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Les facteurs influant la raison d’être de la voie de fait

Les premiers facteurs susmentionnés se résument par les critiques déjà formulées au début du XXème siècle par la doctrine, et qui sont reprises et développées par les juristes contemporains. Ces auteurs (DEBARY, BECKEL, FOURNIER, BRAIBANT, LECLERQ)344 avancent des facteurs qui postulent le déclin de la théorie de la voie de fait.

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Le premier facteur est historique : en effet, la voie de fait a été utile historiquement surtout

dans les périodes troublées. A l’heure actuelle, ce rôle serait terminé, les choses s’étant

normalisées.

Le second facteur se situe au niveau des incertitudes de compétence que soulèvent la théorie de la voie de fait. En effet, le juge des conflits considérait que le principe de séparation ne peut pas être complètement écarté et que tout texte contraire à ce principe de séparation doit être interprété restrictivement. Le Tribunal des Conflits avait ainsi décidé dans son arrêt Dame de LA MURETTE en 1952 que la compétence judiciaire devait être retenue contre les agents publics et non pas contre l’Etat.

D’un autre côté, une condamnation de la théorie de la voie de fait a été prononcée par le commissaire du gouvernement FOURNIER dans ses conclusions pour l’arrêt

VOSKRESENSKY345. Il faut rappeler pour comprendre la thèse soutenue par M.

FOURNIER les dispositions de l’article 136 du code de procédure pénale, substituée à

l’ancien article 112 du code d’instruction criminelle. Ce texte prévoit qu’en cas d’atteinte

réprimée pénalement à la liberté individuelle ainsi qu’à la sûreté personnelle et à

l’inviolabilité du domicile, les tribunaux judiciaires sont toujours exclusivement compétents pour statuer civilement même si c’est l’administration qui est poursuivie.

C’est avec ce fondement tiré des dispositions de l’article 136 que M. FOURNIER considère que la théorie de la voie de fait est aujourd’hui en grande partie dépourvue

d’intérêt : les dispositions de l’article 136 suffisent à établir la compétence judiciaire dans le cas d’atteinte à la liberté individuelle. Il n’est point besoin de recourir à la théorie de la voie de fait.

A cela, d’autres auteurs ajoutent que la théorie de l’emprise irrégulière permet de justifier la compétence judiciaire lorsqu’il y a atteinte à la propriété immobilière, ce qui conduit à conclure qu’un jour les atteintes aux libertés individuelles, au droit de propriété privée et à la propriété immobilière devraient rentrer dans la compétence du juge administratif.

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Au niveau doctrinal, l’appel le plus fort à l’abandon de la théorie de la voie de fait a été fait par le professeur René CHAPUS346 lorsqu’il affirme que la voie de fait « c’est la folle du logis, présente là où on l’attend le moins et perturbatrice au-delà de l’acceptable » et le Tribunal des Conflits « trop souvent sollicité, ne parvient guère, cependant à ramener

dans le droit chemin … Est ainsi suscitée une situation de dérapages désordonnés qui

contrastent fortement avec le calme qui entoure la tranquille notion d’emprise irrégulière

et qui devrait suffire à justifier que ce grand premier rôle de la scène juridique soit admis à la retraite ». Cet appel du professeur René CHAPUS est devenu comme le b.a.-ba. de

tout article relatif à la notion de voie de fait. Rien n’est plus expressif que de qualifier cette

théorie de perturbatrice au-delà de l’acceptable et qu’il est temps qu’elle soit admise au

repos précédant la disposition définitive.

Un troisième facteur supplémentaire, est relatif à la personne du juge administratif, longtemps perçu comme le juge de l’administration après avoir été son conseil à la période de Napoléon ; certains auteurs comme Maurice HAURIOU complétaient cette explication en disant que la compétence administrative était un véritable privilège de

l’administration et que ce privilège devait lui être retiré lorsqu’elle avait méconnu trop gravement le droit. A notre sens, cet argument ne résiste plus à l’heure actuelle. En effet, l’histoire de la jurisprudence française apprend que le juge administratif a montré une impartialité absolue dans ses arrêts et n’a jamais hésité à annuler tout acte, tout

agissement illégal de l’administration en vue de préserver les droits des individus. Il suffit

d’ailleurs de faire une lecture des arrêts rendus au niveau du référé-liberté. Le juge administratif a prouvé une justice parfaite, une neutralité absolue ainsi qu’un rôle énormément protecteur des libertés individuelles dans le cas de l’existence d’une atteinte

grave et illégale.

