOT/Commune de MAISCE, rec. p.507, mais il faut signaler que la jurisprudence a appliqué la théorie de l’emprise irrégulière à des droits réels immobiliers autre que le droit de propriété par exemple dans le cas d’une concession dans un cimetière, CEF, 22 avril 198, LASPORTE et TCF, 4 juillet 1983, rec. p.539, c’est l’affaire LASPORTE du 22 avril 1983 où le Conseil d’état a attribué à la juridiction judiciaire la compétence pour connaitre un litige opposant le titulaire d’une concession funéraire à une commune de fait que celui-ci serait consenti à l’inhumation des deux corps de personnes étrangères à la famille du fondateur de la concession en spécifiant que le maire en dépossédant M.LASPORTE des droits, dont il poursuivit sur sa concession funéraire perpétuelle, a commis une emprise irrégulière dont il n’appartient qu’aux juridictions judiciaires de connaitre, dans le même sens, TCF, 4 juillet 1983, FRANCOIS, rec. p.539
192
CEF, 30 juillet 1949, Dame DEPALLE précité, rec. p.411
193
TCF, 26 juillet 1950, PONZEVERA, rec. p.649
194
102
administratif ». Ainsi, la compétence judiciaire n’est retenue que dans l’hypothèse de l’emprise irrégulière où l’acte serait entaché d’une irrégularité195.
Après avoir déterminé les conditions de l’emprise irrégulière, il convient d’en tirer les
conséquences.
III- Effets de l’emprise irrégulière
C’est au niveau des conséquences que la notion de l’emprise irrégulière se distingue de
la voie de fait. Ces deux « fausses jumelles », l’une plus maigre et faible (l’emprise irrégulière) que l’autre (voie de fait), font appel au principe commun selon lequel le juge judiciaire est le protecteur naturel de la propriété privée. La première est plus maigre
puisqu’elle est limitée aux seules dépossessions immobilières et plus faible puisqu’elle
nécessite seulement une simple irrégularité et non une irrégularité grave. En outre la
compétence du juge judiciaire est moins étendue que dans le cas de la voie de fait. C’est ainsi que le juge judiciaire ne peut apprécier lui même l’irrégularité qu’à la base de
l’emprise. Il doit surseoir à statuer et renvoyer, par le jeu d’une question préjudicielle au
juge administratif196. De plus, le juge judiciaire ne peut en aucune manière adresser des
injonctions à l’administration pour faire cesser l’emprise et il revient au juge administratif
de constater l’existence de l’emprise irrégulière197.
En effet, les tribunaux de l’ordre judiciaire ne peuvent ordonner l’expulsion du service occupant une propriété privée. Ils ne peuvent ni faire cesser l’emprise irrégulière ni
adresser des injonctions, ni prononcer des astreintes à l’égard de l’administration. Ils ne
peuvent pas interrompre l’exécution de travaux publics sur les terrains occupés
irrégulièrement.
Enfin, le juge judiciaire est compétent pour fixer l’indemnité résultant des dommages
subis du fait de la dépossession et le juge apprécie non seulement l’indemnité de dépossession proprement dite, mais aussi l’indemnité qui est due à l’occasion des
195
Pour une jurisprudence abondante voir TCF, 3 novembre 1958, Dame de CHABARET, rec. p.289 et 19 mai 1958. LEBERT AJDA 1958, § 414 et CEL, 3 mars 1998, MEHDI, RJA 1999 p.358
196
TCF, 30 juin 1949, NAGIER D 1949-III p.394 et Cass. Lib. 7 janvier 1969, rec. BAZ n17 p.257 et Cass, 21 avril 1958, Maret DUTERTRE, action pénale 1958 n418
197
CAA Bordeaux, 12 juin 2003, Claudine X/Electricité de France-Gaz de France n98BX00291 inédit au recueil LEBON
103
préjudices accessoires qui résultent des divers comportements fautifs de
l’administration198.