D’ailleurs, le juge administratif avait déjà, il y a un demi siècle, tenté de démontrer son

aptitude en se reconnaissant compétent dans certaines hypothèses qui paraissaient constitutives, cependant, d’authentiques voies de fait. L’arrêt SARL Editions du Témoignage Chrétien347 en est une parfaite illustration. Il s’agissait en l’espèce de

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CHAPUS R, op.cit p.852

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l’hebdomadaire Témoignage Chrétien qui avait fait l’objet d’une saisie sur une décision préfectorale annulée par le Tribunal administratif de ROUEN. L’administration fit appel de sa condamnation à dommages-intérêts. Le Conseil d’Etat s’est reconnu implicitement

compétent pour apprécier la responsabilité, alors même que la compétence administrative est difficilement explicable dans cette espèce, la notion de voie de fait aurait dû être reconnue. Nicole QUESTIAUX, commissaire du gouvernement avait admis,

dans ses conclusions, l’existence d’une voie de fait (c’est la jurisprudence Action

Française). Certains ont justifié la position du Conseil d’Etat pour des considérations d’opportunité ou d’équité. Le juge administratif a statué car il aurait voulu éviter au

requérant de s’adresser à un nouveau juge, étant donné que la procédure avait déjà pris

presque dix ans. D’autres ont pu penser qu’il y avait un déclin, voire même un abandon

de la théorie de voie de fait. Le professeur René CHAPUS cite aussi l’arrêt préfet de

police contre BENSALEUR du Tribunal des Conflits348 et en affirmant que peut-on espérer que [ledit arrêt] « qui intéresse aussi la voie de fait et rappelle qu’elle est une

notion strictement définie provoquera un retour à la sagesse »349. D’après l’éminent

auteur, il y a là un apport important et remarquablement intéressant du Tribunal des Conflits à la détermination de la compétence constitutionnellement réservée au juge

administratif. Il s’agissait dans cette espèce d’un navire qui avait fait escale dans un port

français. L’autorité administrative française a pris contre deux de ses passagers de nationalité marocaine une décision de refus d’entrée sur le territoire national, et les a

maintenus à bord de ce bateau. Ces derniers ainsi que l’entreprise de transport maritime

exploitant le navire, ont contesté, devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Paris, cette « consignation » à bord et demandé qu’il soit fait injonction à l’autorité administrative de les laisser débarquer dans la zone d’attente maritime prévue

par l’article 35 de l’ordonnance du 2 novembre 1945. La juridiction des référés estime qu’une voie de fait avait été commise et rejette le déclinatoire de compétence déposé par

le préfet de police de Paris.

Le Tribunal des Conflits déclare dans un considérant principal qu’aux termes de l’article

136 du code de procédure pénale « … dans tous les cas d’atteinte à la liberté

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TCF, 12 mai 1997, Préfet de police/BENSALEM et TAZNARET rec. p.328

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individuelle, le conflit ne peut jamais être élevé par l’autorité administrative et les

tribunaux de l’ordre judiciaire sont toujours exclusivement compétents. Il en est de même dans toute instance civile fondée sur des faits constitutifs d’une atteinte à la liberté individuelle ou à l’inviolabilité du domicile prévue par les articles 432-4 à 432-6 et 432-8 du code pénal », que ces dispositions qui dérogent au principe de séparation des

autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, ne sauraient être interprétées comme autorisant les

tribunaux judiciaires à faire obstacle à l’exécution des décisions prises par l’administration

en dehors des cas de voie de fait ; que le pouvoir d’adresser des injonctions à l’administration qui permet de priver les décisions de celle-ci de leur caractère exécutoire, est en effet de même nature que celui consistant à annuler ou à reformer les décisions

prises par elle dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique … dont l’exercice relève de la seule compétence de la juridiction administrative, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire … que pour suite, et à les supposer même illégales, les mesures prises en l’espèce … n’étaient pas manifestement

insusceptibles d’être rattachées à un pouvoir appartenant à l’administration ». On peut ajouter le facteur législatif avec la loi du 30 juin 2000 qui a institué le référé-liberté, conférant au juge administratif le pouvoir de prendre des mesures pour sauvegarder une liberté fondamentale. Et le Conseil d’Etat a précisé par son arrêt précité Commune de CHIRONGUI que cette compétence du juge administratif joue même en cas d’existence

de voie de fait.

Ces facteurs doctrinaux, jurisprudentiels et législatifs, à notre sens, ont perturbé, d’une manière ou d’une autre, les soubassements de la théorie de voie de fait. Mais il faut dire que cette perturbation n’a pas provoqué un bouleversement de la notion de voie de fait.

Ce n’est qu’avec l’arrêt M. BERGOND/Société ERDF ANNECY LENON qu’on peut parler d’une véritable remise en cause de cette théorie.

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